- Chapitre 26 -

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Vendredi 25 septembre 2020, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Penché sur l’écran de son ordinateur, sourcils froncés et bouche pincée, Michael faisait défiler la réglette sous la vidéo en noir et blanc. Après plusieurs jours d’attente, il avait enfin pu mettre la main sur la caméra de surveillance du bar-tabac situé en face de l’immeuble des Wayne. Il s’était directement rendu à l’heure que lui avait indiquée Jim et avait effectivement aperçu son filleul lorsqu’il avait traversé la rue au milieu des enfants qui jouaient au ballon. Puis il avait vu la femme habillée en civile qui l’avait suivi. L’angle de la caméra n’était pas assez large pour que l’homme puisse déterminer précisément d’où elle était venue avant de se lancer après l’adolescent.

Avec un soupir frustré, il se laissa aller en arrière sur la chaise de son bureau, bras croisés. Il avait déjà visionné les créneaux correspondant aux divers événements de la journée, mais il n’en avait tiré rien de concluant. Sans compter que la caméra affichait la rue, mais pas l’entrée de l’immeuble des Wayne. Il n’avait donc pas pu voir Maria ou Thalia sur la vidéo.

D’un autre côté, songea-t-il en s’emparant de son crayon pour occuper ses mains. Ça enlève déjà la rue principale comme lieu où leurs ravisseurs les ont emmenées. Ils ont dû trouver une autre sortie. Reste à savoir où mène cette sortie. Et…

— Mike ?

Il sursauta sur sa chaise et tourna vers la tête vers Ethan, qui lui adressa un sourire contrit en comprenant qu’il lui avait fait peur. D’un signe de la main, Michael le salua puis retourna à la contemplation de son écran. Il changea de fenêtre pour retourner au rapport de sa dernière mission qu’il devait rédiger – il avait déjà repoussé l’échéance plus d’une fois et ses supérieurs s’impatientaient.

— Je t’ai pas vu à la cafet’, à midi, lança son coéquipier en fouillant dans les rangements de la pièce qu’ils partageaient en guise de bureau. J’ai déjeuné avec Grace et Jane, elles se demandaient où tu étais.

— J’étais occupé avec mon rapport, marmonna Mike, son crayon dans la bouche. J’ai mangé sur le pouce ici.

C’était lassant de mentir, mais il ne le faisait qu’à moitié. Il avait déjeuné un sandwich à son bureau, mais devant la vidéo d’une caméra de surveillance.

Du coin de l’œil, Michael observa son partenaire, qui grimaçait devant le nombre de dossiers entassés dans le tiroir de rangement.

— Mike, il faut vraiment qu’on fasse le tri… (D’un coup sec, Ethan tira un feuillet et déchiffra l’inscription.) Wow, 2007. Si un membre de l’administration passe par là…

— On va se faire tirer les oreilles, oui. Ce serait pas la première fois, ils vont finir par s’y habituer.

— Ce serait peut-être à nous de faire des efforts, tu crois pas ? soupira son coéquipier en rangeant le dossier qu’il avait sorti.

Avec un sourire espiègle, Michael dévisagea son ami, qui haussa ses sourcils sombres en retour.

— T’as vraiment changé, mon vieux, finit par déclarer Mike d’un ton boudeur. Il y a vingt-cinq ans, tu aurais tout fait pour qu’on nous tire les oreilles.

— Il y a vingt-cinq ans, on était ados, Mike, s’esclaffa Ethan en récupérant enfin le dossier qu’il cherchait dans le tiroir bondé.

— T’es un adulte emmerdant, alors. Vraiment aucun humour. Plus chiant que le tas de linge qui attend d’être lavé chez moi. Plus fade qu’un plat non assaisonné – oh, celle-ci, elle te va bien.

Secouant la tête avec un demi-sourire, Ethan lorgna son coéquipier de ses yeux ambrés puis répondit d’une voix moqueuse :

— C’est bon, tu as fini ?

— Presque, conclut Michael en perdant son air mutin.

Face à son changement de ton, Ethan bascula le regard vers son ami. Michael le dévisageait d’un air morose, les lèvres pincées. Avec un pincement gelé au cœur, son partenaire s’assit en travers de son propre bureau, son dossier sur la jambe.

— Mike, qu’est-ce qu’il y a ?

Celui-ci bascula de nouveau ses yeux gris vers son écran, grimaça puis soupira. D’un coup des talons, il fit tourner sa chaise pour se place face à son coéquipier.

— Tu sais, Alexander et Dimitri ont trouvé leurs Recrues il y a plus de deux semaines. Ce sont deux garçons, originaires de Seludage.

Sourcils froncés, Ethan acquiesça d’un léger mouvement du menton. Il en avait même discuté avec Alex. Comme son ami ne manifestait aucune réaction, Michael se passa une main sur la nuque, observa l’extérieur pendant quelques secondes, puis revint à son interlocuteur. Le visage d’Ethan s’était de nouveau refermé – une expression malheureusement assez habituelle chez lui.

— Je connais ces deux garçons, déclara Mike d’une voix grave. Et… toi aussi. Enfin, presque.

— Presque ? répéta Ethan en changeant de position, soudain mal à l’aise.

— Eth’, suite à un enchaînement d’événements malheureux, Jeremy s’est retrouvé à être interrogé par Alexander et Dimitri. (Les traits de l’homme se figèrent tandis qu’il encaissait la nouvelle sans un mot.) Mais c’est que le début et… oh, bordel, je sais pas comment t’annoncer ça.

— Tu es sûr que tu ne te trompes pas ? lança Ethan d’un ton pincé.

— J’ai vu Jem et son ami à l’École, je me trompe pas, rétorqua Mike d’un air désolé. Mais, Ethan, merde, c’est pas le plus important. Maria et Thalia ont été enlevées.

Alors que son ami s’apprêtait à le relancer à propos de Jeremy, ses lèvres se refermèrent. Il resta planté devant Michael, l’air hagard, ses yeux deux flaques d’ébahissement terrifié.

— J’enquête depuis deux semaines, mais je tourne en rond. (Il indiqua l’écran de son ordinateur.) J’étais en train de visionner l’archive d’une caméra de surveillance près de l’immeuble de Maria, mais j’ai rien de concluant. Elles ont disparu dans la nature et je…

— Michael, le coupa brusquement Ethan en se laissant choir sur la chaise de son bureau. Doucement.

— Pardon, murmura l’intéressé avec une grimace penaude.

Le regard perdu dans le vide, les épaules affaissées, Ethan garda le silence tandis que les informations s’emboîtaient douloureusement dans son crâne déjà malmené. Il avait une dizaine… non une centaine de questions à poser à Mike.

— Comment va Jeremy ? se décida-t-il finalement à demander.

Michael s’efforça à esquisser un pauvre sourire face au visage dévasté de son ami.

— Il tient le choc, Eth’. C’est pour Thallie et Maria que je m’inquiète avant tout. (Les yeux gris de l’agent s’assombrirent.) Leur enlèvement ne doit pas avoir de lien avec la A.A, nous en aurions été informés autrement.

— Je suis bien d’accord, soupira Ethan qui se remettait tant bien que mal des déclarations amères de son partenaire. Maria ne répondait pas à mes messages, alors je ne sais rien de sa vie. Est-ce qu’elle a pu se retrouver impliquée dans de sales affaires ?

— Pas à ma connaissance, soupira Michael avec abattement. Bordel, Eth’, même à moi, elle cachait tant de choses. Jeremy affirme qu’ils n’avaient apparemment pas de problèmes, mais Maria a très bien pu les duper, Thalia et lui.

Moroses, les deux amis échangèrent un regard tendu. L’impression de devoir mettre la main sur une poussière au milieu du néant les plongeait dans un silence d’impuissance.

Ils restèrent ainsi, affaissés sur leurs chaises, perdus et troublés, pendant deux longues minutes. Constatant que le visage de son ami se creusait de seconde en seconde, Mike se releva et posa les deux mains sur les épaules d’Ethan. Il lui jeta un regard voilé de chagrin et de peur en retour.

— Eth’, je sais que t’as la trouille. Moi aussi. Mais on doit les retrouver, personne ne le fera à notre place. Je refuse de laisser tomber, même si la tâche semble insurmontable.

— Évidemment, grinça Ethan avec une expression agacée. Qu’est-ce que tu t‘imagines ? Que je vais abandonner avant d’avoir essayé ?

Mike eut presque l’impression d’entendre son filleul. Il serra plus fort les épaules de son ami.

— Je disais ça, car je sais que la situation n’est pas anodine et qu’elle va réveiller de sacrés démons en toi. Je ne veux pas te perdre au passage, mon vieux.

Étonné par les propos de son ami, Ethan se dérida quelque peu puis soupira. Avec un rictus qui devait être un sourire, il saisit les poignets de son partenaire et les dégagea doucement.

— Mike, merci de ta sollicitude. Mais tu sais que ça va mieux depuis quelques années. Je… je me sens de faire face à tout ça.

Soucieux, Michael le dévisagea de ses yeux argentés puis acquiesça face à l’expression déterminée de son coéquipier. Remarquant la mâchoire contractée, l’air tenace et les poings serrés de son ami, Mike sourit pour lui-même. Définitivement, ces deux-là se ressemblaient beaucoup.


Ryu était plongé dans la lecture d’un roman de science-fiction lorsque Jim sortit de la salle de bains avec un tas de vêtements dans les bras. Intrigué, Ryusuke leva le nez de son livre pour dévisager son ami qui jurait tandis que les chaussettes se sauvaient de l’amoncellement et finissaient par terre.

— Tu sais, on a une panière, Jimmy.

— Je sais, maugréa l’intéressé en se contorsionnant pour ramasser la chaussette orpheline qui s’était échappée. Mais ça m’énerve de la trimballer.

Ryu se retint à temps de lui rétorquer que c’était déjà plus pratique que de porter le tas d’affaires sales entre ses bras. Avec un demi-sourire, il rebascula dans le monde imaginaire qu’il avait quitté.

— Bon, je vais à la laverie, à tout’.

— A tout’, répondit Ryu distraitement sans lever le nez de son bouquin.

Jeremy perdit deux autres chaussettes, un boxer et un t-shirt sur le chemin avant d’atteindre la laverie automatique de son étage. Il bourra les vêtements dans l’une des machines disponibles – en ce vendredi soir, la majorité tournait – et fonça récupérer les affaires qu’il avait laissé tomber. Machinalement, il régla le programme sur l’écran numérique de la machine, appuya la carte magnétique qui lui servait à faire des transactions financières sans monnaie physique puis enclencha le bouton de démarrage. Avec un soupir satisfait, il se laissa tomber sur l’une des chaises en plastique de la pièce et regarda le lave-linge se remplir d’eau.

Quelques ricanements provenaient du couloir derrière lui. L’École était plutôt agitée en ce début de week-end et les élèves passaient de chambre en chambre en se chamaillant. Il entendit quelques pas lourds derrière lui, mais n’y prêta pas attention, concentré sur le tambour de la machine à laver qui se mettait à tourner. Puis ce fut son propre monde qui bascula lorsqu’une main se posa brusquement sur son épaule pour le tirer en arrière. Les pieds de la chaise crissèrent, Jim sentit son centre d’équilibre se renverser et son crâne rebondit sur le carrelage de la laverie. Il jura en criant et se prit la tête entre les mains tandis que des mouches noires brouillaient sa vision. Avant d’avoir pu lever les yeux pour savoir qui s’en prenait à lui, on le redressa brusquement contre le mur. Trois adolescents plus âgés, deux garçons et une fille, se tenaient face à lui.

— Écoute, le sauvage, gronda le plus grand d’entre eux, on vient t’accorder la punition que tu mérites vraiment.

Quelle punition ? songea Jim dans un élan de panique.

— Ce que t’as fait à Emily Hobs restera pas impuni. Les petites merdes dans ton genre, on s’en occupe. Crois-moi, tu vas regretter de pas avoir été viré.

— Mais j’ai été puni, répliqua vainement Jeremy en gesticulant pour échapper à la poigne qui le maintenait plaqué au mur.

— Tu te fous de moi ? gronda la fille par-dessus l’épaule de son camarade. Tout ce que tu dois faire, c’est des petits travaux pour l’École ! (Elle planta son talon dans le genou de Jeremy, qui étouffa une plainte de douleur en s’affaissant sur le côté.) Emily a été défigurée !

Un éclat de fureur étincelait dans les prunelles écarquillées du garçon qui se dressait au-dessus de lui. Ses lèvres bougeaient avec frénésie : une mélopée de menaces et d’insultes, que Jim n’entendait pas. Il était bien trop sonné. La colère de s’être fait agresser s’était envolée. Ne restaient que l’ahurissement et l’effroi face à la violence de ses opposants. Pendant quelques jours suite à son altercation avec Emily, il avait craint d’être attrapé par les Réguliers de sa classe en dehors des cours – les profs veillaient au calme de chacun pendant leurs leçons. Mais il n’aurait pas cru que ce seraient des étudiants plus âgés qui s’en prendraient à lui.

— Tu nous écoutes ? fulmina la fille tandis que Jeremy gardait le menton baissé sur sa poitrine.

Comme il relevait péniblement les yeux vers elle, celui qui lui agrippait le col le plaqua de nouveau contre le mur.

— Tu t’es fait de sacrés ennemis, ricana son agresseur en se penchant à son oreille. Ils peuvent pas agir directement, car les profs vous surveillent, mais Emily et Hugo ont un tas d’amis dans l’École.

Il le lâcha enfin. Jeremy dut se retenir à une machine à laver pour ne pas s’effondrer. Mme Jekins venait de se planter à l’entrée de la laverie, yeux plissés.

— Qu’est-ce qui se passe, ici ?

Le visage de Jim brûlait de peur, d’indignation et de honte. Dents serrées pour ne pas pleurer face au trio d’étudiants plus âgés, il garda les yeux rivés aux interstices du carrelage. Il n’osait pas non plus affronter la responsable d’étage. Il s’était suffisamment fait remarquer pour en rajouter une couche. Après tout, il pouvait encaisser. Ce n’était pas la première agression physique dont il était victime. Même s’il n’avait été le bouc-émissaire de personne en particulier dans son collège, il avait déjà été racketté par des lycéens.

— On s’est embrouillés pour une histoire de machines à laver, grommela la fille en haussant les épaules. Désolée pour le dérangement.

Sans un regard de plus, elle sortit de la laverie automatique en compagnie des deux autres adolescents. Mme Jekins engloba la scène – chaise renversée, élève débraillé – et marmonna :

— C’est vrai, cette histoire ?

Tu peux encaisser. Tu peux encaisser. Tais-toi, juste tais-toi.

— Oui, assura Jeremy en tirant sur son t-shirt pour le remettre en place. Ils ont pris la place que je voulais.

Les dents de Jim grinçaient entre elles alors qu’il s’efforçait d’avaler la peur qui s’était accumulée dans sa bouche suite aux menaces et aux coups. Le message des amis d’Emily était passé. Il devait se tenir éloigné des Réguliers. Ne plus chercher d’embrouille à Emily ou Hugo. Se faire discret, se faire petit. S’écraser face à ceux qui se prenaient déjà pour les rois des lieux.

— Bon, souffla Mme Jekins en le couvrant d’un regard inquiet, si tu as le moindre souci, tu peux venir me voir, tu sais ?

Les mâchoires de l’adolescent étaient trop crispées pour qu’il puisse parler. Il se contenta d’un bref hochement de tête. Quand la responsable de l’étage quitta la laverie, Jim relâcha le souffle bloqué dans sa poitrine. Un flot de larmes suivit, poussé par les malédictions qu’il s’infligeait à lui-même. Pourquoi avait-il agi si bêtement ? Pourquoi n’avait-il pas écouté Valentina ? Attendu Ryu ?

C’était sa faute, tout était sa faute.


Toujours plongé dans la lecture de son roman, Ryu ne leva pas immédiatement le nez de son livre lorsque Jeremy rentra dans leur chambre. Du coin de l’œil, il le vit s’engouffrer dans la salle de bains puis en revenir une minute plus tard pour se laisser choir au bord de son lit. Une boule d’appréhension dans l’abdomen arracha Ryusuke à sa lecture. Il abandonna son roman sur sa couette dès qu’il vit le visage de son ami. Il s’était rincé à l’eau, mais ça ne masquait pas son exténuation.

— Jim, souffla Ryu en se levant, stupéfait. Il t’est arrivé quoi ?

Les tripes de Jeremy semblaient fondre dans son ventre. Il croisa les bras sur sa poitrine, enfonça les ongles dans sa peau, observa fixement le radio-réveil sur leur table de nuit.

— Jim…

Celui-ci prit une inspiration sifflante. Il avait avalé un anxiolytique, mais le temps que ça agisse… Ryu s’assit à côté de lui et chercha à capter son regard. Quand Jeremy céda enfin à la demande muette de son ami, les deux adolescents se dévisagèrent un instant sans rien dire.

Dans un silence dense, profond, Ryu effleura le visage bouffi de Jim. Ce dernier ferma les paupières, posa le front sur l’épaule de son ami et laissa couler de nouvelles larmes défaites.

— Jeremy…

Avec tendresse, Ryusuke referma les bras autour du corps recroquevillé de son compagnon.

— Je suis là, chuchota Ryu d’une voix tendre.

Je suis là, je suis là. Ne pleure pas, je suis là pour toi. Je t’aime et je te protège. N’aie pas peur.

Ryu ne trouva pas le courage de le dire à voix haute, alors il serra Jim contre lui.

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