- Chapitre 34 -

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Lundi 12 octobre 2020, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Michael tapotait l’écran de son téléphone dans un mouvement nerveux. L’ascenseur chuintait en descendant, mais ne comblait pas le silence assourdissant qui résonnait dans son crâne. À peine onze heures du matin et il courait déjà dans les locaux à la recherche de son partenaire. Quand il atteignit enfin l’un des étages dédiés à l’entraînement, il fonça dans les couloirs. Ethan ne lui avait pas précisé dans quelle salle il s’était rendu, une heure plus tôt. Mike jeta des coups d’œil à travers les portes entrouvertes, toqua à celles qui étaient fermées, s’excusa de déranger les agents en plein entraînement matinal. Le front luisant de sueur, il frappa contre un énième battant, puis le poussa lorsqu’on l’invita à entrer.

— Mike, s’étonna Ethan en abaissant les poings, un sac de frappe louvoyant dans les airs face à lui.

Soulagé d’avoir enfin retrouvé son coéquipier, Michael fonça vers lui au mépris de ses chaussures de ville foulant les tatamis. En nage, Ethan récupéra sa gourde pour se désaltérer avant de se retrouver nez-à-nez avec son ami.

— Tu viens jamais t’entraîner ici, lui fit remarquer Ethan avec un sourire mi-figue mi-raisin.

Il perdit sa légèreté en constatant que le visage de son partenaire ne se défroissait pas. La poitrine soulevée par sa respiration rapide, Ethan préféra se taire afin de laisser Mike lui expliquer ses tracas.

— Grace m’a transféré une photo y’a cinq minutes, expliqua Michael en brandissant son portable, le regard grave. Elle l’a reçue d’un numéro non-enregistré. Je crois que… oh, je te montre, ce sera plus rapide.

Perplexe, Ethan fit quelques pas vers le bord des tatamis pour récupérer une serviette et éponger la sueur sur son visage et sa nuque. Il agrippa le téléphone de son partenaire avec une vague d’appréhension, troublé par l’expression alarmée de Mike. Qu’est-ce que Grace, l’une de leur collègue et amie commune depuis des années, avait bien pu recevoir de si important ?

La photo montrait un message écrit à la main sur un bout de papier. Ethan dut zoomer pour déchiffrer l’inscription. L’anxiété remua ses tripes alors qu’il reconnaissait l’écriture :

« Chère Grace, je te prierais de transmettre ce mot à Michael Lohan. Il saura alors à qui le montrer. Je ne prends pas le risque de communiquer ces infos informatiquement puisque, de toute manière, j’ai été bloqué par les personnes que je souhaite joindre. Sans compter que la A.A n’a aucun rôle à jouer dans cette affaire, c’est pourquoi j’ai préféré ne pas passer par eux pour entrer en contact avec toi. Je te propose un marché plus qu’avantageux : M et T en échange de J. N’essaie pas de négocier ou d’intervertir dans cette décision, je ne la changerai pas. N’essaie même pas de la comprendre. Je te déconseille également d’en informer la A.A ou la Ghost au risque de perdre toute ta famille. J’attends ta réponse d’ici un mois. Cette période passée, ma monnaie d’échange partira dans une jolie boucle infernale dont elle ne sortira jamais.

Affectueusement, E.S. »

La nausée cueillit Ethan à la gorge sans même qu’il s’en rende compte. Les mots, écrits penchés et collés les uns aux autres comme s’ils avaient peur de se détacher individuellement, floutèrent sa vision et firent trembler ses membres. Mike lui agrippa l’épaule alors qu’il menaçait de basculer sur le côté, trop sonné par le message qui venait de l’emplir d’espoir, de haine et d’une peur viscérale.

— Ethan, murmura Mike en récupérant son portable de peur que son ami le laisse tomber par mégarde. Ethan, regarde-moi.

Les yeux ambrés de celui-ci divaguèrent quelques secondes avant de se focaliser. Mike grimaça.

— C’est évident que le véritable destinataire de ce message, c’est toi. Son auteur a fait en sorte que ce soit assez vague pour être incompréhensible en cas d’interception, mais, pour nous, il fait tout à fait sens. Et ces initiales dans la signature…

Elles correspondaient à celles d’Ethan, évidemment, mais aussi à celles d’une vieille connaissance commune. Ethan, qui était arrivé à la même conclusion, secouait la tête d’un air consterné. Comment avait-il pu ? Comment avait-il osé ?

— C’est Edward. Il a enlevé Maria et Thalia.

Son propre frère.


Une heure et demie plus tard, la cafétaria était bondée et envahie des multiples discussions du personnel en train de déjeuner. Son plateau-repas sous le nez, Mike ne parvenait pas à attaquer sa salade de pâtes froides. Pas alors qu’Ethan avait l’air à moitié mort sur sa chaise en face de lui. Les yeux béants d’incompréhension, vidé de tout énergie, son ami ne pipait mot, les mains sur ses cuisses, son assiette refroidissant inexorablement devant lui.

— Mike ! s’exclama une voix féminine dans leur dos.

Tandis que l’interpelé se retournait, Ethan ne leva même pas le nez. Et il ne bougea toujours pas d’un cil alors que deux femmes de leur âge approchaient pour s’installer à leur table. Leurs collègues ralentirent en remarquant l’air défait de l’agent et jetèrent un regard inquisiteur à Michael. Celui-ci pinça les lèvres avant de les inviter à s’installer d’un geste de la main.

— Tout va bien ?

L’une des deux femmes venait de poser une main réconfortante sur le bras d’Ethan, le tirant de son passage à vide.

— Grace, souffla-t-il en clignant des yeux, l’air hagard.

La deuxième femme observait son collègue du coin de l’œil, l’air dubitative. Même assise, son dos droit et sec la faisait paraître aussi grande qu’Ethan. Elle attira l’attention de Mike à l’aide sa fourchette et s’enquit sans gêne :

— Il a quoi, le cuisto ? Il lui manquait des ingrédients pour sa dernière invention culinaire ?

Mike se permit un demi-sourire avant de secouer la tête. Jane n’avait décidément pas la langue dans sa poche. Sa partenaire, Grace, lui fit les gros yeux, mais Janice l’ignora.

— On a décrypté le message que tu as reçu, Grace, leur apprit Michael d’un ton rauque.

— Vous savez qui est l’auteur et ce qu’il voulait ? s’exclama l’intéressée en dévisageant les deux hommes tour à tour. Ethan, c’est pour ça que tu fais cette tête ? Qui m’a envoyé ça ?

— Edward.

La voix d’Ethan, qui n’avait pas pris la parole depuis son échange avec Mike une heure et demie plus tôt, était éraillée. Janice fronça les sourcils – elle ne savait pas qui était l’Edward en question – mais sa partenaire blêmit.

— Pourquoi ? Je croyais que tu avais coupé les ponts avec lui depuis des années.

— C’est le cas, affirma Ethan avec un rictus affligé. Je l’ai même bloqué sur tous mes moyens de communication, au cas où il essaierait de reprendre contact.

Ébahie, Grace le dévisagea la bouche entrouverte avant de déglutir péniblement. Toujours pâle sous sa frange blonde, l’agente serra les poings sur la table.

— C’est pour ça qu’il est passé par moi. Mais pourquoi ne pas l’envoyer à Mike directement ?

Ce dernier avala rapidement sa bouchée de pâtes avant de marmonner, tendu :

— Ed n’a pas l’air de vouloir mêler la A.A à son histoire. Or, mes communications sont presque aussi surveillées que celles d’Ethan. Edward voulait sûrement être tranquille en passant par toi. Comme tu es l’une des seules agents de la A.A qu’il connaît et qui nous connaît…

Ethan gardait les lèvres pincées et les yeux baissés, encore ébranlé par le message qu’avait envoyé son frère. Des années qu’ils ne s’étaient pas reparlés. Encore plus depuis qu’ils s’étaient vus la dernière fois. Quant au dernier échange cordial et spontané qu’ils avaient eu… ils avaient à peine vingt ans.

— Qu’est-ce qu’il veut, cet Edward ? gronda Janice en fourrant un généreux morceau de bœuf entre ses lèvres minces. Et c’est qui, au juste ?

Ethan inspira rapidement avant de se décider à répondre, conscient qu’il était au cœur du problème :

— Mon frère jumeau.

Jane avala de travers et recracha un petit bout de viande dans son assiette. Guère embarrassée par son geste, elle se figea sur sa chaise pour observer son collègue avec désarroi.

— Il n’a jamais travaillé ici. Après l’école de S.U.I, on a fait routes séparées. Je suis parti à la A.A avec Mike et Grace, tandis qu’il filait pour la Ghost rejoindre notre mère. On est restés en contact quelques années, puis… (Le visage de l’homme se creusa un peu plus.) L’incendie de ma maison a eu lieu et j’ai décidé de couper tout contact avec ma famille maternelle. J’avais assez exposé Maria et les enfants au danger, j’ai préféré prendre toutes les précautions. Edward ne l’a pas du tout accepté, même si je lui ai expliqué mon choix une dizaine de fois. D’après lui, j’étais injuste et je ne savais pas faire la part des choses, mais… rien ne me dit qu’il n’a pas lui-même participé au projet d’assassinat nous visant, ma famille et moi.

De ses yeux d’un bleu intense, Grace couvait son ami d’un regard aussi désolé qu’inquiet. Elle savait combien il en avait coûté à Ethan de se séparer de son jumeau, avec qui il avait tant partagé pendant des années. Jane fronça les sourcils, rabattit sa tresse de cheveux teints en violet prune.

— Attends, attends. Je croyais que tu soupçonnais ta mère d’avoir fomenté ce plan ?

Avec un soupir morose, Ethan hocha la tête. Il ne pensait pas seulement qu’Alexia Sybaris était responsable de l’incendie qui avait failli leur coûter la vie, il en était persuadé. Jamais la direction de la A.A ne l’aurait obligé à être séparé de sa famille le cas contraire. C’était bien parce qu’un accident diplomatique menaçait d’éclater entre l’Acherontia Atropos de Californie et la Ghost Society du Nevada qu’Ethan avait dû prendre ses distances et couper les ponts avec sa famille… que ce soient son frère et sa mère ou ses propres enfants.

— Et… reprit Grace avec hésitation en serrant plus fort la main d’Ethan entre ses doigts, que veut-il ? Je n’ai rien compris à son message quand je l’ai lu.

Michael s’affaissa dans sa chaise, les yeux rivés au plafond, la bouche maussade. C’était là que ça se corsait. Les tensions familiales qu’Ethan avait réussi à éviter en sacrifiant sa propre vie de famille étaient revenues à la charge. Et Edward n’y était pas allé par quatre chemins.

— Je ne vous ai rien dit, répondit Ethan en observant Janice et sa partenaire l’une après l’autre. Je ne pouvais pas en parler librement sans risquer d’exposer la situation aux oreilles indiscrètes de la Ghost – et donc de ma mère. Maria et Thalia ont été enlevées il y a plus d’un mois.

— Oh bordel, s’étrangla Jane en crachant de nouveau un morceau de nourriture – un bout de son gratin aux légumes, cette fois-ci. Mais… et ton gamin ?

— Jeremy, acquiesça distraitement Ethan avant de s’essayer à esquisser un sourire, en vain. Il est en sécurité à l’École. Là aussi, je suis bloqué dans ma liberté d’action. Thalia et lui ont déclarés morts dans les fichiers de la A.A – avec l’aide de David et Mme Allan – pour les protéger de ma mère. Elle ne devait surtout pas croire que son incendie criminel n’avait pas fonctionné. Or, je ne peux pas me permettre de gambader partout avec Jem s’il est censé être mort.

— Logique, acquiesça Jane en faisant une grimace désolée. Il se rappelle de toi, au moins ?

— Janice, bon sang ! s’exclama Grace d’un air outré. Un peu de tact.

Ethan, qui préférait ne pas se formaliser des manières directes de sa collègue, grimaça un rictus embarrassé en haussant les épaules.

— Il se rappelle de moi, car il avait quand même cinq ans quand nous avons été séparés. Mais, pour lui, je suis un inconnu. Et il me l’a bien fait comprendre.

Mike observa son ami avec une moue peinée. À ses yeux, Ethan méritait amplement de retrouver un quotidien stable et anodin auprès de ses enfants. Ce n’était malheureusement loin d’être simple à mettre en œuvre.

— Je suis désolée pour toi, Ethan, murmura Grace en serrant encore plus fort sa main dans la sienne. Tu sais dans quelle classe est ton fils ? Peut-être qu’il a croisé Jason.

L’agent remarqua leurs doigts liés, retira doucement sa main avec un hochement de tête reconnaissant à l’adresse de son amie, puis souffla :

— En 3ème A. C’est Alexander Maas qui l’a recruté en septembre, sans connaître nos liens.

— C’est la classe de Jay, réalisa Grace d’un ton amusé. Ces deux-là ne se sont même pas reconnus ? Il m’a dit qu’il y avait eu deux nouveaux dans sa classe, mais il m’a même pas dit comment ils s’appelaient. Je te jure, ces ados.

— Ils se sont pas vus depuis huit ans, nuança Ethan avec un mince sourire. Et comme Jeremy porte le nom de Maria, ça n’a pas dû faciliter les choses.

Janice, guère intéressée par ces histoires d’école, de Recrues ou d’amitiés passées, avala correctement sa bouchée avant de s’enquérir sans détour :

— Et il voulait quoi, ton frère ? Quel est le rapport avec ta fille et ton ex-femme ?

Une grimace furtive plissa les traits fatigués d’Ethan. Maria et lui ne s’étaient jamais mariés, même pas fiancés. Il ne s’attarda pas plus sur la mauvaise formulation de sa collègue et expliqua d’une voix tendue :

— Le rapport, c’est qu’Edward est responsable de leur enlèvement. (Comme Grace et Jane cessaient de manger, stupéfiées par l’annonce, l’homme enchaîna sombrement :) Et, pour une raison que je ne comprends pas, il exige Jeremy « en échange ».

Indignée, Janice tapa du poing sur la table – manquant renverser son verre – et siffla :

— Quel connard ! Il te demande de sacrifier un membre de ta famille pour d’autres membres de ta famille. C’est quoi son foutu problème ?

La véhémence de l’agente détendit étrangement les épaules d’Ethan. Même si c’était infime, parler de la situation avec ses collègues avait allégé le poids qui écrasait sa poitrine.

— Je n’ai malheureusement pas de réponses à ces questions, se désola l’homme en serrant les dents. Ce dont je suis certain, c’est qu’Edward ne rigole avec ses menaces. S’il n’a pas reçu de réponses d’ici un mois, Maria et Thalia…

Même s’il laissa sa phrase en suspens, ses collègues saisirent parfaitement les menaces sous-jacentes. Livide, Grace se prit le visage entre les mains tandis que Jane se mordillait nerveusement les lèvres. Mike, qui n’avait avalé que quelques bouchées de sa salade, repoussa son plat avec écœurement. Il connaissait bien Edward, car il avait fait sa connaissance en même temps que celle d’Ethan. Michael n’avait pas vraiment été un ami d’Ed, mais il avait eu de ses nouvelles par le biais d’Ethan. Si Edward s’était souvent montré plus distant et calculateur que son frère, il n’avait jamais menacé son jumeau ou ses proches jusqu’ici.


— Tu comptes faire quoi ?

La voix rêche de Janice les tira tous de leurs pensées agitées. Elle riva ses yeux francs sur Ethan et conserva une expression dure tandis qu’il relevait le nez vers elle. Ses iris ambrés étaient couverts d’un voile trouble.

— Il est hors de question que j’accepte ses termes.

Comme Jane affichait une moue dubitative, Ethan soupira et ajouta en marmonnant :

— Je sais bien que je vais devoir prendre une décision. Mais je ne peux pas récupérer Maria et Thalia au détriment de mon fils. Je ne peux pas m’y résoudre.

Encore sonnée par l’annonce, Grace ne répondit rien, s’imaginant son propre fils piégé dans un marché aussi atroce. Michael, qui n’avait pas osé aborder le sujet avec son partenaire, croisa les bras sur la poitrine, songeur. Il était entièrement d’accord sur le fait de ne sacrifier personne. Mais Ethan et lui devaient alors réfléchir à un moyen de sauver Maria et Thalia sans les mettre en danger.

— Tu vas monter une opération pour les récupérer ? supposa Janice. Sous le sigle de la A.A ?

— Je ne peux pas, grimaça Ethan en se passant une main dans les cheveux, désabusé. Comme je l’ai expliqué, Jeremy et Thalia sont censés être morts. Si je demande à la A.A d’intervenir en ma faveur auprès d’Edward, ma mère saura qu’on lui a menti pendant des années. Je n’ai que mes propres ressources à disposition.

— Et nous, souffla doucement Michael en se penchant par-dessus leurs assiettes à peine entamées pour toucher le poignet de son ami.

Janice hocha la tête avec raideur pour approuver les dires de Mike. L’air déterminée, Grace serra à son tour le bras d’Ethan, qui leur adressa à tous les trois un regard bourré de reconnaissance et de remerciements muets.

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