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Il aimait Selena, à s’en tordre de douleur. Depuis leur rencontre, bien qu’il fut le futur héritier d’une des plus grandes sociétés de l’industrie pharmaceutique mondiale, pesant près de quinze milliards de dollars, il s’était persuadé qu’elle était une fille d’un autre calibre. Lui avait toujours été socialement inexistant, traînant sa médiocrité où ses pas le menaient, en essayant de ne pas trébucher dessus ; jamais un souffre-douleur, mais pas plus un homme autour de qui le silence s’impose quand il prend la parole. Selena, elle, c’était autre chose. Le genre de fille sur laquelle les hommes se retournent et à laquelle ils vont penser le soir dans les bras de celle à qui ils ont pourtant tout promis. Fille unique d’un père qui avait fait fortune dans l’exploitation des ressources en béryllium du Groenland après son rachat par les États-Unis, elle n’avait jamais manqué de rien ni jamais craint pour sa propre survie. Elle en avait forgé un aplomb et une hardiesse rares, et ce refus de l’échec qui lui conféraient un charisme dont l’emprise ramifiait de larges pans de ses relations professionnelles et intimes. Autrement dit, elle avait le monde à ses pieds. Et elle le savait.

Alors quand ils avaient emménagé ensemble, il n’avait pas été dupe. C’est avec son argent à lui, enfin son héritage à venir, qu’elle s’installait dans ce bel appartement de East Village. En viager en quelque sorte. Elle ne l’aimait sûrement pas vraiment. Mais il était là, dans sa vie à elle, à une place enviée par une foule de mâles jaloux. Et, comme eux, il aimait Selena, mais de l’amour douloureux des amants dominés. Cela aussi, Selena l’avait bien compris, et depuis longtemps. Elle avait appris à en jouer, à nourrir une emprise sur lui, plus pesante chaque jour, presque malsaine, et ils s’étaient ainsi murés dans une routine chaotique, rythmée par les reproches de l’une et les faux-fuyants de l’autre.

Il y a quelques mois, en fouillant dans l’interface de Charlie, Selena avait trouvé les pleines pages de longs échanges qu’il entretenait avec une lycéenne de Brooklyn en se faisant passer lui-même pour une adolescente ; cela avait été pour elle une occasion en or de sceller sa mainmise sur le restant de leur histoire. Elle lui en avait fait baver, il avait mordu la poussière. À genoux, il avait dû prêter le serment de changer, de se prendre en main, de devenir un homme, un vrai. Et elle était restée. Souveraine.

Mais c’est elle qui a raison. Tu dois changer. Tu vas changer. Changer la donne et reprendre le contrôle de ton monde !, se promit-il dans une énième lampée énergique de Jack Daniel’s, dont une moitié versa sur le siège, qui l’absorba aussitôt.

Le premier titre de la playlist World Music, stockée sur son interface, se mit en lecture à bas volume dans la tiédeur de l’habitacle.

2050 serait l’année d’un nouveau départ. Quoi de mieux qu’une année ronde pour cela ? La symbolique était parfaite, une année historique à tous les égards : le démantèlement annoncé de la Confédération Euro-Asiatique qui laisserait le champ libre à un nouveau monopole des entreprises pharmaceutiques américaines en Afrique et en Extrême-Orient, sa probable intronisation à la tête de Johnson GSK si la phase terminale du cancer de son paternel voulait bien enfn se comporter comme telle, et bien sûr la tenue de tous les grands rendez-vous sportifs mondiaux qu’il attendait depuis quatre ans. Sans compter, évidemment, l’Apocalypse que prédisaient les plus éclairés de ses concitoyens. En somme, il allait entrer en 2050 en conquérant et cela commencerait ce soir au Purple Turtle. Il avait en effet trouvé comment marquer les festivités, être au centre de toutes les attentions et graver cette soirée dans les souvenirs de tous, et d’abord ceux de Selena.

Steamboat Armageddon attendait pour cela bien sagement dans le coffre. Le mastodonte des feux d’artifice. Une fusée unique, fabriquée spécialement pour Charlie sur le modèle de l’illustre phénomène, celui-là même qui avait permis à la ville de Steamboat Springs, dans le Colorado, de garder pendant près de trois décennies son nom dans le Guinness Book, à la rubrique du plus gros engin pyrotechnique jamais lancé. Ce truc avait la puissance destructrice d’une machine de guerre. C’était véritablement l’Enfer sur Terre : près de deux kilos d’explosifs prévus pour projeter trois-cent-quatre-vingt comètes déflagrantes multicolores dans tous les sens, dans un barouf à réveiller les morts, une série de détonations qui vous percutent les unes après les autres en faisant danser vos tripes. Voilà. Armageddon, ou le combat ultime entre Dieu et le Diable.

Évidemment, ce type d’engin était complètement illégal et il avait fallu user de l’infuence de son géniteur pour pouvoir entrer en contact avec l’artificier qui s’occupait des finales du Superbowl, puis débourser la coquette somme de neuf mille dollars pour qu’il accepte d’en fabriquer une version augmentée. Lorsque Charlie avait récupéré le Steamboat, le gars l’avait assommé de mises en garde et de précautions d’emploi à respecter impérativement (combien de fois avait-il prononcé ce mot !) : espace dégagé – très dégagé –, nulle âme qui vive à moins de cinq-cent mètres sinon protégée dans une cabine d’artificier, pas d’enfant sur le lieu à cause des risques de dommages irréversibles sur la rétine et les tympans... Et évidemment, ils ne s’étaient jamais rencontrés.

Ce petit joujou reposait donc gentiment dans le coffre de la Ford, à côté de son trépied de lancement et protégé par une coque d’un mètre de diamètre, en attendant d’apporter à Charlie la gloire éternelle au milieu de Bryant Park, ce soir à minuit. Bon Dieu, il faut absolument que j’arrive à l’heure, pensa-t-il en glissant un Trip’in sous sa langue avant de basculer le goulot contre sa bouche. Poussé par l’élan de l’ivresse, il glissa soudain un peu plus vers les confins embrumés de la raison.

Rien ne m’arrêtera, rien à foutre de me balader dans New-York avec une bombe dans les mains, je vais y aller à pied !

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