- Chapitre 7 -

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Lundi 7 septembre 2020, Seludage, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Les deux agents restèrent silencieux le temps d’arriver chez Jeremy. Ce dernier se mordillait les lèvres tandis qu’il grimpait les escaliers qui menaient à son appartement. Il n’avait rien dit à Ryu concernant sa découverte de l’actes de décès. Mais comment aborder le sujet ? Sans compter qu’il devait faire vite s’il espérait retrouver sa famille.

— C’est ici, annonça l’adolescent en fourrant ses clefs dans la serrure. C’est le bordel, à cause… des gars qui ont enlevé ma mère et ma sœur. Mais…

Que disait Maria, déjà, lorsqu’elle recevait des invités ?

— Je peux vous offrir le café ?

— Volontiers, acquiesça Dimitri en secondant le garçon dans le hall d’entrée.

Ryusuke et Alex s’y engouffrèrent à leur tour, grimaçant devant les meubles et objets tombés au sol. Jim referma derrière eux et se dirigea vers la cuisine sans prendre la peine d’ôter ses chaussures ou sa veste. Il récupéra des dosettes dans une boîte en fer et en logea une dans la tête de la machine à café.

— Tu peux nous expliquer plus précisément ce qui s’est passé ? lança Alex en inspectant le salon-cuisine d’un regard inquisiteur.

— Je suis directement rentré chez moi après le hangar. J’ai trouvé mon appartement comme ça, déclara Jim en lançant la machine. Ma mère et ma sœur étaient à la maison quand j’ai rejoint le hangar avec Ryu. C’est là-bas qu’on a surpris Kurt Dert. Il nous a poursuivis et je suis tombé sur vous. Avant que je parte, ma mère et ma sœur allaient bien et elles avaient rien de prévu.

— Rien n’a été volé ? s’étonna Dimitri en observant le meuble télé intact.

— Rien, soupira Jeremy en secouant la tête. Pas d’électronique, pas de bijoux, pas d’argent. Il manque rien.

— Sauf ta sœur et ta mère, comprit Alexander en le dévisageant. Et ton père ?

Jeremy retint à temps une grimace.

— Il vit pas avec nous.

Les deux adultes hochèrent la tête avant de se consulter du regard. Ils avaient accepté d’aider le garçon, car il avait désespérément quémandé leur soutien, mais ils n’avaient pas réellement de temps à lui consacrer.

— Vous avez accès aux caméras ? souffla Jim d’un ton incertain.

— Quelles caméras ? s’étonna Dimitri en fronçant les sourcils.

— De surveillance… dans la rue.

— Il nous faudrait un mandat, grommela Alexander en se laissant choir sur un fauteuil du salon.

En réalité, ils pouvaient demander les vidéos de surveillance aux forces locales sans avoir de juridiction spéciale – les avantages d’avoir le sigle « A.A » sur sa carte de visite. Toutefois, ils ne comptaient pas se casser la tête pour un adolescent inconnu de Seludage.

— Alors vous pouvez rien faire ? intervint Ryu en récupérant la tasse pleine que lui tendait son ami pour l’amener à l’agent Russe.

Ce dernier sourit puis remercia chaleureusement le jeune adolescent.

— On sait rien de l’affaire, ronchonna Alexander en étendant nonchalamment ses longues jambes sur la table basse. On vous connaît pas, les gosses. Tout ce qui nous intéresse, c’est votre témoignage sur Kurt Dert.

— J’ai pas plus d’infos que Jim, avoua Ryusuke en se tordant les mains.

— Aucun problème, ton ami nous a déjà dit tout ce qu’il savait, le rassura Dimitri en lui serrant l’épaule.

Une fois la deuxième tasse remplie, Jeremy l’apporta à Alex, qui la prit avec un hochement de tête reconnaissant. Jim s’assit sur le canapé et croisa les bras sur sa poitrine.

— La A.A peut pas nous aider ?

— Pourquoi la A.A t’aiderait ? rectifia Alex avec un sourire moqueur. Vous êtes deux orphelins de Seludage. Notre société se fout parfaitement de vous.

Un éclat furieux s’alluma dans les yeux vairons de Jeremy, qui adressa un rictus irrité à l’agent.

— Je suis pas orphelin. Ma mère et ma sœur sont pas mortes, aux dernières nouvelles. Elles sont vivantes et quelque part. (Il se pencha vers l’homme aux cheveux ébouriffés et continua d’une voix vibrante de mépris :) Vous servez à quoi si vous êtes pas fichus de retrouver des gens qui ont été enlevés ?

Sans un mot, Alex reposa délicatement sa tasse de café, se leva puis se planta au-dessus de l’adolescent. Loin de se laisser intimider, Jim lui rendit son regard sans ciller.

— Écoute, Jim, ou peu importe ton prénom, je crois que t’as bien compris les missions de la A.A. On est pas là pour jouer les justiciers et apporter notre aide aux miséreux du quartier. On est là pour choper les enflures comme Dert et réguler les trafics qui font des centaines de victimes chaque année.

— Vous êtes très efficaces, alors, le railla Jeremy en haussant les épaules. Tout à l’heure, Ryu et moi, on a failli se faire choper par un tueur en série. Quand on sort du collège, on peut s’acheter de l’herbe sans problème.

Avec agacement, l’adolescent se redressa et siffla :

— Vous servez à rien, tout le monde le dit dans le quartier.

L’animosité fit luire les yeux noisette de l’agent et tendit ses épaules sous sa veste de costard. Mâchoires serrées, il se raisonna un moment pour s’empêcher d’en coller une à l’adolescent provocateur.

— Peut-être que c’est à cause de ton comportement insupportable que ta mère et ta sœur se sont barrées ?

— Connard, gronda Jeremy en se redressant.

Il se retrouva front à menton avec l’agent de la A.A, qui le toisa d’un air narquois.

— Qu’est-ce que tu vas faire, p’tit punk ?

— Alex, lança Dimitri d’un ton apaisant en s’approchant de son partenaire à pas mesurés. On a occulté la question de la femme qui le poursuivait.

Alexander redressa le nez pour observer son coéquipier. Un pli soucieux barrait le front de Dimitri. À ses côtés, le jeune adolescent asiatique ne pipait mot, blanc comme un linge. Alex grimaça lorsqu’il se remémora que le pauvre bougre vivait avec la mort de son oncle sur les épaules depuis deux semaines.

Avec un soupir, Alex fit un pas en arrière puis poussa du doigt Jim pour qu’il tombe dans le canapé. Vexé, l’adolescent voulut se redresser, mais Alexander claqua la langue et brandit un index sous son nez.

— Hep-hep, t’as encore des choses à nous dire, morveux. Tu trouves pas ça bizarre que ta famille disparaisse quelques temps avant qu’une femme inconnue se mette à te poursuivre ?

— Nan, à peine bizarre, plaisanta Jeremy d’une voix dégoulinante de sarcasme. Vous pouvez vous bouger le cul plutôt que de me poser des questions débiles ?

Cette fois-ci, Alex ne put retenir sa main. La joue de l’adolescent rougit dans les secondes qui suivirent la gifle. Un silence de mort s’installa dans le salon, où Ryusuke blêmit un peu plus. Jusqu’où ces agents étaient prêts à aller pour les interroger ? Ils n’avaient pourtant pas l’air spécialement cruels… mais l’homme aux cheveux indisciplinés venait d’administrer une claque à son ami sans une once d’hésitation.

Vaffanculo ! cracha Jim en bondissant du canapé pour se diriger vers l’entrée, où il ouvrit grand la porte. Puisque vous comptez pas m’aider, dégagez.

Alexander poussa un grognement dédaigneux, termina sa tasse de café d’une traite puis se dirigea vers la sortie. Lorsqu’il passa devant son partenaire, celui-ci lui agrippa le bras et plongea les yeux dans les siens. Il avait l’air terriblement sérieux.

— Alex, ces gamins me font de la peine, chuchota-t-il à son coéquipier en secouant la tête. C’est cruel de les abandonner à leur sort. L’un a perdu le dernier membre de sa famille et l’autre se retrouve seul sans aucune explication.

— Dimi, on y peut rien, soupira Alexander en dégageant doucement son bras. Moi aussi, ces mômes me font de la peine. Comme les mendiants que je vois dans la rue, comme les mères célibataires que je croise au supermarché, comme les infirmes que je vois boîter sur les trottoirs. Je peux pas tous les aider.

— Mais, eux, on peut, rétorqua Dimitri avec insistance. Alex, ces gamins se feront attraper par les gangs locaux si on les laisse seuls. Ils se feront bouffer par le système pourri de Seludage. Ils se feront harceler, racketter, avant de devenir eux-mêmes assez forts pour faire subir ça aux autres. Offrons-leur une chance avant que ça n’arrive.

— Et quelle chance ? s’exclama Alexander d’un air éberlué.

— Regarde-les, ajouta Dimitri en reculant d’un pas pour que son coéquipier puisse observer les deux adolescents qui s’étaient rassemblés près de la porte d’entrée. Ils ont été épargnés par les maux de ce quartier. Leurs familles ont su les en éloigner et ce sont deux gamins… normaux. (Dimitri secoua doucement la tête.) Offrons-leur au moins un toit pour cette nuit.

— Ils ont un toit, grommela Alexander en désignant l’appartement.

— Alex, bon sang ! soupira Dimitri en écartant les bras. Je sais que ce n’est pas notre rôle, pas nos juridictions… mais on pourrait au moins essayer de se renseigner pour celui qui a perdu sa famille. Pour l’autre… il faudra contacter les services sociaux.

À ces paroles, Alex roula des yeux en claquant la langue avec agacement. De leur côté, Jim et Ryu les observaient sans savoir quoi dire, perturbés par l’échange soudain entre les deux hommes.

— Est-ce que j’ai l’air d’être leur mère ? finit par gronder Alexander en réajustant sa veste de costume.

— Non. Mais on pourrait être leurs recruteurs.

L’annonce de Dimitri plongea les lieux dans le silence. Perdus, Jeremy et son ami échangèrent un regard consterné. Ils ne comprenaient pas grand-chose à la discussion entre les adultes, si ce n’était que la dispute était toute proche.

— Tu plaisantes ? finit par articuler Alex, les yeux ronds.

— Pas du tout.

D’un mouvement sec, Dimitri se retourna puis s’approcha des deux adolescents. Ils se raidirent, appréhendant les actes de l’homme, mais ce dernier s’arrêta à un mètre de sécurité.

— J’ai quelques questions à vous poser. Je ne voudrais pas émettre un jugement d’après ce que mes yeux seuls ont vu, mais… vous parlez plusieurs langues, non ?

Stupéfaits, ils échangèrent un regard puis hochèrent timidement la tête. Satisfait, Dimitri esquissa un petit sourire en les inspectant plus attentivement.

— Vous êtes maigrichons, mais ça n’a pas l’air de relever d’une quelconque maladie. Je me trompe ? (Ryu et son ami secouèrent la tête, toujours étonnés par la tournure de la conversation.) Vos résultats scolaires ?

Il y eut un moment de silence. Puis Jeremy sortit une main de ses poches pour désigner son ami.

— Il est premier de la classe. Les profs disent qu’il peut aller dans les lycées les plus durs de la ville. Qu’il pourrait suivre l’université sans problème.

Une lueur enthousiaste s’alluma dans les prunelles sombres du Russe. Il esquissa un sourire bienveillant à l’adresse de Ryusuke avant de souffler :

— Je pressentais ta vivacité d’esprit, mais en avoir la preuve me rassure.

L’adolescent rougit en ouvrant la bouche, pourtant incapable de prononcer un seul mot.

— Et quelles langues tu parles ? Tu es d’origine japonaise ?

Le visage du Ryu devint un peu plus cramoisi. Il se tordit les mains.

— P-Pour une fois que quelqu’un ne se trompe pas sur mes origines… Je suis né au Japon, mais j’ai grandi ici, à Seludage. Mon oncle m’a appris le japonais. Et j’apprends l’espagnol au collège, mais c’est un niveau scolaire, je suis loin d’être bon.

— Tu discutes avec les Latinos qui tiennent la boutique de bonbons, marmonna Jim en le toisant d’un regard ennuyé. Ryu, arrête d’être modeste.

Toujours plus satisfait, Dimitri croisa les bras sur sa poitrine massive avant de glisser le regard sur Jeremy.

— Et toi ?

— Houlà, je suis pas brillant comme lui, répondit l’intéressé avec un sourire crispé. J’ai du retard scolaire et les mauvaises notes qui vont avec.

— Les personnes intelligentes s’entourent d’individus capables de les surprendre ou de leur apporter quelque chose qu’ils n’ont pas. (Dimitri l’observa d’un air songeur.) Alors, c’est quoi ton truc à toi ?

— Il est pas aussi bête qu’il le prétend, soupira Ryu avant que Jim ne puisse répondre. C’est le meilleur de la classe en maths, alors qu’il fait pas grand-chose. Et son retard scolaire, c’est pas sa faute. Je suis sûr que s’il prenait des cours du soir pour rattraper son retard, il aurait des aussi bonnes notes que moi.

Yeux au plafond, Jeremy lâcha un gros soupir.

— Ryu, tu sais que je m’en fous, des bonnes notes. Je veux pas aller dans un lycée classe et je me tape de l’université. Les gens comme moi y ont pas leur place.

En arrière-plan, Alex suivait la conversation avec un pli amer. Il anticipait parfaitement l’orientation que prenait la discussion menée par son coéquipier. Et il n’aimait pas du tout ça.

— Qu’est-ce que tu veux dire par « les gens comme moi » ? s’étonna Dimitri en fronçant les sourcils d’incertitude. Est-ce que… tu as peur que tes origines jouent en ta défaveur ?

— Non, je pensais pas à mes origines. Quoi, vous pensez vous aussi que je suis Latino ?

— Tu as parlé espagnol tout à l’heure, intervint Alexander en s’avançant, étonné.

— On peut parler espagnol et pas avoir une goutte de sang hispanique, se moqua Jeremy avec un sourire en coin. Et je pige rien à l’espagnol, je connais juste quelques expressions.

Les deux agents de la A.A échangèrent un regard perplexe. La peau halée de l’adolescent trahissait pourtant des origines manifestes.

— Alors, tu parles d’autres langues ? Tu as un drôle d’accent, tu viens d’où ?

Un air irrité gagna progressivement les traits fatigués du garçon.

— Je viens d’ici. Je suis né à Modros. Mes parents sont nés à Modros.

— Tu te fous de nous ? gronda Alex en se penchant légèrement d’un air menaçant.

Un nouvel éclat de colère éclata dans les iris dépareillés de Jeremy, qui serra les poings sous le coup de la frustration.

— Non ! Je suis né à Modros, je vous le jure.

— Tu as pas l’accent de la côte Ouest, lui apprit Alexander en secouant la tête.

Le rouge gagna les joues de Jim. Combien de fois lui avait-on fait cette réflexion ?

— Mais je suis né ici ! Bordel de merde, vous êtes attardés ou quoi ?

Jim prit le temps d’expulser le souffle resté coincé dans sa poitrine avant de marmonner en insistant sur les bribes d’accents de l’Ouest qu’il possédait :

— Vous l’entendez pas ?

— Maintenant, oui, acquiesça Dimitri avant d’ajouter d’un ton formel : mais il y a des traces d’accent britannique dans ta voix et des intonations qui relèvent des langues sud-européennes.

— Ma mère, comprit Jeremy avec un soupir. Ses parents étaient Européens. Père Anglais et mère Italienne. (Il haussa mollement les épaules.) Je parle italien, du coup. Et un tout petit peu de grec.

— Donc tu as aussi des origines grecques ? s’enquit Dimitri avec un mince sourire. Ça expliquerait la couleur de ta peau.

Agacé d’être encore interrogé à ce sujet, l’adolescent détourna le regard en serrant les mâchoires. Combien de temps comptaient-ils rester chez lui ? Ne pouvaient-ils pas repartir, dans la mesure où ils ne souhaitaient pas les aider ?


Alex surveillait son coéquipier du regard. Il avait l’air d’être en train de prendre sa décision. Et il n’allait sûrement pas apprécier son choix.

Trop entêté pour que je le fasse changer d’avis, soupira l’agent en cherchant son paquet de cigarettes à l’intérieur de sa veste. Dimitri semblait bien parti sur la piste qu’il avait soufflée à Alexander. Il avait questionné les garçons pour estimer s’ils avaient leur chance. Et, vraisemblablement, ils en avaient une petite. Surtout Ryusuke.

— Bon, déclara finalement Dimitri après avoir réfléchi une dizaine de secondes. J’ai quelque chose à vous proposer. (Les deux amis le dévisagèrent comme s’il était sur le point d’exploser.) J’ai conscience de la situation extrêmement délicate dans laquelle vous êtes. Et je me doute que vous ne pouvez pas vous en sortir tout seuls. Que vous avez besoin d’assistance – et c’est normal à votre âge. Vous savez déjà que nous sommes agents de la A.A. Eh bien… parfois, au cours de notre carrière, nous rencontrons des jeunes comme vous : sans repères, sans familles, sans avenir. Mais pourtant remplis de potentiels et de possibilités.

Alex fronça le nez – quel discours mielleux ! – tandis que Ryu l’observait d’un air admiratif. Jeremy, quant à lui, le toisait avec méfiance, l’air pincé.

— Une fois au cours de notre carrière, nous sommes autorisés à proposer un élève auprès de l’École de S.U.I.

Cette fois-ci, les deux amis écarquillèrent les yeux. Il s’agissait de l’un des établissements scolaires les plus réputés de Modros ; un collège-lycée qui formait la plupart des agents de S.U.I et ouvrait les portes de grandes universités.

— Nous appelons ces élèves des Recrues.

Dimitri joignit les mains en esquissant un sourire qu’il espérait réconfortant et bienveillant.

— Que diriez-vous de devenir nos Recrues, à Alexander et à moi ?

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