- Chapitre 33 -

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Samedi 10 octobre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Lassé par la vingtaine de dossiers qu’il venait de classer, Jim s’autorisa une petite pause. Les muscles courbaturés après une semaine d’EPSA, il claudiqua à moitié vers la fenêtre et observa l’extérieur par les interstices du store. Il faisait encore doux en ce début d’automne et une vingtaine d’élèves profitaient de l’extérieur. Jim commença à mâchouiller sa lèvre inférieure tandis que ses pensées voletaient vers sa famille disparue. Une lourdeur s’était logée dans sa poitrine depuis une semaine. Mike lui avait assuré que reprendre contact avec son père ferait avancer l’enquête, mais l’adolescent n’avait toujours aucunes nouvelles. Michael n’était pas passé le voir depuis ses retrouvailles avec Ethan et ce dernier n’avait pas non plus donné signe de vie. Quant à son recruteur, il était toujours aux abonnés absents. Comme il n’avait pas de portable, Jeremy peinait à garder contact avec ses proches. Même s’il s’était rapproché de ses camarades de classe, le sentiment de solitude qui grimpait en lui jour après jour exacerbait l’appréhension qu’il éprouvait pour sa mère et sa sœur. Un mois, à présent, qu’elles avaient disparu.

Même s’il ne l’avait jamais formulé à voix haute – ou même en idée arrêtée – Jim avait commencé à se résigner. Depuis une semaine, heure après heure, sa poitrine s’était contractée, ses pensées s’étaient écartées de ce sujet étouffant, ses émotions brûlantes s’étaient engourdies. À présent, sa douleur et sa peur refluaient petit à petit dans des recoins moins fréquentés de son esprit. Pendant un mois, il avait rassemblé toute son attention à s’inquiéter pour sa famille, mais il se sentait maintenant épuisé par son angoisse.

— Jeremy ?

L’adolescent sursauta en se tournant vers la porte. Mme Jekins, dont il occupait le bureau lorsqu’il faisait du classement, lui adressa un sourire encourageant.

— Tu termines dans dix minutes. (Comme l’air abattu de Jim ne le quittait pas, la responsable du deuxième étage de l’internat fit quelques pas vers lui.) Tout va bien ?

Peu enthousiasmé par l’idée de partager son humeur morose, Jim hocha la tête.

— Et puis… reprit Mme Jekins avec un nouveau sourire engageant, tu as bientôt terminé les travaux d’intendance que tu dois à l’École. Lundi, ce sera ton dernier jour. Sache que j’ai d’ailleurs été très satisfaite de ton travail.

— Je faisais juste de l’administratif, bougonna Jim en se décollant de la fenêtre. Et je… je suis content d’avoir travaillé dans votre bureau. J’avais peur qu’on me demande de nettoyer les toilettes.

Incapable de retenir le rire qui lui chatouilla soudainement les lèvres, l’intendante s’esclaffa puis tapota la pile de dossiers que Jim avait constituée.

— Oh, mon garçon, non, non, on ne demande jamais ça aux élèves imposés de travaux d’intendance. C’est la plupart du temps de l’administratif. On demande parfois aux plus âgés de surveiller des permanences ou d’assurer du tutorat, mais comme tu…

— Je suis pas assez bon pour ça, comprit Jeremy en pinçant les lèvres.

Mme Jekins soupira, mais ne réfuta pas. Elle observa l’adolescent d’un air désolé avant de désigner le couloir d’où elle venait.

— Je retourne voir des élèves qui ont un problème de fuite d’eau. Tu peux arrêter dans cinq minutes, si tu n’en peux plus. Je te trouve un peu fatigué.

Maussade, Jeremy haussa les épaules en contournant le bureau de la femme. Il avait récupéré l’une des chaises en plastique destinées aux visiteurs, n’osant pas s’approprier le fauteuil en cuir de Mme Jekins.

— Bon week-end, conclut la femme en s’éloignant.

Jim lui répondit du bout des lèvres en toisant avec amertume les nombreux dossiers qu’il devait encore classer. Pendant un mois, plusieurs heures par semaine, il avait assisté Mme Jekins dans l’intendance du deuxième étage de l’internat. C’était la sanction qu’on lui avait attribuée après son altercation avec Emily. Jim savait qu’il s’en était bien tiré grâce à son parrain, mais les heures passées à prendre des notes sur les problèmes du dortoir, à surveiller la bonne utilisation de la laverie et de la cuisine communes, à classer ou ranger des dossiers… toutes ces heures, il aurait pu les passer avec ses camarades de classe ou Mike.

Trop tard pour regretter, se morigéna-t-il en toisant un dossier scolaire sous son nez.


Lorsque les cinq minutes furent enfin écoulées, Jim remit la chaise qu’il avait empruntée à sa place puis sortit du bureau, soulagé. Il claqua la porte derrière lui – Mme Jekins avait toujours les clefs sur elle – et remonta le couloir jusqu’à sa chambre. Alors qu’il passait devant la laverie, un élève en surgit, arrachant à Jim un petit cri de frayeur. Avant qu’il ait pu faire le moindre geste, Jeremy se sentit tirer par le col et entraîner dans la pièce. On le jeta sans ménagement sur le sol carrelé avant de fermer la porte de la laverie.

— Putain, gronda Jim en se redressant sur les genoux, la joue douloureuse après s’être cogné par terre.

Il toisa avec hargne les trois élèves qui se dressaient face à lui avant de blêmir. C’étaient les deux garçons et la fille qui l’avaient agressé deux semaines plus tôt. Mme Jekins était intervenue avant que la situation ne dérape.

Le plus grand des adolescents lui adressa un sourire carnassier en se penchant vers lui.

— Salut, le minable.

Ayant recouvré ses esprits, Jeremy bondit vers la porte. Ses doigts eurent le temps d’effleurer la poignée avant qu’on le saisisse à bras-le-corps. Emporté par le poids de son agresseur, Jim fonça à moitié dans le mur, se frappa le crâne puis s’affaissa par terre. Sa cage thoracique protesta douloureusement lorsque son adversaire prit soin de l’aplatir au sol.

— Pas bouger, sale petite merde, cracha l’adolescent au-dessus de lui en enfonçant deux doigts dans sa nuque.

— Lâche-moi !

Ses maigres chances de s’échapper tombèrent à zéro lorsque la fille vint s’accroupir à hauteur de sa tête, l’air narquois. Avec patience, elle agrippa le poignet de Jeremy, coinça son pouce entre ses propres doigts, puis le tira en arrière. Le sang de Jim se mit à pulser contre ses tempes.

— Non, non, souffla-t-il d’une voix anxieuse en gesticulant un peu plus.

Après une impulsion réussie des talons, il parvint à déloger le garçon collé à son dos et à retirer sa main. Le plus grand de ses agresseurs l’attrapa par le col pour enfoncer son genou dans son abdomen. Le souffle quitta le corps de Jeremy en même temps que ses espoirs de s’en sortir indemne. Une vague d’incompréhension et d’effroi le secoua alors que la fille lui fauchait les jambes par derrière. Il poussa un cri en tombant, espérant attirer l’attention de badauds dans le couloir, mais le troisième adolescent s’était calé contre la porte, un sourire mauvais aux lèvres. Même si on l’entendait, les élèves devraient prévenir des adultes pour pouvoir entrer.

Bande de tarés. Espèces de gros malades.

Il enfonça la main dans la poche de son jeans, sentit la surface dure de son couteau suisse, puis fut de nouveau brutalement remis sur pieds. La fille tira sur son bras puis s’esclaffa d’un air incrédule en récupérant de force ce qu’il serrait dans son poing. Jim se sentit nauséeux lorsqu’elle tripota son couteau suisse.

— C’est quoi, c’te merde ? siffla-t-elle en dépliant l’embout d’une fine lame. T’espérais faire quoi avec ça ?

Le garçon qui retenait Jeremy avait plaqué une main sur sa bouche pour l’empêcher de crier. Néanmoins, ses doigts glissèrent lorsque Jim se débattit furieusement. Il en profita pour le mordre sauvagement. Ses oreilles tintèrent sous le hurlement de son agresseur.

— À L’AIDE ! s’époumona Jim en se jetant vers la porte, bousculant la fille au passage.

Le troisième adolescent jura en le voyant venir, le repoussa d’un coup de pied dans la hanche, puis lui asséna une gifle. Quoique sonné, Jeremy lui fonça dessus sans stratégie particulière et l’agrippa à bras-le-corps. Son adversaire lâcha une exclamation désemparée puis s’effondra à moitié contre la porte. Alors que Jeremy se redressait, la poignée à quelques centimètres de lui, un coup de pied entre les reins le projeta violemment contre l’entrée. Son nez craqua sur la surface, il aperçut trente-six chandelles puis glissa au sol, s’empêtrant avec le garçon qu’il avait attaqué quelques secondes plus tôt.

Alors la porte s’ouvrit avant de se bloquer aussitôt contre les corps enchevêtrés des deux adolescents. Une voix masculine gronda avec stupéfaction :

— C’est quoi ce bordel ?

La tête vibrant de l’intérieur, le visage enflé et douloureux, Jim tenta de se redresser sur un coude. Le garçon sur lequel il était tombé se releva plus rapidement, l’envoyant rouler dans le coin de la pièce. Le chemin dégagé, la porte put enfin s’ouvrir sur un homme d’une vingtaine d’années en jeans et pull fin, l’air ébahi.

Jeremy mit quelques secondes avant de retrouver une vision claire, la main plaquée sur son nez qui s’était mis à gicler de l’hémoglobine.

— Alex ? lâcha-t-il d’une voix éraillée à cause du sang qui lui avait coulé dans la gorge.

L’intéressé se tourna vers lui, nota son visage blessé, ses doigts couverts de rouge et son t-shirt de travers. Puis il avisa les trois adolescents – plus vieux d’un an ou deux – qui s’étaient rassemblés. Ils le toisaient d’un air aussi dédaigneux que suspicieux.

— Vous êtes qui ? lança la fille, dont les cheveux blonds s’étaient défaits pendant l’altercation.

Effaré par l’assurance que dégageaient les trois compères malgré la situation dans laquelle ils se trouvaient, Alex secoua la tête en se retenant de rire nerveusement.

— Agent Alexander Maas, section traque et neutralisation de cibles prioritaires de la A.A, répondit-il de son air le plus formel.

Les trois adolescents se raidirent, livides, en échangeant des regards inquiets.

— On l’a trouvé dans cet état, expliqua alors le plus grand des trois en pointant du doigt Jeremy, qui essayait de se relever maladroitement.

— Ho-ho, répondit Alex en lorgnant les trois amis, un éclat glacial au fond de ses yeux noisette.

Les adolescents étaient bloqués par la silhouette revêche d’Alex plantée sur le pas-de-porte. La fille finit par déglutir avant de déclarer d’une voix qu’elle voulait assurée :

— Je m’appelle Julia Jensen, je suis la grande sœur de Sophie Jensen.

Jim jeta un regard surpris à l’adolescente. Voilà qui expliquait certaines choses. Il ne s’était donc pas trompé sur leur compte : c’étaient des proches de la bande d’Emily et Hugo.

— Et ?

Julia se raidit face à l’indifférence narquoise d’Alexander puis ajouta, les dents serrées :

— Alors, ma famille est très proche des Cowell. Vous devez connaître les Cowell, puisque vous travaillez pour la A.A.

Irrité par la véracité de ces propos, Alex toisa la jeune fille avec une expression aussi furieuse que résignée. Il ne pouvait évidemment pas s’en prendre à des gamins. Et c’était encore plus le cas quand lesdits gamins étaient rattachés, de près ou de loin, à l’une des familles d’actionnaires principaux de sa société.

Avec lenteur et souplesse, Alexander se décala sur le côté pour laisser sortir les adolescents, le visage figé en une expression glaciale.

— Cet incident sera tout de même reporté, les prévint-il alors que les trois amis sortaient avec hâte, le nez baissé.

— Ce sera notre parole contre la sienne, siffla le plus grand en fusillant Jim du regard avant d’ajouter avec un sourire suffisant : entre trois Réguliers au dossier impecc’ et cette… Recrue qui sort d’un conseil disciplinaire, le choix est vite fait.

Alors qu’Alex cherchait une répartie bien sentie, les trois adolescents filèrent vers les escaliers en marchant le plus vite possible. Agacé par son impuissance immédiate, il se tourna vers sa Recrue, qui s’était affaissée sur l’une des chaises en plastique de la laverie.

— Jeremy ?

— Pourquoi t’es là ?

L’agent s’arrêta à quelques mètres de lui, tendu. Il apercevait du sang couler jusqu’aux poignets de sa Recrue. Malgré le temps qui s’était écoulé depuis leur rencontre, malgré les conseils prodigués par Michael, il ne se sentait toujours pas à l’aise avec Jim. Alex avait le sentiment d’être illégitime dans le rôle qu’il devait jouer auprès de lui. Comment pouvait-il se proclamer mentor de l’adolescent alors qu’il l’avait recruté de mauvaise grâce et se faisait rarement obéir ?

— Qu’est-ce que tu leur as fait, à ces trois-là ? Pourquoi ils s’en sont pris à toi ?

— Putain, mais t’es sérieux ? s’exclama Jim avec virulence.

Il s’était levé de sa chaise pour se planter devant son recruteur, les mains plaquées sur le bas du visage. Désemparé, Alex le dévisagea sans rien dire. Pourquoi Jim se mettait-il toujours en colère à la moindre remarque ? Avec nervosité, l’agent fouilla machinalement ses poches à la recherche de son paquet de cigarettes.

— Pas la peine de crier, marmonna Alexander en dégottant enfin son précieux paquet.

La fureur sur les traits abîmés de l’adolescent laissa bientôt place à la lassitude puis au découragement. Les lèvres serrées en pli amer, Jim laissa tomber ses mains, projetant quelques gouttelettes vermeilles sur le carrelage d’un blanc cassé de la laverie. Son nez se remit aussitôt à couler, couvrant sa bouche et son menton de rouge translucide.

— Pourquoi t’es là ? répéta Jeremy en dépassant son recruteur pour ramasser son couteau suisse tombé à terre.

Alex inspira un bon coup, déboussolé par le caractère lunatique du garçon. Quand Jim sortit dans le couloir, Alexander le suivit sans un mot. Il remarqua que sa Recrue marchait d’un pas saccadé, mais n’eut pas le temps de l’interroger.

— Dis-moi, Alex, reprit sa Recrue d’une voix pincée de colère retenue.

— J’ai accompagné Dimitri pour vous voir, expliqua Alex en jouant avec la languette de papier de son paquet de cigarettes.

— Pour nous voir ?

Jeremy lâcha un rire incrédule, balança un regard mauvais à son recruteur, puis se dirigea vers sa chambre. Alexander, qui en était sorti à peine deux minutes plus tôt dans l’intention de s’en griller une, afficha un air mécontent. Il rangea avec regret la boîte en papier cartonné et accompagna l’adolescent jusque dans sa chambre.


Ryusuke s’efforça de ne pas sourire lorsqu’il aperçut mentalement les deux mouvements qui lui permettraient de conclure le jeu. De son regard brillant, il surveilla l’expression songeuse de son recruteur, qui lissait distraitement sa barbe taillée en prévoyant son prochain coup. Ce n’était certes pas le shogi auquel il jouait avec son oncle, mais les échecs de Dimitri lui plaisaient aussi énormément. Il préférait les jeux de plateau à ceux que son ami projetait sur la petite télévision de leur chambre.

— À ton tour, souffla Dimitri avec une rictus appréciateur tandis qu’il se laissait aller au fond de son dossier, satisfait de la partie qu’il avait menée.

Ryu garda un visage concentré tandis qu’il soulevait sa pièce et la faisait cheminer en direction de la victoire. Les sourcils broussailleux de son recruteur se froncèrent tandis qu’il apercevait les multiples possibilités se dérouler sur le plateau. Et, lorsqu’il comprit de son roi était bloqué, il soupira puis posa un regard appréciateur sur l’adolescent, qui ne masquait à présent plus sa joie.

— Bravo, Ryu, lança l’homme en se redressant dans son fauteuil, un sourire satisfait aux lèvres. Tu as progressé tellement vite, en l’espace de deux semaines.

— Merci, bredouilla l’adolescent en exécutant le dernier mouvement qui lui assurerait la victoire.

Sa pièce tomba du plateau lorsque la porte s’ouvrit brusquement. Étonnés, Ryusuke et Dimitri se tournèrent vers les nouveaux-venus. Dès qu’il aperçut Jeremy, avec son t-shirt débraillé, son visage ensanglanté et son expression peu amène, Ryu bondit sur ses jambes.

— Jim, s’étrangla-t-il en le suivant du regard tandis que son compagnon se rendait à la salle de bains. Il t’est arrivé qu…

L’adolescent s’engouffra dans la pièce sans daigner lui répondre ni même le regarder. Blessé par la froideur de son ami, Ryusuke se laissa de nouveau choir sur son siège, pâle, le regard perdu. Alex fit un vague geste des doigts pour leur signifier qu’il leur expliquerait tout puis suivit sa Recrue dans la salle de bains. Jeremy avait déjà retiré son t-shirt et faisait couler de l’eau froide. Une main plaquée sur son nez pour empêcher l’écoulement et l’autre plongée dans le lavabo pour nettoyer le sang sur son vêtement, il ignora délibérément l’homme derrière lui.

— Pourquoi tu t’es énervé comme ça ? lança Alexander en s’efforçant de ne pas dévisager le dos de Jim, couvert de brûlures cicatrisées sur toute la partie gauche.

Occupé à frotter avec un bloc de savon les taches de sang frais, Jim préféra ne pas répondre. Pourquoi son recruteur ne comprenait-il que ses tournures de phrase, laissant toujours penser que c’était Jeremy le fautif, finissaient par être blessantes ? Il remarqua dans la glace la silhouette tendue de l’agent, son expression confuse, lorsqu’Alexander fit quelques pas vers lui.

— Jeremy, je veux juste te comprendre. À priori, on est partis pour se fréquenter encore cinq ans. Ce serait pas mal si on arrivait à s’expliquer, toi et moi.

— Me comprendre ? répéta l’adolescent d’un air excédé en jetant un regard venimeux à l’agent par le biais du miroir mural. Bordel, Alex, tu me traites comme une sale petite merde de Sludge. Je vois pas comment on pourrait se comprendre.

Stupéfait par la déclaration du garçon, Alex cligna des yeux en cillant.

— Non, Jeremy, je te jure que…

— Arrête, le coupa l’adolescent d’un ton hargneux. Dimitri est toujours avec Ryu, il s’occupe de lui, il lui fait faire des choses en dehors de l’École. Il lui a même fait visiter son appart. Et toi… j’ai l’impression que tu t’emmerdes non-stop avec moi. Je me sens pas mieux qu’une merde quand t’es là. (Avec colère, Jim lâcha savon et t-shirt pour essuyer son nez, répandant une trace rougeâtre sur son avant-bras.) T’as beau dire l’inverse, je sens bien que ça te saoule de te coltiner mon cas. Et puis, merde quoi, tu me regardes comme si j’allais t’exploser à la gueule d’une seconde à l’autre.

— Parce que c’est pas ce que t’es en train de faire ?

Le ton sarcastique de l’homme arracha à Jim ses dernières bribes de patience. Furieux, il adressa un doigt d’honneur à son recruteur, le força à sortir de la salle de bains puis claqua la porte.

Irrité, Alexander s’installa au bout du lit de sa Recrue puis déclara avec lassitude :

— Il s’est fait agresser par des élèves plus âgés. Mais, comme vous avez pu le voir, il s’énerve quand j’essaie d’en parler avec lui.

Dépité, Ryu attendit quelques secondes avant de révéler à mi-voix :

— Il est déjà revenu une fois complètement bouleversé. Il a pas voulu m’en parler. Peut-être que c’est les mêmes élèves qui s’en sont pris à lui.

Dimitri observait la porte de la salle de bains dans un silence consterné. Comment se faisait-il qu’une agression reste impunie au sein même de l’École ? D’un mouvement du bassin, l’homme se tourna vers sa Recrue, dont le visage s’était affaissé. Dimitri craignait surtout que les embrouilles dans lesquelles se fourrait Jeremy finissent par atteindre sa propre Recrue. C’était la dernière chose qu’il souhait et il ferait tout pour protéger l’adolescent. C’était son rôle de recruteur, mais c’était aussi une décision personnelle pour conserver les rares instants de bonheur que vivait Ryu. Le garçon avait gagné une place imprévue dans son cœur et occupait ses pensées plus que devrait le faire une simple Recrue. Le vide du foyer dans lequel Dimitri s’enfonçait chaque soir ne l’aidait pas franchement à oublier le rire spontané de l’adolescent et sa bienveillance prudente.


— Tu as vu les élèves qui l’ont agressé ? s’enquit Dimitri en adressant un regard grave à son partenaire.

— Oui. Ils étaient trois et la fille s’est servie de son nom de famille pour protéger son cas.

— Encore des « Intouchables » ? susurra Ryusuke d’une voix meurtrie en se recroquevillant sur son siège, aussi apeuré qu’effaré par le pouvoir que détenait ce type de Réguliers.

— Malheureusement, oui. Je vais aller prévenir l’administration, mais, à part un petit sermon ridicule, j’ai peur qu’ils écopent de rien du tout. (Alex serra le poing comme la brûlure de l’injustice lui enserrait le cœur.) Et puis, comme ils l’ont très bien dit, c’est leur parole contre celle de Jeremy. Or, on peut pas dire que ce nigaud ait un dossier impeccable.

Dimitri observa son partenaire d’un air désolé avant de souffler avec perplexité :

— Jeremy est pas protégé par son statut par rapport à la A.A ? Il est quand même de la famille de la fondatrice. Ça m’étonnerait que le directeur passe l’éponge aussi facilement sur les torts qu’on peut lui faire.

Alexander prit une grande inspiration, sincèrement dépassé par le bourbier dans lequel il s’était enfoncé en recrutant Jim. Il se rappelait pourtant très bien les mises en garde que lui avait prodiguées Michael.

— On est pas censés diffuser cette info, expliqua Alex, visiblement mal à l’aise. Je suis pas du tout au courant de toute la situation, mais Ethan veut surtout pas que ça s’ébruite dans l’administration de S.U.I. Du peu que j’ai compris, seules quelques personnes sont au courant que ses enfants sont encore en vie. Apparemment, c’est pas au goût de tout le monde que les Sybaris aient encore une mainmise puissante sur la direction de la A.A. Or, si Jeremy ou sa sœur suivent les traces de leurs parents, leur appartenance à la famille de la fondatrice les dotera d’une influence considérable sur S.U.I.

Dérouté par les explications de son ami, Dimitri affichait une mine sévère.

— Alexia Sybaris a fondé cette société, il me semble normal que ses descendants y aient un rôle à jouer. Sans compter qu’Ethan est le dernier membre de cette famille à travailler aujourd’hui pour la A.A, quoi de plus normal que de souhaiter y conserver une influence ?

— Très sincèrement, Dimi, cette histoire me dépasse, reconnut Alexander avec un rire gêné. Michael m’a demandé de ne rien dire à propos de la filiation de ma Recrue avec les Sybaris. Nos chefs sont peut-être au courant, mais pas le reste de la A.A. D’après ce que j’ai compris, Jeremy et sa sœur étaient déclarés morts dans notre système informatique.

Dimitri fronça les sourcils, dépité par les bouts de vérité qui s’échappaient des lèvres serrées d’Alex. À ses côtés, Ryusuke ne pipait plus mot, stupéfait par ce qu’il venait d’apprendre. Jim ne lui avait jamais parlé de tout ça.

— Attends, tu me dis que nos dirigeants ont masqué tout ça ? Et « déclarés morts »… ça voudrait dire qu’il y a eu une tentative d’assassinat ?

— Je sais pas, Dimi, soupira Alex en passant une main nerveuse dans ses cheveux indisciplinés. M’enfin, Ryan Scott est aussi au courant. Peut-être qu’il pourra punir pour de bon ceux qui ont fait ça à Jeremy.

— Bon sang, se contenta de répondre Dimitri en expulsant la goulée d’air restée bloquée dans sa trachée par l’effarement. Décidément, t’as bien choisi ta Recrue.

Alexander se redressa comme si son partenaire venait de l’électriser, les yeux écarquillés, ses mèches châtain clair en bataille. Il affichait une expression désabusée.

— Tu te fous de moi ? C’est toi qui me l’as refilé !

— Oh, ça va, sourit Dimitri en couvant son partenaire d’un regard amusé. Tu t’en sors pas si mal.

— Tu parles. Je comprends rien à ce gamin.

— Tu comprends rien aux gamins, corrigea doucement Dimitri avec un sourire tendre. Mais, ça viendra, Alex, ça viendra.

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