- Chapitre 10 -

11 minutes de lecture

Mardi 8 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

L’école de S.U.I était drôlement silencieuse.

Jim était habitué au brouhaha constant de son collège : les murmures des élèves en cours, la voix égale du professeur, les sonneries marquant les heures de la journée, les chaises qui râclent le sol, les stylos à billes qui crissent, les gommes qui frottent, les ciseaux, le papier froissé…

Bien évidemment, Jeremy et son ami étaient arrivés à la fin de la journée, lorsque les cours étaient terminés et les élèves déjà partis. Mais, même dans leur collège de Seludage, la fin des classes ne signifiait par la fin du bruit : les aînés cherchaient des noises à leur cadets, les professeurs criaient dans la cour de récréation pour ramener l’ordre, les deux-roues vrombissaient devant l’enceinte de l’établissement… même à l’intérieur, on entendait les interjections des élèves qui se chamaillaient, les exclamations des filles dans les toilettes ou les grognements concentrés de ceux penchés sur des jeux mobile.

Ici, l’ordre régnait. Jim l’avait remarqué dès son entrée dans l’enceinte de l’École : les murs d’un blanc cassé des divers bâtiments n’étaient pas tagués, les bancs semblaient en bon état, la cour bétonnée n’avait pas nid-de-poule, la toiture ne menaçait pas de s’effondrer sur leur tête. L’intérieur du Centre, où ils avaient réalisé leur inscription administrative, avait confirmé la tendance : accueil chaleureux et bien équipé, loin des chaises branlantes et de la table basse défraîchie de la salle d’attente de leur collège, distributeurs automatiques qui fonctionnaient, secrétaires aimables et disponibles, administration soignée et organisée…

Blotti sous sa couette, Jim soupira. La brèche entre son collège public d’un quartier de misère et cette école privée de renom semblait étouffante. Il avait peur d’être happé dans son ouverture béante, de ne pas être capable de suivre la logique de ce nouvel établissement, de ne pas pouvoir s’adapter à cet environnement quasi-parfait. Oh, il y avait bien le mobilier de l’internat, qui n’était pas de dernier cri, quelques ampoules qui clignotaient dans certains couloirs, la responsable de l’étage qui n’était pas toute jeune ou charmante… mais…

C’est du propre, songea amèrement Jim en serrant les poings sur le bord de sa couette.

Il devait le reconnaître. Sans compter qu’il n’avait visité que l’administration et une partie de l’internat. Si le reste des infrastructures était dans le même état, il n’avait pas à craindre les chaises pitoyables ou les tables branlantes dans les salles de classe. Pas plus que les insectes indésirables dans les toilettes ou la cantine. Dire qu’ils avaient une infirmerie… pas une simple infirmerie, mais un espace médical capable d’accueillir des élèves pour plusieurs nuits si besoin.

Pas très rassurant, d’ailleurs, réalisa l’adolescent en tournant dans son lit.

Si l’École avait une infirmerie aussi bien aménagée, c’est qu’il devait y avoir fréquemment des blessés…


Toujours incapable de dormir, Jeremy se tourna sur le dos et toisa le plafond dans l’obscurité. Il ne faisait pas complètement noir, car un radio-réveil émettait une faible lueur rouge depuis la table de nuit commune entre les deux lits. Une lumière provenant des veilleuses du couloir passait le dessous de porte.

Son cerveau, avide de détourner son attention du sommeil, captait la moindre information. Les sons, presque absents, si ce n’étaient la respiration légère de Ryu, un bourdonnement électronique diffus, de discrets grincements qui provenaient d’autres chambres lorsque ses voisins se retournaient dans leur couchage. Il n’y avait pas d’odeur marquée, autre que le léger parfum de produit ménager émanant de la salle de bains ou le relent de renfermé qui régnait encore dans la chambre après plusieurs mois d’inutilisation. Les draps n’avaient pas le toucher familier ou l’odeur réconfortante de ceux de son propre lit, mais étaient agréables tout de même.

Sans compter sur les souvenirs qui l’assaillaient depuis des heures. La respiration lourde de Kurt Dert résonnait dans ses oreilles. Son regard avide. La voix féroce de l’inconnue qui l’avait poursuivi. L’odeur des pivoines dans son appartement sens dessus-dessous. La gifle d’Alex sur sa joue.

En tournant la tête de côté, Jim s’aperçut qu’il était une heure vingt du matin. Déjà trois heures qu’il était dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Une boule d’angoisse s’était confortablement installée dans son estomac, comme un serpent lové et prêt à le dévorer de l’intérieur. Ses pensées ne cessaient d’aller de sa famille disparue aux agents de la A.A. Que fichait-il dans un pétrin pareil ? Pourquoi avait-il accepté ?

Parce que t’as pas d’autres solutions.

Vrai. Pour le moment. Jim ne comptait pas rester le bras croisés tandis que les minutes s’égrenaient sans nouvelles de sa mère et de sa sœur. Alex et Dimitri avaient assuré revenir le lendemain pour leur faire visiter l’École. Aussi pour se renseigner sur la possibilité de suivre les cours en attendant que leur inscription soit validée. Jeremy aurait préféré avoir tout son temps pour lui afin d’enquêter sur l’enlèvement de Maria et Thalia, mais il doutait que les agents de la A.A le laissent vaquer à ses occupations. Sans compter qu’ils n’avaient pas encore proposé leur aide pour les recherches.

Tant pis, si Jeremy devait se débrouiller seul, qu’il en soit ainsi.


— Tu dors pas ?

La voix de Ryu, rendue rauque par le sommeil, surprit Jim. Son ami le dévisageait dans la pénombre depuis son propre couchage, à peine un mètre plus loin.

— J’arrive pas, répondit laconiquement Jeremy en haussant les épaules.

Inutile, Ryu ne le voyait pas. Mais c’était une habitude chez lui et c’était difficile de s’en défaire.

— Stressé ?

— Un peu. Je pense sans arrêt à ma mère et à Thalia. Je sais pas quoi faire.

Ryusuke ne répondit pas tout de suite, sûrement à la recherche d’une réponse qui puisse soulager son ami. Même si Jim doutait qu’on puisse le soulager de quoi que ce soit à cet instant.

— On va demander à Dimitri et Alexander, souffla Ryu d’un ton affirmé. Ils ont les moyens de t’aider.

Amer, Jeremy renifla en poussant un grognement.

— Ouais et cet enfoiré d’Alex a clairement dit qu’ils les mettraient pas à ma disposition.

— Oui, mais tu es sa Recrue maintenant, il te doit bien ça…

Quel optimiste, soupira Jim en fermant les yeux.

— Je suis pas encore sa Recrue, Ryu. Pas plus que tu es la Recrue du Russe.

— Dimitri, le corrigea distraitement Ryu, mais son ami l’ignora.

— Nos inscriptions doivent être validées. Ça va peut-être prendre une semaine. En attendant, on est que des étrangers pour eux.

— Peut-être. Mais ils ont l’air… de se soucier de nous. Ils seraient bêtes de pas t’aider.

Jim retint un rire qui lui chatouillait les lèvres.

Non, pas optimiste… naïf.

— Ryu, tu t’imagines quoi ? Ça les arrange. Tu les as entendus, ça fait partie de leur job. On est tombés au bon moment, c’est tout. Ça aurait pu être deux autres ados, ils s’en seraient complètement foutus de nous.

À la fois agacé et peiné par les propos de son ami, Ryusuke ne pipa mot. Après une demi-minute de silence interminable, Jeremy soupira.

— Et ton oncle ? Tu m’as rien dit du tout, Ryu…

Dans le noir presque complet et le silence relatif, Ryusuke eut envie de disparaître. Quand il inspira, il eut la sensation que deux semaines s’écrasaient sur sa poitrine.

— Il…

Sa voix mourut sur la vérité. Son cœur soudain broyé par les souvenirs, Ryu inspira profondément avant de s’adosser à son oreiller. Il distinguait le visage de son ami tourné vers lui dans la pénombre.

— Il est mort d’une tumeur au cerveau, finit-il par déclarer d’un ton morne.

Il était heureux qu’ils soient dans la pénombre : il n’avait aucune envie que Jim s’aperçoive de ses tremblements. Ce dernier fit grincer son sommier en se redressant pour s’installer au bord de son matelas. Ryu l’entendit prendre une grande respiration.

— Il savait… pour… pour sa tumeur ?

— Oui.

— Et… toi ?

— Depuis quelques semaines. Quand mon oncle a su qu’il pouvait plus rien faire, il m’a tout dit.

— Bordel, se contenta de lâcher Jim dans un souffle rauque. Je… Ça ne se soigne pas ?

— Pas à Seludage. Pas pour un immigré.

Il n’y avait pas réponse plus éloquente. Les deux garçons échangèrent un regard dans l’obscurité. Ayant grandi dans le quartier le plus défavorisé de Modros, ils connaissaient les histoires des Afro-Américains, des Latinos, des Asiatiques… Akira avait été une énième victime anonyme.

— Je suis vraiment désolé, murmura finalement Jim en serrant ses mains l’une dans l’autre pour les empêcher de trembloter. Je… je sais qu’il était très important pour toi.

Dépassé par le flot d’émotions brutes, intenses – trop intenses – qui montait en lui, Ryu se détourna, un rire au bord des lèvres. Un rire plein de larmes.

— C’était plus que mon oncle, Jimmy. Sur le papier, peut-être, mais bien plus en vrai. Il a tout sacrifié pour notre famille. Il a fui le Japon pour accompagner mes parents. Il m’a élevé après leur mort. Il m’a éduqué, il m’a aimé et m’a tout appris.

Écœuré, Jim pinça les lèvres en secouant la tête. Il discernait sans mal les trémolos dans la voix de son ami. Le serpent d’anxiété au fond de ses tripes s’était mis à bouger et lui donnait la nausée.

— Ryu, je veux pas que tu partes, finit-il par déclarer d’une voix étranglée. Je veux pas que tu finisses en famille d’accueil. Dès que j’aurai retrouvé ma mère et Thallie, on s’installera tous ensemble, OK ? (Comme Ryu ne disait rien, Jeremy insista :) T’es mon frère, Ryu. Je me suis jamais considéré comme un gars qui a juste une sœur. Je t’ai toi aussi. Et je sais que ma mère pense la même chose. Elle me l’a déjà dit. Elle…

— Jim, le coupa doucement Ryu en se levant de son lit. Jimmy, écoute-moi.

Avec précaution – il ne voulait pas écraser les pieds de son ami dans le noir – Ryusuke s’assit à côté de de Jeremy. Il l’entendait respirer lourdement – une crise d’angoisse se profilait-elle ?

— Je sais que… que ta mère, Thalia et toi m’aimez. Vous… à chaque fois que je viens chez vous, vous m’acceptez comme un membre de votre famille. C’est tellement sympa, pour moi, d’être accueilli comme ça.

Avec hésitation, Ryu posa une main sur la cuisse de son ami. Jim ne le repoussa pas, le souffle encore rauque.

— Et je vous en remercie encore. Mais… mais je ne suis pas vraiment de votre famille. Ta mère, Thalia et toi êtes soudés comme des aimants. Je pense pas qu’on puisse vous décoller – surtout après la perte de votre ancienne maison et… la disparition de ton père.

— Il a pas disparu, le corrigea aussitôt Jeremy en se raidissant. Il est parti.

— Tu m’as compris… Tout ça pour dire que même si Maria veut m’adopter, je pense pas que ce soit possible. J’aurais trop peur de modifier vos liens, de changer le noyau que vous formez.

— Tu plaisantes ? Thallie t’adore, ma mère t’apprécie énormément et je…

Jeremy s’étrangla sur les mots qu’il souhaitait dire, mais Ryu lui tapota la jambe pour lui assurer qu’il avait compris. Malgré tout, ce n’étaient que des paroles. Ryusuke les savait sincères, mais on ne formait pas un monde à l’aide de discours. Il y avait un gouffre entre ce que son ami et lui souhaitaient et la réalité de ce qu’ils pouvaient obtenir.

Son enfance à Seludage le lui avait bien appris.


— Jimmy… J’espère vraiment être accepté dans cette école. C’est un super collège, mais, surtout, j’aurais aussi un tuteur légal. Je serais pas envoyé en foyer d’accueil.

— Dimitri ? Tu crois qu’il… qu’il serait prêt à te prendre vraiment sous son aile ?

— Je ne sais pas, avoua l’adolescent en grimaçant. Mais il a vraiment agi pour nous. C’est lui qui nous a proposé de devenir Recrues.

Jeremy haussa les épaules, il ne pouvait pas démentir.

— Écoute, Ryu… finit-il par murmurer d’une voix lasse, l’important c’est que tu te sentes à l’aise. Si c’est dans cette école et avec cet agent… tant mieux.

Ryu esquissa un sourire dépité en percevant combien ça avait coûté à son ami de déclarer ces paroles. Mais il était soulagé d’avoir le soutien de Jeremy, car il était actuellement la seule personne de confiance qui lui reste.

Arigatou, chuchota Ryu en se levant péniblement du lit de son ami pour retrouver le sien. Je sais que t’aimes pas la situation dans laquelle on est et… c’est bien normal, surtout avec ta mère et Thalia. Mais je suis content que tu aies pas déjà tout envoyé en l’air.

Il devina plus qu’il ne vit l’air bougon de son ami. Sourire en coin, Ryusuke continua sur la même lancée :

— J’ai remarqué que tu te renfermes quand on parle de S.U.I ou de la A.A. Je sais pas si tu as déjà eu de mauvaises expériences avec eux, mais, pour moi, ils représentent ma dernière chance. J’ai pas vraiment d’autre choix que de leur faire confiance.

Ryu avait espéré que sa remarque amènerait son ami à confesser sa méfiance vis-à-vis de la société, mais il écarta rapidement le sujet :

— Et on fait quoi si nos candidatures sont refusées ?

— Je supplierai Dimitri de m’accorder une chance. De pas se fonder uniquement sur mon dossier scolaire.

Fatigué par sa conversation avec son ami, Jim se laissa retomber sur son matelas en baillant.

— Ryu, t’es le meilleur de notre classe et sûrement du collège. T’as pas de craintes à te faire. (Jeremy attendit quelques secondes avant d’ajouter d’une voix nerveuse :) Mais moi… Alex va rire jaune quand il verra mon C de moyenne.

— Ça reflète pas tes véritables capacités, grommela Ryu en tirant la couette jusqu’à son menton. Tu en fiches pas une à l’école et, avec ton retard d’apprentissage, ça arrange rien.

— J’ai peut-être pas envie d’arranger quoi que ce soit, maugréa Jeremy en fermant les yeux.

— Imbécile… soupira Ryusuke d’un ton à la fois accusateur et attendri. Tu seras accepté, Jimmy. Et si tu l’es pas, on demandera à Alex de te donner une seconde chance. Je… je veux pas non plus être séparé de toi.

Jeremy soupira puis se réinstalla confortablement dans son lit. Ses paupières pesaient lourd.

— Demain, on doit retrouver les deux macaques à quelle heure ?

— Ils nous ont donné rendez-vous à huit heures et demie à l’accueil.

— Huit heures et demie ? répéta Jeremy d’un ton plaintif. Mais ils ont que ça à foutre de leur vie de se lever aussi tôt ?

— Ils veulent nous offrir le petit-déjeuner, précisa Ryu d’une voix apaisante. On devrait s’estimer heureux… déjà que l’École a accepté de nous héberger pour la nuit.

— Si on est pris, chuchota Jim d’un air hésitant, tu crois que ce sera notre chambre ?

Songeur, Ryu prit quelques secondes avant de répondre :

— C’est possible. Mme Jekins, la responsable de l’étage, a dit qu’elle avait pas encore été attribuée. C’est bizarre, d’ailleurs, qu’une chambre soit encore disponible alors que l’année a déjà commencé.

— Peut-être qu’ils acceptent que peu d’élèves en internat, supposa Jeremy avant de bailler bruyamment. Je crois que je vais pas tarder à sombrer, Ryu.

Sourire aux lèvres, celui-ci jeta un regard attendri à la silhouette indistincte de son ami avant de souffler :

— Bonne nuit, sale punk.

Tête bien enfoncée dans l’oreiller, Jim sourit.

— Bonne nuit, l’intello.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Co "louji" Lazulys ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0