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Charlie leva les yeux au ciel au travers du toit panoramique de la Ford. Il n’avait jamais compris comment l’homme avait pu passer un siècle entier à construire des habitacles de tôle opaques, si confinés et si peu ouverts sur le paysage. Depuis une trentaine d’années, le toit en verre était heureusement devenu une norme universelle, quand les mouvements populaires du World Summers avaient contraint les multinationales à repenser le modèle social. Il avait alors fallu créer de l’espace, ou plutôt une impression d’espace là où il n’y en avait pas : dans les ascenseurs, dans les avions, dans les sous-marins et jusque dans les cabines d’essayage. Les lignes de métro les plus récentes avaient dans cette idée été exclusivement tracées sur voies aériennes, et l’architecture ne jurait plus que par les matériaux translucides comme le verre, l’eau et la fibre de soie. Ainsi, avec le temps, toutes les grandes villes du monde étaient devenues, au rythme des restaurations et des expansions, de véritables écrins cristallins. Les voitures, où la plupart des humains passent une bonne partie de leur journée, avaient même été précurseures en la matière, et toutes étaient donc depuis longtemps dotées d’un toit panoramique, hormis évidemment les modèles cabriolets.

Du fond de la 34ème rue, regarder vers le ciel s’avéra pourtant assez oppressant, surtout au niveau de l’Empire State Building en bas duquel Charlie s’aperçut être à l’arrêt. De chaque côté de la chaussée, plutôt étroite, les tours interminables, presque attenantes et dressées vers le firmament, donnaient l’impression d’un long et étroit corridor constellé de miroirs qui échangeaient leurs reflets à l’infini, troublant les contours et jouant avec les perspectives. En outre, les myriades de fenêtres éclairées au hasard tout du long, de chaque côté, incarnaient autant d’yeux célestes inquisiteurs, moquant avec hauteur sa petite condition de purotin, de traîne-misère encagé au milieu du trafic paralysé.

Loser...

Super, insulté par son propre intérieur... Il pressa rageusement le volant et la Ford mugit pendant quelques secondes.

« Eh oh, mon frère, la colère ne résout rien ! », lança une voix dans la rue.

Il jeta un œil par sa vitre ouverte ; un type avait quitté le trottoir et slalomait déjà entre les voitures à sa rencontre en secouant une sorte de cloche déglinguée. Il arborait un large panneau sur l’abdomen et un autre dans le dos, suspendus par deux cordons au niveau des épaules. Sur celui de devant était inscrit à la peinture sombre : « THE END OF THE WORLD IS NOW », et en dessous, en plus gros : « REPENT YOUR SINS ».

« Eternity, remonte cette putain de vitre, vite !, s’affola Charlie, pris de court, en s’intéressant soudain à ce qui se passait de l’autre côté de la rue.

- Je suis désolée... J’ai peur de ne pas comprendre cette demande, lui répondit petit cul, impassible.

- Avant gauche ! Remonte la vitre avant g...

- La colère ne résout rien ! », l’interrompit le type à la cloche en posant sa main sur la portière. Pris au piège, Charlie se tourna vers l’importun, figé dans un sourire de façade, la jambe prise d’un léger tremblement.

« Pardon ?

- La colère est désormais inutile mon frère, faites la paix, la fin du monde est là, elle vient. L’Apocalypse ! Repentez-vous tant qu’il est temps ». Il fit tinter sa cloche ; Charlie plissa les yeux et rentra ses épaules, ce qui ne fut d’aucun secours pour ses tympans. « Jésus-Christ, notre Seigneur et Prophète, l’avait annoncé...

- Oui très bien, Monsieur, mais je suis désolé, je n’ai pas d’argent sur moi, là », le coupa Charlie.

Le prédicateur l’ignora solennellement :

« Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres : gardez-vous d'être troublés, car il faut que ces choses arrivent. Il y aura, en divers lieux, des famines, des épidémies et des tremblements de terre. Tout cela ne sera que le commencement des douleurs... »

Perdant le fil, Charlie tenta de mettre des mots sur l’aspect de cet individu qui l’abreuvait de vieux refrains éculés. Sans succès. Tout ce qui aurait pu qualifier cet homme se rapportait forcément à la fin d’un monde. Il était l’incarnation même de sa propre homélie et la caricature exacte de son courant religieux : fruste, méphitique, moribond, ne survivant vraisemblablement qu’à la force d’un acharnement désespéré. Il errait sans nul doute dans les derniers soubresauts d’une longue décrépitude, à l’issue inévitable.

« L’apostasie a eu lieu, continuait le vieillard en ponctuant d’un coup de sonnaille les points forts de son sermon. Et nous sommes en 2050 ! Trente ans après le dernier signe envoyé par Dieu, comme écrit dans le Saint Ouvrage ! « Trente soleils avant l’Apocalypse, il y aura une année jumelle d'où surgira une reine venue d'Orient, qui étendra une plaie dans les ténèbres de la nuit sur les sept collines, et transformera en poussière le crépuscule des hommes pour détruire et ruiner le monde... »

- Écoutez Monsieur, s’impatienta Charlie, suffoquant dans l’habitacle empuanti. Vraiment, je suis pressé, je n’ai pas le temps de... »

Une sonnerie stridente l’interrompit.

« Vous avez un holo de... Selena, exulta la voiture, tout aussi hermétique.

- Ah je suis désolé, je dois répondre, lança-t-il avec un peu trop d’enthousiasme. Eternity remonte la vite avant gauche, chérie ! ». Dans un petit grincement, Chérie s’exécuta prestement.

L’hirsute, contrarié, s’éloigna de la voiture et secoua agressivement sa cloche, scandant son prêche en quête de nouveaux adeptes.

« Accepte l’appel », intima-t-il. Selena apparut en holographique sur le tableau de bord. Elle portait une tenue de soirée très courte.

« Mais putain qu’est-ce que tu fous, Charlie ?, hurla-t-elle, autant par agacement que pour couvrir la musique et la clameur derrière elle.

- Je suis toujours coincé sur la 34ème, désolé !

- Encore ? Mais tu m’as déjà dit ça il y a une heure !

- Ouais, je sais, j’ai pas beaucoup avancé depuis. » Il se garda de lui dire qu’il n’avait pas bougé d’un pouce depuis le double de temps et continua sur sa lancée malhonnête : « Il y a eu une panne de signalisation, mais c’est en train de revenir là, je crois que je vois des voitures bouger là-bas devant.

- Bah grouille-toi alors, il est déjà vingt-trois heures, tu vas louper le décompte. Tu seras arrivé avant, hein ?

- J’espère oui, ça devrait se décanter.

- Mais pourquoi t’es pas venu en métro comme je t’avais dit ? Tu sais bien que c’est impossible de rouler dans Manhattan le 31 au soir. »

Il ne répondit pas. Elle soupira longuement et reprit :

« Écoute-moi bien Charlie, tu m’as déjà gâché 2049, tu me gâcheras pas 2050, tu as compris ?

- Selena, ne remets pas ça sur la table, pas maintenant, on en a déjà assez parlé ; on a pris des engagements pour repartir du bon pied et c’est ce qu’on est en train de faire.

- Oui, eh bien, tu sais quoi ? Tu as intérêt à respecter ton premier engagement de l’année. J’ai la ferme intention d’embrasser quelqu’un ce soir à minuit, et si c’est pas toi ce sera quelqu’un d’autre. »

Dans un clic discret, Selena disparut et l’ambiance derrière elle fit place au silence de l’habitacle. Il s’abandonna sur l’appui-tête et ferma les yeux. Sa main chercha à tâtons sur le siège passager et y trouva ce qu’elle cherchait ; il porta la bouteille à sa bouche et ne compta pas les rasades. Quelques instants plus tard, il trouva dans un léger fourmillement l’apaisement escompté et s’affaissa un peu plus.

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