Chapitre 5

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Gordon repoussa Kathy sans douceur, tenta de se relever, échoua, se retrouva à quatre pattes. Impossible de se remettre debout. Morbleu ! Encore heureux que personne ne le voie dans cette position indigne de lui. À force de volonté, il finit par y parvenir. Ses jambes tremblaient tant qu’il dut s’appuyer à un établi.

Sacrebleu ! Entre le poison et ce que Kathy lui avait fait subir, il ressentait un impérieux besoin de se régénérer.

Avant toute chose, il observa les dégâts. Le bâtard qui avait tenté de l’occire gisait à terre, dans une flaque de sang qui lui collait une soif infernale. De l’autre homme, il ne restait qu’un cadavre momifié au centre d’une véritable mare d’eau. Sachant que le corps humain en contenait 65 %, il y avait fort à parier qu’autant de litres avaient été arrachés à ce type.

Gordon analysa ses options. Elles se réduisaient comme peau de chagrin. S’il voulait ramener Kathy, il n’avait d’autre choix que d’apaiser un tant soit peu sa soif. Et il ne restait qu’un seul organisme fonctionnel dans ce hangar. Peste ! Se désaltérer sur la personne qu’il était censé protéger n’était pas dans ses habitudes.

Nécessité fait loi, songea-t-il en s’accroupissant à côté de Kathy.

Il s’empara avec répugnance de son bras inerte, retroussa sa manche. La peau pâle lui rappela la blancheur des serviettes de table de son manoir. Il introduisit délicatement ses canines dans la veine la plus en surface. Le débit y serait moindre, ce qui était préférable, car il ignorait s’il serait capable de retenir sa frénésie, surtout avec du sang exogène. Il aspira quelques gouttes. Ventre-Saint-Gris ! Il n’avait jamais goûté pareil nectar. Des saveurs étonnantes – fleurs coupées, iode, venaison, miel – s’entremêlèrent au point de l’étourdir. Il crevait d’envie de plonger les crocs dans la carotide de Kathy et de la boire jusqu’à la lie. À nouveau, sa verge combattit sa braguette. Sang noir ! C’en était assez ! Il allait fracasser le crâne de Jérémy jusqu’à ce qu’il daigne enfin lui expliquer comment contrôler cette insupportable réaction.

Gordon avala dix gorgées, puis s’arrêta. Inutile d’en absorber davantage, sauf pour le plaisir. Et en ce lieu, il n’était guère question de plaisir. De plus, son emprise sur lui-même vacillait. S’il perdait le contrôle, il la drainerait à mort. Il retira sa bouche, lécha les marques de ponction. Dans moins de 90 secondes, elles auraient disparu. Après avoir récupéré la dague de Vedra – hors de question de la laisser tomber entre de mauvaises mains –, il chargea Kathy en sac à pomme de terre sur son épaule et se dirigea vers la sortie. Avant de se glisser dans l’allée, il tendit l’oreille. Les voitures allaient et venaient, des humains riaient sur l’avenue, inconscients des oreilles exogènes qui captaient leurs moindres faits et gestes. Il oblitéra ces bruits lointains pour se concentrer sur la zone des hangars. Aucun son suspect. Il poussa la porte, arrachant les verrous d’une pichenette. Le sang de Kathy avait des vertus extraordinaires ! Un hululement strident déchira l’air. Dans quelques minutes, le coin grouillerait de monde.

Il se mit en route pour la planque au petit trot, ruminant les mots qu’il assenerait à l’officier de liaison, à défaut de pouvoir l’écrabouiller sous sa botte.

*

Kathy avait l’impression d’être passée dans un mixer. Même en restant parfaitement immobile, ses nerfs vibraient d’une douleur sourde. Elle était allongée sur une surface moelleuse. Un matelas. Elle souleva les paupières. L’obscurité régnait dans la pièce. Lentement, ses yeux s’y accommodèrent. Une chambre à coucher inconnue, avec des meubles massifs. Un lustre ancien étendait ses branches au centre d’un plafond orné de moulures. Une seule fenêtre, de bonne taille. La lumière des réverbères s’infiltrait entre les fentes du store baissé. Où se trouvait-elle ? Tout était si confus dans sa tête.

Soudain, des images lui revinrent. La piscine, l’agression sur le parking, le hangar, les piqûres… et plus rien. Un immense trou noir. Elle s’assit dans le lit. Son crâne protesta si vigoureusement qu’elle enfouit le visage entre ses mains. Foudroyée par la douleur à sa mâchoire, elle les retira immédiatement. Elle entrouvrit la bouche, fit jouer l’articulation. Aouch ! Un coup. Ou plus si affinités. Elle parcourut la zone enflée du bout des doigts. Le moindre effleurement était cuisant. Elle espérait ne rien avoir de cassé.

Elle s’assit au bord du lit, posa les pieds par terre. Le parquet oscillait sous ses plantes. Elle attendit que la houle se calme avant de se lever. Une nouvelle vague la déséquilibra. Elle s’appuya contre le mur. Nom d’un chien ! Que lui avaient-ils fait ? Qui étaient-ils ? Pourquoi l’avaient-ils enlevée ? Les questions lui collaient un mal de crâne de plus en plus lancinant. La porte lui semblait reculer à une distance infranchissable.

Allez, Kathy. Un pas après l’autre. Tu n’auras pas de réponse en restant plantée là.

Le premier pas la projeta presque à terre. Elle se retint à la commode. Elle n’allait quand même pas traverser la pièce en rampant ? Préférant assurer, elle longea le mur. Ayant rejoint le battant, elle posa sa main sur la poignée, écouta. Elle ne perçut aucun bruit, peut-être parce que son propre sang rugissait à ses oreilles, pompé par son cœur emballé. Sa tête s’allégeait, une sueur froide coulait le long de sa colonne vertébrale. Refusant de perdre connaissance, elle inspira longuement avant d’appuyer sur la poignée. Verrouillée.

Épuisée, nauséeuse, elle se laissa glisser contre le mur, la tête entre les genoux. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle n’avait plus peur. Elle était au-delà de la peur. Une impression de déjà-vu la tenaillait, comme si elle avait vécu des événements similaires, une éternité auparavant. Dans une autre vie. Pourtant, les images glissaient hors de portée de sa mémoire.

La porte pivota sur ses gonds. Un homme entra dans la chambre. Dans un réflexe inconnu, elle sauta sur ses pieds, genoux fléchis, mains à hauteur de poitrine. L’étourdissement fut à la mesure du mouvement : elle s’effondra à plat dos sur le parquet, avec l’impression de se trouver sur un navire en pleine tempête. Ne pas vomir. Surtout, ne pas vomir.

Depuis le sol, l’homme lui paraissait immense. Lunettes teintées, borsalino. Elle le reconnut enfin, malgré sa pâleur cadavérique.

— M. Dunand ?

Sans répondre, il s’accroupit, la prit dans ses bras et la recoucha sur le lit. Elle se laissa faire, incapable de remuer le petit doigt.

— Reste tranquille. Je t’apporte à boire.

À ce moment-là seulement, Kathy se rendit compte que sa langue avait doublé de volume dans sa bouche. Elle mourait de soif.

N’ayant plus ni la force ni l’envie de bouger, elle le regarda quitter la pièce, l’entendit s’affairer. Il revint bientôt, un verre empli de liquide foncé à la main. Il le posa sur la table de nuit, alluma la veilleuse. Kathy plissa les yeux, éblouie. Des poignards de douleur s’enfoncèrent dans ses tempes. Paupières plissées, elle détourna la tête.

— Ne t’inquiète pas. Ça va passer quand tu auras bu ça.

Elle l’entendait parler pour la première fois. Il avait un accent étrange dont elle n’arrivait pas à identifier l’origine. Il plaça le verre entre ses mains, ordonna :

— Bois.

Elle aurait voulu protester, refuser, mais le frais parfum qui se dégageait du liquide l’attirait. Elle avala une gorgée. Herbes, miel, épices. Elle ne put se retenir et but goulûment jusqu’à la dernière goutte. Le breuvage épais coulait comme du velours dans sa gorge. Une délicieuse fraîcheur se répandit dans sa mâchoire meurtrie, dans ses muscles crispés. La douleur s’évapora. Elle reposa le verre sur la table de nuit, regarda son voisin. Il lui semblait… différent. Les questions fusèrent de sa bouche sans réelle logique :

— Où sommes-nous ? Que faites-vous là ? Vous m’avez sauvée ? Que me voulaient ces hommes ?

Elle s’arrêta quand il soupira de frustration.

— Je ne peux pas répondre à tes questions, Kathy.

— Pourquoi ?

— Je n’en ai pas l’autorisation.

— Qui l’a, alors ?

Avec un air pincé, il frotta son chapeau sur sa tête. À l’évidence, il n’appréciait guère d’être contraint au silence.

— Les gens qui arriveront bientôt, annonça-t-il d’un ton lugubre.

Me laisseront-ils repartir ensuite ? Je veux rentrer à la maison… songea-t-elle, soudain abattue.

Elle avait le sentiment que sa vie basculerait irrémédiablement avec les explications qu’elle espérait.

— Et si vous me rameniez plutôt chez moi ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— Ils surveillent sûrement ton appartement. Tu ne peux pas y retourner pour l’instant.

L’envie de protester monta dans sa gorge. Elle la ravala d’une déglutition. À quoi cela servirait-il ? Elle était incapable de marcher droit, alors détourner son attention pour s’enfuir…

— Nous sommes toujours à Genève ? demanda-t-elle.

Il hésita avant de répondre :

— Oui.

Au moins, il ne l’avait pas emmenée dans une ville inconnue.

— Et vous vous appelez vraiment M. Dunand ?

Un demi-sourire empli de lassitude naquit sur ses lèvres. Il secoua la tête.

— Je me nomme Gordon Ramsay.

Il disait cela comme pour s’en convaincre lui-même. Une clochette tinta dans la mémoire de Kathy. Lointaine, si lointaine…

— Et maintenant, repose-toi. Dès que mes… collègues arriveront, tu auras tes réponses.

Kathy ouvrit la bouche pour protester, bâilla. Ses paupières papillonnaient.

— Vous m’avez droguée !

Il se redressa comme si elle l’avait insulté.

— Absolument pas. Ton corps guérit, c’est ce qui te fatigue.

De manière étrange, la réaction épidermique de Gordon la tranquillisa. Elle laissa le sommeil l’emporter.

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