- Chapitre 9 -

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Lundi 7 septembre 2020, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Une pizza aux champignons et fromage sous le nez, Ryu et Jim observaient les deux adultes en face d’eux sans savoir quoi dire. Alexander avait déjà attaqué sa part, mais Dimitri était plongé dans la lecture d’un SMS sur son portable. L’odeur de leur dîner commandé à la pizzeria du coin avait déjà envahi la petite salle de travail qu’ils avaient trouvée au détour d’un couloir.

— Mangez, les garçons ! lança soudainement Dimitri en constatant leur impassibilité.

Ryusuke décrocha timidement une part qu’il déposa sur l’assiette en carton sous son nez. Il avait rarement mangé de pizzas au cours de sa vie ; son oncle préférait les plats maison et la cuisine traditionnelle japonaise. Son oncle…

Les larmes lui grimpèrent subitement aux yeux. Il pressa les poings contre ses orbites oculaires et baissa le nez. Tumeur au cerveau. Akira le savait depuis plusieurs années, mais n’avait mis son neveu au courant que six mois plus tôt. Au moment de la dernière ligne droite. Au moment où il fallait se résigner, accepter. Car envisager des soins était tout bonnement impossible : trop chers. Trop chers pour un immigré Japonais qui alternait petit boulot sur petit boulot.

— Ryu ?

La voix à peine audible de Jeremy ramena Ryusuke à sa part de pizza. Les yeux brûlants, la poitrine broyée par la souffrance, il ne répondit pas tout de suite. Puis, avec un sourire faiblard, il se tourna vers son ami. Les traits de Jim s’étaient tirés au fil des heures et Ryusuke n’osait pas imaginer son propre visage. Ils devaient offrir un triste spectacle aux deux agents de la A.A.

— Il faut qu’on s’en aille d’ici, marmonna Jim en jetant un regard méfiant aux adultes qui avaient joyeusement attaqué leur dîner.

— Qu’on s’en aille ? Mais, Jim, on vient de s’inscrire. Et tu veux qu’on aille où ?

— Ils ont dit que, tant qu’on avait pas signé, notre inscription était pas valide. Et ils ont besoin de la signature de deux autres personnes aussi, apparemment. Alors rien est décidé !

Agacé par le retournement de veste de son ami, Ryu secoua la tête en serrant les dents.

— T’as une meilleure solution, peut-être ? L’école de S.U.I nous promet un toit et de la nourriture gratuitement. Une bonne scolarité. Un avenir.

— Gratuitement… tu trouves pas ça bizarre ? Comme on dit, quand c’est gratuit, c’est que c’est nous le produit.

— Évidemment qu’ils demandent compensation ! siffla Ryusuke en roulant des yeux. Ils attendent de nous de bons résultats scolaires et une attitude irréprochable. C’est le minimum, non, quand on rembourse nos frais de scolarité ?

— Et qui les rembourse ? grinça Jeremy dont les iris dépareillés s’étaient éclairés d’irritation.

— Notre société, répondit Dimitri d’un air penaud.

Les adolescents le dévisagèrent un instant. Les deux agents avaient été assez brefs dans leurs explications et avaient insisté pour leur payer à manger avant de passer aux discussions.

— La A.A, souffla Jim en fronçant les sourcils. Et depuis quand ça existe ce concept de Recrue ?

— Oh, quelques années déjà. Elles ne sont pas nombreuses, car seuls des agents de S.U.I et de la A.A peuvent soumettre des candidatures. Et, surtout, comme les frais de scolarité de l’École sont assez exorbitants, notre société préfère les recruter en nombre limité.

— Nous sommes donc les heureux élus, enchaîna Jeremy d’un ton sarcastique. Et comment vous pouvez savoir que vos responsables vont accepter nos candidatures ?

Comme Dimitri mâchait sa part de pizza, Alex prit la relève d’un air blasé :

— On en sait rien. On mise sur vous – malheureusement. On va consulter notre responsable de département et notre conseiller d’unité avant de valider votre inscription. Le directeur de l’École doit lui aussi donner son accord.

— Département ? souffla Ryusuke avec hésitation. Il y en a beaucoup à la A.A ?

— La surveillance militaire et l’intelligence économique, l’intervention armée en zone de conflits, la cellule contre la criminalité et le crime organisé, la protection civile rapprochée et la section de traque et neutralisation de cibles prioritaires – à laquelle nous appartenons. Sachant que ces départements sont aussi liés à S.U.I et ont de nombreuses missions transversales.

Ryu hocha la tête, impressionné d’en apprendre plus sur l’entreprise qui dominait la ville en termes d’influence et de défense civile.

— Et… on a une période de test, un truc comme ça ? s’enquit Jeremy en observant la part de pizza qui refroidissait dans son assiette – une boule au ventre l’empêchait d’en avaler le moindre morceau.

— Si notre responsable de département ou le directeur émettent un avis défavorable, vous n’aurez aucune période de test ; ce sera retour à votre quartier de misère, répondit Alexander sans détour. Si l’un d’eux émet un avis neutre, vous aurez une période de test de trois mois. Si les deux avis sont favorables, vous serez inscrits pour l’année en espérant que vous réussissiez.

Jim hocha la tête, satisfait d’avoir trouvé réponse à ses interrogations, mais Ryu demeura tendu. Si l’un des avis était défavorable, ils n’auraient pas la moindre chance. Que pourraient-ils faire alors ? Pour lui, c’était impossible de retourner à Seludage. Il n’y avait plus rien : plus de famille, plus de foyer – il ne doutait pas que son appartement se ferait rapidement piller maintenant qu’il était vide d’habitants. Tout ce qui l’attendait, si sa candidature était refusée, ce serait un dossier chez les services sociaux pour l’enfance et l’attente d’être placé en famille d’accueil.

Un nouvel élancement à la poitrine le fit grimacer. Hors de question ! Il ne voulait pas atterrir dans un autre État, loin de ses repères, loin de Jeremy et sa famille, qui étaient à présent ses seuls proches. Ils avaient donc intérêt à être acceptés à l’École. Car rien de bon ne les attendait au-delà de l’enceinte grillagée. Rien que des procédures administratives sans fin qui n’aboutiraient qu’à leur séparation.

Et Ryu en était malade rien qu’à l’idée.


— Quand est-ce qu’on aura la réponse définitive, pour notre inscription ? s’enquit Ryu après avoir avalé sa deuxième part de pizza.

— C’est variable, expliqua Dimitri en grimaçant. Si le directeur peut consulter vos dossiers rapidement et que les choses vont vite du côté de la A.A, vous l’aurez avant la fin de semaine.

— Et on fait quoi en attendant ? marmonna Jim, qui s’efforçait de grignoter son bout de pizza à moitié froid. On dort devant l’enceinte de l’école ?

À ces mots, Alex lui jeta un regard agacé, mais Dimitri secoua la tête en souriant faiblement.

— On va aller voir les responsables des dortoirs pour savoir s’il reste pas une chambre de libre. On avancera les frais de logement en attendant l’inscription définitive.

Soulagés, les adolescents hochèrent la tête avant de retourner à la dégustation de leur dîner.

— Et… est-ce qu’on pourrait assister aux cours, en attendant ? souffla Ryu d’un air incertain. Car, d’après ce que j’ai entendu dire, l’École de S.U.I a un très bon niveau. Je préférerais ne pas trop prendre de retard sur le programme.

Les agents échangèrent un regard. Eux-mêmes ne connaissaient pas vraiment les modalités dans ce cas-là.

— Le souci, c’est qu’on ne peut pas vous faire suivre les cours si vous n’êtes pas répartis dans une classe.

— On sera séparés ? s’inquiéta Jeremy en faisant la grimace.

— Non, non ! Pour le parcours S.U.I, on demande même aux élèves de se trouver un camarade proche de soi pour suivre les cours, notamment d’entraînement armé. C’est pour vous préparer à travailler en binôme, ce qui se fait beaucoup à la A.A.

— Le parcours S.U.I ? répéta Ryusuke d’un air songeur. Il y a donc d’autres parcours ?

— Oui, un seul autre : le cursus général, accessible à tous les enfants de onze à quatorze ans, à condition qu’ils aient les résultats pour y prétendre. Mais il ne vous est pas accessible ; les Recrues ne sont destinées qu’à suivre l’enseignement de S.U.I. Car vous êtes recrutés par des agents de cette société et êtes censés représenter la future génération.

— Mais… continua Ryu, avide de plus d’informations à propos de l’établissement qu’il s’apprêtait à intégrer… on est pas trop âgés pour intégrer l’École de S.U.I maintenant ? On entre en quatrième.

— Ce n’est pas un problème, au contraire. Le cursus de S.U.I ne commence qu’en 3ème année – c’est comme ça qu’on nomme le niveau scolaire ici. Les deux premières années, il y a cinq classes de cursus général et il faut passer un examen à la fin de 2ème année afin d’être sélectionné pour continuer la formation et choisir son vœu d’orientation.

— Il faut passer un concours ? maugréa Jeremy en pâlissant légèrement.

— Non ! déclara Dimitri en souriant gentiment. Vous auriez dû si vous étiez entrés en formation classique dès la 1ère année, mais ce n’est pas le cas. Vous intégrerez directement l’une des quatre classes du parcours S.U.I – si tous les avis sont favorables.

— Il y a combien de classes de cursus général ? s’enquit Ryu en s’efforçant de mémoriser tout ce que Dimitri lui avait annoncé.

— Quatre aussi. Il y a toujours le même nombre de classes du parcours classique et du parcours S.U.I. C’est simplement que le nombre de classes diminue avec les années et la sélection des examens de mi-parcours.

— Des examens de mi-parcours… marmonna Jim en s’enfonçant dans sa chaise.

— Oui, affirma Dimitri d’un air penaud. En ce qui vous concerne, si vous êtes acceptés, vous en aurez un à la fin de votre 4ème année – avant d’entrer au niveau lycée si vous préférez – et un autre avant votre entrée en dernière année.

Déjà fatigué par l’idée de tant d’examens, de sélection et de révisions, Jim posa les bras sur la table en écartant son assiette puis appuya son menton dessus. Toutes ces informations administratives lui passaient un peu par-dessus la tête. Ce qui occupait principalement son esprit était la disparition de sa mère et de sa sœur. Le silence du rire de Thalia et l’absence des gestes doux de Maria.

— Tu manges pas ? grommela Alex en lui donnant un petit coup dans la jambe sous la table.

— Pas faim.

— T’es tout maigre, mange.

— Pas faim, je te dis, siffla Jim en jetant un regard irrité à son recruteur.

— Ferme-la et mange. On t’a payé une pizza, fais au moins l’effort d’y goûter.

— Je l’ai goûtée, rétorqua sèchement Jeremy en levant le bout grignoté au-dessus de son assiette. Désolé, mais les champignons, c’est pas mon truc.

À ces mots, Dimitri lui jeta un regard étonné.

— Pourquoi tu nous l’as pas dit ? On vous aurait pris autre chose.

L’adolescent se contenta de hausser les épaules en rappuyant son menton sur ses bras. Il se sentait exténué et ne rêvait que d’une douche pour se laver de la crasse et de la poisse de cette journée. Puis d’un bon lit avec un oreiller confortable.

Les yeux clos, Jim songea avec aigreur à ce moment particulier de la soirée où sa petite sœur allait se coucher. Elle embrassait leur mère, allait se brosser les dents et se démêler les cheveux à la salle de bains, avant de rejoindre son frère dans leur chambre. Jeremy était généralement penché sur un magazine de jeux vidéo ou en train d’écouter de la musique avec son vieux MP3. Même si Thalia promettait à Maria de s’endormir rapidement, le frère et la sœur partageaient des instants volés à l’attention de leur mère. Ils se blottissaient dans l’un des deux lits et discutaient à voix basse pendant des dizaines de minutes. Ils se moquaient gentiment des plats oubliés au four de Maria, de la voisine qui promenait son chien tous les matins à sept heures quarante-cinq, débattaient des goûts musicaux de l’un et l’autre, se racontaient des histoires à dormir debout ou à ne pas fermer l’œil de la nuit. Jim essayait de voler le journal intime de sa sœur pour l’embêter et elle tirait sur ses boucles d’oreille pour se venger. Toutefois, entre les rires et les larmes, ils terminaient toujours par la même promesse :

« Toujours ensemble. »


Jim, qui s’était laissé aller aux divagations, ouvrit les yeux en sentant presque les bras maigres de sa sœur autour de son cou. Quelque chose d’humide roulait sur ses joues.

— Jimmy ? souffla Ryu en se penchant vers lui.

Machinalement, Jeremy se redressa, observa les larmes qui avaient coulé sur ses mains puis se leva sans un mot. Avant que l’un des agents puisse le rattraper, il lâcha :

— J’vais prendre l’air. Pas besoin de s’inquiéter, j’me rappelle même plus le chemin pour sortir de ce foutu bâtiment.

Il ne mentait pas ; ils avaient emprunté différents couloirs pour rejoindre le bureau d’inscription puis encore d’autres pour trouver une salle libre d’accès dans laquelle dîner. Il savait qu’il pouvait retrouver son chemin sans trop de difficultés, mais il n’avait pas envie de fuir.

Pas encore.

Lorsqu’il se retrouva dans le hall d’accueil, il se laissa simplement choir sur l’un des sofas. Comme il l’avait soupçonné, c’était confortable. Il n’y avait plus personne au comptoir d’accueil et quelques échos de voix lui parvenaient depuis un escalier qui menait aux étages. Sûrement les dortoirs. Les distributeurs qui ronronnaient dans leur coin faisaient de l’œil à Jim, mais il n’avait pas assez dans les poches pour s’acheter quoi que ce soit.

Alors il s’enfonça dans le canapé qui sentait légèrement le vieux cuir, leva le nez au plafond et observa les filaments rebelles de toiles d’araignées, les quelques taches d’humidité et autres traces non identifiées.

Il fut presque tenté d’adresser une prière à quelqu’un, là-haut, mais ça faisait bien longtemps qu’il ne croyait plus en grand-chose. Il se contenta de fermer les yeux et d’espérer très fort revoir sa famille un jour.

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