- Chapitre 53 -

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Mercredi 5 mai 2021, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Valentina poussa sur les portes de la cantine avec force, les dents serrées. Elle s’efforça de garder les yeux secs tandis qu’elle traversait la cour. Il faisait beau, des élèves vaquaient çà et là sur l’asphalte. Elle ne devait surtout pas pleurer, encore plus en présence des Réguliers de sa classe. Installés en vautours autour d’une table de pique-nique, ils la suivaient des yeux, sûrement conscients de son visage crispé, de son allure précipitée.

Elle ne rentra pas au Centre pour s’enfermer dans sa chambre. Elle remonta la cour vers le sud avant de bifurquer à gauche. Peu d’élèves se rendaient là-bas, malgré la présence de bancs et de tables pour s’installer. Les locaux de l’administration donnaient sur cette partie de l’École et les employés chassaient automatiquement les attroupements adolescents. Ils faisaient des exceptions pour les élèves solitaires, venus se recentrer sur eux-mêmes pour quelques minutes.

Valentina ralentit le pas en constatant que le banc où elle allait s’asseoir était déjà occupé. Elle poursuivit tout de même son chemin et s’y laissa choir sans un mot. Son voisin tourna un regard éteint dans sa direction. Ses yeux sombres s’éclairèrent quelque peu en la reconnaissant.

— Tina.

— Salut.

Elle se retint à temps de demander à Ryu si ça allait. Sa réponse aurait été soit un mensonge, soit un euphémisme.

— Je te dérange pas, hein ?

— Non, la rassura Ryusuke avec un pâle sourire. Tu me cherchais ?

— Pas spécialement, avoua Tina en serrant ses mains ensemble. Je… voulais m’isoler.

Ryusuke hocha lentement la tête en étudiant l’expression de son amie. Ses yeux à la couleur étonnante étaient troublés. Et ses mâchoires serrées indiquaient qu’elle ne voulait pas laisser ce trouble devenir une réelle souffrance.

— Tu penses à Jim ? (Comme l’adolescent acquiesçait faiblement, Valentina soupira.) Je suis là à peu près pour la même chose.

Étonné, Ryusuke glissa un regard dans sa direction. Mia et Valentina avaient été touchées par le départ précipité de Jeremy, mais loin d’être aussi affectées que Ryusuke.

— Pour Mia, précisa la jeune fille en grimaçant un sourire.

— Mia ? Elle va pas bien ?

Tina fronça les sourcils, le menton plissé, les yeux plus troublés encore.

— Ben, tu sais, son départ… Je sais pas comment je vais faire sans elle. À la rentrée prochaine. Je suis à l’École avec elle depuis le début, alors…

— Mia part ?

La stupéfaction dans la voix de Ryu fit relever le cou à Tina. Le froid envahit sa poitrine.

— Elle… t’a pas dit ? (Comme il niait de la tête, médusé, Valentina posa les mains sur son visage.) Oh non, je suis désolée, Ryu. Je pensais… enfin, comme vous êtes… je pensais qu’elle te l’avait dit.

— Elle m’a rien dit, souffla Ryusuke d’un ton rauque.

Gênée, Valentina retira les mains de son visage pour observer son ami.

— Je suis vraiment désolée. Comme vous… avez l’air de bien vous entendre, je pensais qu’elle t’en avait parlé avant moi.

— Bien nous entendre ? (Comme le rouge gagnait les joues de sa camarade, Ryu demanda :) Tu pensais qu’on était amoureux ?

Valentina ne put s’empêcher de sourire. Il avait une façon si innocente de le dire.

— Oui. (Elle se ratatina sur le banc, embarrassée.) Mais je suis trop nulle pour ça.

Ryusuke lâcha un petit rire en broyant ses mains l’une contre l’autre.

— T’inquiète, moi aussi. (Il se tourna de nouveau vers son amie, l’air sérieux.) Et Mia, pourquoi elle s’en va ?

— Une décision commune entre l’École et elle. Ça fait des mois que Mia me dit que sa famille lui manque, qu’elle voit pas assez son petit frère, que Noël et les grandes vacances suffisent pas… Et y’a pas que ça. Tu as dû voir, mais… elle est pas très douée en EPSA.

— Je vais pas lui lancer la pierre.

— M. Cross a discuté plusieurs fois avec elle depuis le début de l’année. Mia reconnaît elle-même qu’il y a trop d’activités physiques dans le cursus, qu’elle arrive pas à suivre. Et que ça lui plaît pas vraiment, en fait. Alors, elle a parlé avec le directeur et ses parents… et tout le monde s’est mis d’accord. Elle retourne en Irlande à la fin de l’année scolaire et reviendra pas.

Ryu prit le temps d’encaisser. Puis il tendit le bras pour toucher le poignet de son amie.

— J’avais remarqué qu’elle était pas à l’aise en EPSA, souffla Ryusuke d’un air désolé. Mais… je me disais qu’elle pourrait passer en cursus général et éviter de partir de l’École.

— Je pensais aussi. Mais sa famille lui manque trop. Elle veut rentrer.

Estimant qu’il n’y avait rien de plus à dire, à faire, Ryu resta silencieux en serrant plus fort la main de Valentina. Elle lui rendit l’étreinte sans un mot.


Le soleil les réchauffait tous deux. Ils s’étaient lâchés et, chacun installé à une extrémité du banc, ils laissaient le vent et les exclamations lointaines de la cour les bercer d’une étrange mélancolie. Ils pensaient tous les deux à leurs amis, déjà loin ou s’apprêtant à partir.

— Heureusement qu’il y a encore Kaya et Jason, souffla Valentina avec un sourire tordu.

— Tu l’as dit, grimaça Ryusuke avant de soupirer lourdement. C’est l’anniversaire de Thalia, la petite sœur de Jim, aujourd’hui. Ils vont le fêter cet après-midi. Je crève d’envie d’y aller et, en même temps…

— Sans Jeremy, c’est pas la même chose, comprit Tina en lui jetant un regard compatissant. Il doit te manquer. Surtout qu’il est parti sans rien dire…

Ryu pinça les lèvres en observant les rayons du soleil se refléter sur le toit du gymnase en face.

— C’est ma faute. Si on s’était pas disputés, il m’aurait sûrement parlé de son plan. Ou il m’aurait dit à quel point ça le pesait… Je pense que j’aurais pu l’empêcher de partir.

Valentina croisa le regard de son ami et grimaça. La colère se disputait à la culpabilité sur les traits de Ryu. Elle se rapprocha de lui pour lui serrer l’épaule.

— Ryu, tu peux pas savoir. C’est toi qui connais le mieux Jim, mais… il était tellement secret. Peut-être que même sans vous disputer, il serait quand même parti. On… on connaît jamais vraiment les intentions des gens.

— Je m’en veux quand même, la rabroua sèchement Ryusuke en échappant à sa poigne.

Surprise par le changement d’attitude, Tina ne réagit pas tout de suite. Il était d’ordinaire si calme, si maître de lui-même… À quel point l’absence de Jim lui pesait-elle pour qu’il en perde le contrôle ?

— Tu nous as jamais dit pourquoi vous vous étiez disputés, souffla l’adolescente après coup.

Le visage de Ryusuke se marqua un peu plus. Ses épaules se tendirent sous le tissu de sa chemise.

— Parce que je l’ai embrassé sans lui demander son avis.

La réponse, brute, sèche, laissa Valentina coite. Son ami se tourna vers elle et durcit son expression.

— Je sais ce que tu t’imagines. Que j’aurais pas dû, que c’était complètement stupide et insensé.

— Non, je…

— Je sais que j’aurais pas dû tomber amoureux de lui. Tant pis, trop tard.

L’âpreté de sa voix n’était pas destinée à Valentina. Cette dernière ouvrit plusieurs fois la bouche sans pour autant dire quoi que ce soit. Des fourmillements avaient envahi ses membres. Elle explora du regard les environs à la recherche d’une réponse et n’en trouva pas.

— Ryu, t’as pas choisi, se décida-t-elle à déclarer après d’interminables secondes de silence.

— Un peu, quand même, répliqua-t-il avec un rire moqueur, toujours pas à destination de Tina. J’aurais pu choisir quelqu’un d’autre sur qui jeter tous mes sentiments. Après la mort de mon oncle… si la mère et la sœur de Jim avaient été là… avec Dimitri… peut-être… que ça aurait été différent. Peut-être pas. Peut-être que je serais quand même tombé amoureux du garçon qui me considère comme son frère.

Valentina ne put s’empêcher de grimacer. Pour elle, Jim et Ryu avaient été la face d’une même pièce. Diamétralement opposés, mais intrinsèquement unis. Par des liens qu’elle-même avait considérés comme amicaux, voire familiaux. Pas le même sang, mais la même âme. Elle n’avait pas remarqué que Ryusuke voulait y ajouter du cœur.

— Tu dois avoir tellement mal, chuchota-t-elle en baissant le cou. Je suis désolée pour toi.

— J’essaie d’oublier, de passer à autre chose… (Les paroles que Dimitri lui répétaient depuis des mois semblaient plus vides de sens que jamais.) En temps normal, j’y arrive. J’ai dépassé la mort de mon oncle. Mais là… c’est dur. On passait notre temps ensemble, avant. Maintenant…

Valentina lui serra gentiment le bras.

— Ça finira par passer… j’espère. Tu es fort, Ryu, je le pense vraiment.

Touché, il lui rendit le geste avant de se détourner, les yeux piquants. On ne lui avait pas souvent dit qu’il était fort. Sérieux, appliqué, bien élevé, attentionné, oui. Mais fort ?

Fort était une première. Et elle faisait du bien.


Une odeur de cuisine envahissait le deuxième étage de l’immeuble. Yeux dans le vague, Alex fouillait sa poche à la recherche de ses clefs. Qu’est-ce que Lauren avait cuisiné ? Le vendredi, ils finissaient tous les deux à midi et préparaient le déjeuner à tour de rôle.

Les effluves se firent plus insistants une fois la porte ouverte. Alexander renifla exagérément puis soupira. Décidément, il avait un mauvais nez. Lauren le charriait tout le temps à ce propos. Une fois ses baskets rangées, il ôta sa veste puis déboutonna sa chemise. Les réunions s’étaient enchaînées ce matin, bien trop barbantes à son goût. Il préférait le terrain, l’action, les recherches, les pistes, les interrogations… Le blabla ne l’intéressait pas. Pas alors qu’il y avait encore tant de crimes et d’injustices à régler en ville.

— Alex ?

Lauren apparut à l’angle de la cuisine, sa chevelure acajou glissée sur une épaule. Ses rondeurs adoucissaient son visage anguleux et mettaient en relief sa silhouette en sablier. Elle portait sa bague de fiançailles en pendentif.

— Désolé pour le retard, lança-t-il en traversant le deux-pièces pour rejoindre la jeune femme dans la cuisine. Il y a eu un accident sur le périph’.

Il l’embrassa rapidement avant de se pencher au-dessus de la poêle.

— Risotto, déclara Lauren en venant s’appuyer contre lui. Ça fait un bail.

— Mais tu es là depuis longtemps ? s’étonna son fiancé en fronçant les sourcils. Faut du temps pour préparer ce plat.

Elle rit sous cape puis se dirigea vers le réfrigérateur. Elle tira du congélateur un sac en plastique pour l’agiter sous le nez d’Alex.

— C’est du surgelé. (Comme Alexander secouait la tête avec un demi-sourire, elle enchaîna :) Eh oui mon poussin, fallait pas épouser une étudiante fauchée.

Roulant des yeux, il s’approcha d’elle pour la serrer contre lui. Comme il était plutôt avare de gestes tendres, Lauren lui rendit son étreinte avec une expression inquiète.

— Encore une fois, Laure, souffla-t-il d’une voix grave, je savais à quoi m’engager en sortant avec la fille qui veut faire les études les plus longues du monde.

L’intéressée ricana, la tête sur l’épaule de son compagnon.

— Je veux juste devenir pédiatre.

— Oh et ça prend juste dix à douze ans.

Ils s’esclaffèrent ensemble puis se séparèrent. Les yeux marron de la jeune femme pétillaient.

— Heureusement que mon tendre et cher époux est là pour ramener l’argent à la maison, le railla-t-elle en s’approchant de la gazinière. Bientôt les enfants.

— Par pitié, non, gémit Alex en grimpant sur l’une des chaises hautes du bar.

Lauren sourit en surveillant son risotto. Encore en études, elle ne souhaitait pas avoir d’enfants avant plusieurs années, mais à la longue, c’était l’un de ses projets de vie. Et son compagnon ne semblait pas le partager. Encore un autre sujet sur lequel ils se chamaillaient.

— Tu seras prêt, un jour, déclara-t-elle sans préambule d’un ton sérieux.

— Je crois pas, non, répliqua-t-il d’une voix mordante. Franchement, Laure, tu as vu ce que j’ai fait de ma Recrue ? Et tu voudrais avoir un enfant avec moi ?

Sa fiancée fronça les sourcils d’un air peiné en se tournant vers lui.

— Alex… Ce qui s’est passé avec Jeremy n’est pas de ta faute. Ça fait plus de six mois, maintenant. Tu dois arrêter de culpabiliser.

L’agent de la A.A passa une main dans sa tignasse indisciplinée. Sa raison lui soufflait exactement la même chose. Mais son entêtement le poussait à se remémorer sans cesse les erreurs qu’il avait commises avec Jeremy. Celles qui avaient facilité la tâche à l’adolescent pour son petit plan.

— Je peux pas arrêter de culpabiliser, murmura-t-il après coup, tête basse. Bordel, je croise son père tous les jours au boulot. Quand je suis avec Dimitri et Ryu, il nous arrive de croiser sa mère et sa sœur. Il manque un membre à cette famille par ma faute.

Alexander garda les yeux plissés, une boule de douleur dans la poitrine, jusqu’à sentir une tape sèche sur son crâne. Il redressa le nez en grimaçant, indigné. Lauren se tenait face à lui, sa louche à la main, le visage crispé. Elle se mettait rarement en colère, mais savait aiguiser ses crocs pour faire face à l’obstination d’Alex.

— Un ensemble de facteurs très divers a conduit Jeremy à prendre un train pour sauver sa famille, grommela Lauren en croisant les bras. Ton je-m’en-foutisme et ton inintérêt pour cet ado en font partie. Tu as fait l’erreur de le prendre pour un délinquant incapable du moindre effort et tu es tombé dans le panneau en voulant te racheter. Mais, Alex, il y a tant de choses qui ont compté avant ça. Tu n’es pas responsable. Ses parents, l’École, ses amis, sa famille de fous… tout le monde a sa petite part de responsabilité. Toi aussi, moi aussi. (Comme il fronçait les sourcils, elle haussa mollement les épaules.) J’aurais pu t’amener à t’intéresser plus à lui en faisant moi-même des efforts pour mieux le connaître.

Dépité, Alexander tourna ces paroles en boucle avant de soupirer.

— Je sais que tu as raison, Lauren. Mais c’est tellement dur.

— De reconnaître que tu as tort ? se moqua gentiment Laure en se penchant vers lui.

Il grimaça un rictus désolé, ses yeux noisette brouillés de doutes.

— Dur de reconnaître ses erreurs et d’aller de l’avant.

Compatissante, Lauren déposa un baiser sur son front.

— Je sais, mon poussin. Mais je suis là. (Elle lui asséna un deuxième coup de louche.) Idées remises en place ?

— Faut bien, soupira Alex en se massant la tête.

— Ben rends-toi utile et mets la table, cher et tendre époux.

Yeux au plafond, Alexander se redressa pour chercher les couverts.

— Dire qu’on est même pas encore vraiment mariés.

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