- Chapitre 46 -

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Vendredi 30 octobre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Ryu était seul dans sa chambre, avachi sur son lit, un manga abandonné tout près de lui. Dimitri l’avait prévenu qu’il ne pourrait pas venir le chercher ce soir, qu’un rendez-vous professionnel prévu de longue date allait le retenir pour plusieurs heures. L’adolescent savait que son recruteur serait là le lendemain matin, mais passer toute la nuit dans le noir et le silence le terrifiait d’avance.

Amorphe, il releva le nez vers le lit de Jim. Il n’avait pas eu le cœur de refaire ses draps, d’épousseter son oreiller. Ils portaient encore son odeur, la trace qu’il avait dormi ici quelques jours plus tôt, la preuve que les deux garçons avaient partagé des moments ensemble.

Mais Jeremy n’était pas revenu à l’École depuis deux jours. Ryu n’avait pas encore de portable et l’incompréhension le rongeait d’inquiétude. Son ami était-il tombé malade ? Avait-il pris ses vacances en avance ?

On frappa à la porte. Ryu sursauta, soupira puis enfila ses chaussons. Mia et Valentina mettaient un point d’honneur à l’occuper le plus possible depuis sa dispute avec Jim. Ses amies n’étaient pas parvenues à lui tirer les vers du nez, mais avaient accepté de l’aider sans comprendre.

Une femme se tenait devant Ryu. Définitivement plus âgée que ses amies, plus grande et plus grave. Une femme que Ryusuke connaissait bien, une femme qui avait le regard acéré de Jim.

— Ryusuke, s’étrangla-t-elle en faisant un pas dans sa direction, puis un autre.

Il devint livide, oublia de respirer puis cligna bêtement des yeux en y sentant une marée salée. L’étreinte de la femme se referma autour de lui alors qu’il bredouillait « Ma » dans un gargouillement étouffé. Les bras fins de la mère de Jim n’avaient rien perdu de leur vitalité. Ses côtes comprimées ne l’aidaient pas à respirer, mais il se sentait en sécurité pour sangloter impunément. Alors qu’elle le berçait contre lui, Ryu se sentit étrangement reconnaissant au gargouillis qui avait bloqué sa diction. Il ne savait quel suffixe de « ria » ou « man » aurait suivi son bredouillement.


Maria le laissa pleurer tout son soûl, ne chercha pas à le déloger du creux de son cou ou à le retenir captif de ses bras protecteurs. Quand Ryu recula d’un pas, elle le relâcha doucement sans le quitter des yeux. Les traits de l’adolescent ressemblaient à la confiture de fraise que la mère de Maria cuisinait dans son enfance. Une gelée épaisse avec des bouts de reliefs ici et là. La femme fouilla machinalement son sac à la recherche de mouchoirs, essuya le visage du garçon puis le sien. Elle doutait avoir meilleure mine que lui.

Obnubilé par Maria, Ryu n’avait pas remarqué les deux hommes dans son dos. Mike le salua d’un sourire terne, mais Ethan était aussi figé qu’un mort. L’adolescent n’avait pas le cœur à lui en vouloir. Il lui semblait que son propre palpitant fonctionnait au ralenti.

— Ryu ?

Un chuchotis à peine audible, soufflé par la voix éteinte d’une enfant désemparée. Stupéfait, Ryusuke se tourna vers Thalia, qui le dévisageait de ses yeux bourrés de soulagement et de peur.

Il resta figé un moment. Puis il réalisa.

— Thalia, Thalia, haleta Ryusuke en se précipitant vers elle. Thallie.

Il tomba à genoux, l’empoigna avec brutalité et enfonça son front contre sa maigre cage thoracique. La fillette poussa une exclamation de surprise, resta un instant pétrifiée, puis se laissa faire. Elle sentait les muscles de Ryu trembler dans l’étreinte fébrile.

— Thallie, dit-il encore, comme si le prénom était une prière pour s’assurer qu’elle était bien vivante entre ses bras.

Puis il se redressa, plongea ses yeux d’encre dans les émeraudes de la fillette. Elle avait maigri, terni, mais elle était en vie. En vie. Jeremy en aurait hoqueté de soulagement.

— Il faut… commença-t-il d’une voix enrouée en se tournant vers les adultes. Il faut…

Maria l’observait en souriant, mais d’un sourire triste. Bien trop triste.

— Jeremy… chuchota Ryusuke en cherchant le soutien de Mike, qui baissa le regard. Il faut lui dire… Jeremy…

Ethan poussa soudain un petit hoquet, se détourna et s’éloigna de quelques mètres. Michael partit aussitôt après lui, l’intimant de se calmer à coups de mots rassurants. Seule Maria resta pour affronter l’effroi de Ryu. Ses yeux étaient deux lacs brouillés d’épuisement, d’angoisse éperdue, de chagrin étouffant.

— Jeremy est parti.

Elle le déclara simplement, d’une voix claire, lente. Même si elle s’affaissa en le disant, elle parvint à rester debout.

Pas Ryu.

Il s’écroula sur lui-même, sur ses jambes devenues sans os, sans muscles. Le froid avait envahi sa poitrine, sa vision avait tourné au noir et blanc. Ses oreilles ne perçurent plus un bruit, son nez ne laissa plus passer un souffle d’air.

Jeremy était parti.


De petites mains tenaces le secouaient par le col, s’agrippaient à son visage, lui tapotaient les joues. Thalia alla jusqu’à frapper son front contre le sien pour le ramener à ses côtés. Elle était toute rouge, essoufflée d’avoir crié son prénom, ébranlée de l’avoir vu s’écrouler à ses pieds.

— Jeremy… commença Thalia d’un ton haletant, Jeremy est pas mort.

Ryusuke écouta ses paroles sans les comprendre. Le froid refluait doucement de son cœur, mais il ne se sentait pas ragaillardi pour autant. Son corps tremblait encore, son souffle peinait à le maintenir en vie, son sang dégelait trop lentement.

— Il est juste parti, insista Thalia en collant son nez contre le sien. Il est pas mort.

L’adolescent cligna des yeux, repoussa doucement la sœur de son ami puis grimaça. Elle n’y était pas allée de main morte en le frappant au front – c’était apparemment de famille, les coups de boule.

— Thalia, murmura Maria en saisissant le bras de sa fille. Tu fais mal à Ryu.

Elle accepta que sa mère la redresse, mais resta plantée face à Ryu. Son menton froissé, ses lèvres pincées, ses yeux plissés… elle allait pleurer de nouveau. Exsangue, Ryusuke la dévisagea quelques secondes puis sourit. Ils lui avaient menti. Pour la préserver, lui expliquer quand elle serait plus grande.

— Ça va aller, Thallie, lui assura-t-il en se levant, encore chancelant de son coup au cœur.

L’expression de Thalia se transforma. De tristesse et de peur, elle vira à la colère. Ses pommettes rougirent, sa bouche se pinça furieusement et ses yeux luisirent de plus belle. Comment pouvait-elle tant ressembler à Jeremy avec cette moue indignée et renfrognée ?

— Tu me crois pas, lâcha-t-elle avec véhémence en se séparant de la poigne de sa mère. Mais je mens pas. Je… Jem est pas mort. Il est avec notre oncle. Il a pris notre place. Mais maman et Mike vont le retrouver. Et pa… (Elle buta sur le mot, fronça le menton et continua d’une voix pleine d’assurance malgré la peur qui la secouait de la tête aux pieds.) Et papa aussi.

Comme Ryusuke sentait son sourire se muer en rictus, incapable de feindre l’indifférence face au regard obstiné de la fillette, Maria s’approcha en lui posant une main sur son épaule.

— Oh Ryu, mon garçon, pardon, je n’aurais pas dû utiliser ce mot-là. (Comme les traits de l’adolescent se défaisaient les uns après les autres, elle l’attira vivement contre elle.) Oh mon Ryu, oh pardon, pardon, je t’ai fait croire que Jeremy était mort. Il est simplement parti, Thalia ne te ment pas. Il a échangé nos places pour nous libérer, mais il est pas mort.

Elle écarta les mèches brunes du visage de Ryu pour s’assurer de son approbation. Il était bien trop mortifié pour hocher ou secouer la tête.

— Je suis désolée. Quelle horreur, de te l’annoncer comme ça…

Il n’arrivait pas à la croire. Le sourire lui revint aux lèvres, avec des larmes cette fois-ci. De soulagement infini, d’espoir renouvelé. Puis un rire. Un rire fébrile, qui meurtrit sa gorge, chatouilla sa langue et plia ses lèvres. Il en avait mal aux joues, mal aux abdos, mais tout son être était ravi.

Jeremy était parti, mais pas mort.


Il était presque midi quand Dimitri invita Ryu à entrer dans son deux-pièces du centre-ville. Son sac-à-dos au bout des doigts, Ryusuke se traîna jusqu’au canapé, où il se laissa choir lourdement. L’odeur des falafels que son recruteur avait achetés sur le retour de l’École ne réveillait ni son appétit ni son enthousiasme. La veille, Thalia et Maria avaient passé la soirée auprès de lui, à narrer les deux mois d’emprisonnement et d’incertitudes qui les avaient tenues éloignées de leurs proches. La femme avait ensuite expliqué la nature du chantage qu’Edward avait mis en place pour amener Jim à lui. Écœuré, Ryusuke s’était désolé toute la soirée du courage et de l’idiotie de son ami. Si seulement il avait patienté quelques jours de plus, le temps que Mike et Ethan montent une opération de sauvetage.

Dimitri soupira en s’installant près de l’adolescent. Le sac de falafels posé sur la table basse devant eux embaumait la pièce. Avant que l’homme ne puisse interroger l’adolescent sur son abattement, Ryu haussa la voix :

— Tu savais ?

— De quoi ?

— Que Jim était parti.

Dimitri tourna la tête dans sa direction. Ses prunelles sombres ne brillaient pas, sa bouche disparaissait presque de désarroi dans sa barbe noire. Il posa une main sur son épaule.

— Alex me l’a dit jeudi. Je voulais te voir directement pour te l’annoncer.

— Me l’annoncer, répéta l’adolescent d’un ton acide, un sourire ironique aux lèvres.

La main de Dimitri sur son épaule l’agaça soudain au plus haut point. Il se déroba sauvagement et s’éloigna le plus possible, frustré. Pourquoi le monde semblait-il avancer si vite tandis qu’il ramait à contre-courant ?

— C’est ce qui te met dans cet état ? s’enquit son recruteur d’une voix prudente.

— Oui.

— Ryu… mon garçon, écoute, je sais que c’est difficile à gérer, que ça va être compliqué pour toi à l’École, mais on va trouver un moyen. Et puis, moi ça me dérange pas de…

— L’École ? le coupa Ryu d’un air sidéré. Tu crois que c’est ce qui m’inquiète, là, tout de suite ?

— Je me projette, expliqua l’agent en baissant les yeux, embarrassé. Mais évidemment que tu dois te sentir mal.

Les braises de l’agacement dans le sang de Ryu s’étaient muées en flammèches au cours de la discussion. Mais il pressentait que son cœur les transformerait bientôt en flambées de rage.

— Dimitri, tu comprends pas, geignit Ryusuke en levant des bras impuissants. Jim… Jeremy, c’est tout ce qui me restait après la mort de mon oncle. Tu comprends pas ce que ça fait, de le voir partir.

L’éclat sceptique qui envahit le regard de son recruteur, sa posture dubitative, jetèrent de l’huile dans le sang bouillonnant du garçon.

— C’est pas juste un ami, ajouta Ryu d’une voix fébrile. C’est pas juste mon copain, Dimitri. C’est… c’était mon seul ami jusqu’à ce qu’on devienne Recrues.

— Ryu, souffla-t-il d’un ton apaisant en se penchant vers lui. Je sais tout ça. Mais tu n’es pas seul. Tu n’es plus seul. Tu peux compter sur moi, évidemment. Tu peux aussi compter sur Maria Wayne. Elle a l’air de beaucoup se soucier de toi.

Une flèche d’irritation mêlée de déception frappa l’adolescent à la poitrine. Que devait-il faire pour que Dimitri comprenne ? Pour que tout le monde comprenne ?

— Mais je l’aime ! finit-il par s’exclamer. Je l’aime, bordel. Pourquoi vous comprenez pas ? Je l’aime et je veux pas qu’il parte.

Dimitri resta un instant figé. Puis son expression s’affaissa. Il se redressa, cligna des yeux, dévisagea sa Recrue puis s’éclaircit la gorge.

— Je sais que tu l’aimes Ryusuke…

— Non, Dimitri. Je l’aime.

Cette fois-ci, l’agent ne dit rien. Pas tout de suite. Il laissa s’écouler quelques secondes, inspira un bon coup puis se rapprocha de Ryu. Il braqua aussitôt le regard ailleurs et s’enfonça dans le canapé. Jim se serait moqué de lui. Peu importe, Ryu aurait fait n’importe quoi pour entendre son ami dire quoi que ce soit.

— Je comprends, Ryusuke, chuchota Dimitri en saisissant ses mains dans les siennes. Je comprends.

L’air circonspect de l’adolescent n’échappa pas à l’homme. Avec un air résigné, Dimitri désigna son appartement d’un mouvement de tête.

— Ryu, je vis seul.

— Et alors ? marmonna Ryusuke, qui ne comprenait pas en quoi le célibat de son recruteur avait à faire avec sa souffrance.

— Et alors je vivrai toujours seul. C’est mon choix. Enfin, plutôt, le tournant que la vie m’a fait prendre. Et que j’accepte, parce que c’est mon identité et que rien ne changera ça.

Les traits de l’adolescent s’ouvraient quelque peu, étonnés, interdits.

— Je ne voudrai jamais d’une relation amoureuse, ajouta l’homme en souriant à l’adolescent. Et avant que tu me sautes dessus à me dire que je ne comprends alors rien à tes sentiments, sache que je comprends ton désarroi, ta peur. Je sais, Ryu, je sais. Je sais ce que ça fait d’emprunter un chemin qu’on ne pensait jamais arpenter. Que nos proches ne nous voyaient pas arpenter. (Dimitri soupira bruyamment, l’air soudain plus vieux.) N’essaie pas de renier tes sentiments, tes perceptions. Tu te feras plus de mal qu’autre chose.

Dimitri lâcha les mains de Ryu, repoussa en arrière ses mèches sombres. Comment avait-il pu passer à côté de l’évidence tout ce temps ?

— Ryusuke, tu es amoureux de ton ami. (Le visage du garçon vira à l’effroi, mais son recruteur posa une main sur sa joue.) Et il y a pas de mal à ça. Tu n’as pas à t’en vouloir.

— Peut-être, murmura le garçon d’une voix défaite, apeurée. Peut-être, mais… j’ai mal. Il a pas compris. Il a pas accepté. Quand je lui ai dit. Enfin, fait comprendre. Il m’a fait du mal. Je sais que je lui ai fait mal aussi. Et ça me… ça me terrifie, Dimitri. S’il est parti… il est parti en pensant quoi ? Que je l’aimais ? Que je l’aimais plus ? Qu’on était plus amis ?

Dimitri l’écoutait sans rien dire, conscient qu’aucune parole, qu’aucun geste, ne pourraient arrêter le flot de larmes et de mots qui s’écoulaient de l’adolescent.

— Il est parti et j’ai rien pu lui dire. Rien du tout. Je voulais lui dire pardon, lui dire que… qu’on était copains quand même. Je pouvais faire la part des choses. C’est pas grave s’il m’aime pas… s’il m’aime pas comme moi je l’aime. Je voulais lui dire. Tout lui dire.

Le corps de l’adolescent semblait fondre et tendre vers l’explosion en même temps. Tout comme ses émotions.

— J’ai rien pu lui dire. Et il me manque. Et il me manque pas. Et je suis un monstre, Dimitri. Parce que je suis… un peu soulagé. Parce qu’il est plus là. J’ai plus besoin de mentir et de me cacher. Il est plus là, alors je le cherche plus des yeux. Je peux l’oublier. Penser qu’il a jamais été là. Je me sens comme une… une merde. Une sale merde qui est soulagée que son ami soit plus là.

— Ho-ho, Ryusuke, fit Dimitri en lui agrippant le visage pour le tourner face à lui. Tu n’es pas une merde. Tu te sens soulagé, car tu as l’opportunité de fuir la vérité, de fuir la conversation que tu aurais dû avoir avec Jeremy. Mais… tu ne peux pas fuir tes sentiments. Si tu les mets de côté, ils reviendront et ils te feront souffrir. Il faut que tu acceptes ce qui s’est passé, que tu es tombé amoureux.

— J’aurais pas dû, chuchota Ryu en s’abandonnant contre l’épaule de son recruteur. J’aurais pas dû tomber amoureux de lui.

— Ce n’est pas une question de bien et de mal, Ryusuke, souffla Dimitri avec un rictus désolé. Ce n’est pas une question de morale. C’est les agissements de ton cœur et rien ne peut les contrôler.

Avec prudence, il referma les bras autour du garçon. Il lui semblait si frêle contre son torse.

— On aura tout le temps d’en parler plus tard, soupira Dimitri en lui frottant le dos. En attendant, tu vas accepter d’aller mal, Ryu, tu vas me faire le plaisir d’avaler quelque chose et de te reposer. On verra ensuite, d’accord ?

Vidé de toutes ses forces, Ryu tira au plus profond de lui le courage d’acquiescer.

— D’accord.

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