Chapitre 10

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Gordon évalua les risques. Ils devaient parer au plus urgent.

— Je monte avec Kathy. Assurez nos arrières jusqu’au toit, ordonna-t-il à Lilith et Christobald.

— Pas question, objecta ce dernier.

— L’hélico est encore loin, on peut disparaître. Mais vous devez vous occuper de ceux qui grimpent.

— Je ne partage pas cet avis.

— Moi oui, déclara Lilith derrière eux.

Satisfait, Gordon sourit intérieurement. La Loi de la Légion était claire : au vu de leurs rangs respectifs, en cas de désaccord important, la majorité l’emportait. Christobald se raidit, mais ne protesta pas. Il se plaqua contre la paroi pour les laisser passer. Un point pour lui : ce blanc-bec savait se plier aux règles.

— On fonce ! lança Gordon à Kathy.

Il accéléra, grimpant les marches quatre à quatre, s’assurant toutefois qu’elle suivait le rythme. L’expression concentrée, elle collait à ses basques. Il contint un sourire satisfait : il existait une seconde raison à sa volonté d’envoyer Christobald au front. De cette manière, il ne pourrait pas abattre Kathy sous prétexte qu’elle risquait de retomber entre les mains de leurs ennemis.

Lilith ralentit sa progression, laissant Gordon et Kathy se distancer d’eux. Arrivée sur le palier suivant, elle s’immobilisa derrière la rambarde, de manière à obtenir le plus grand champ de vision possible sans s’exposer plus que nécessaire. Christobald ne la rejoignit pas, préférant rester une dizaine de marches au-dessus d’elle. Même si elle en comprenait les raisons, elle détestait avoir un féal du Cercle dans son dos. Plus d’un membre de sa famille avait autrefois été asservi par des gens tels que lui.

D’après les sons qu’elle discernait, leurs ennemis avaient atteint leur appartement, dont elle avait soigneusement refermé la porte avant de monter. Ils se rendraient rapidement compte qu’il était désert. Ensuite…

Le moment était venu.

Elle inspira et expira profondément, bras tendu pour appeler son arme. L’air scintilla devant elle, trahissant la brèche créée entre les univers. L’espace d’un instant, elle perçut l’odeur de terre et de feu typique des Abysses. L’habituelle pointe de nostalgie la piqua, vite oubliée sous le poids de sa flamberge à la longue lame ondulée. L’épée trempée dans le feu liquide du fleuve Phlégéton jeta un éclat menaçant dans la cage d’escalier. Son armure se matérialisa dans le même temps, l’enveloppant d’une carapace écailleuse couleur de bronze, aussi souple que résistante, qui couvrait chaque centimètre carré de sa peau jusqu’en haut de son cou. Seule sa tête restait vulnérable, non par coquetterie, mais parce qu’une part importante de ses pouvoirs de succube nécessitaient que son adversaire voie son visage.

Soudain, elle eut l’impression de moins bien entendre, comme lors d’un décollage en avion. Elle fit jouer sa mâchoire pour libérer ses tympans, sans effet. Ils avaient enclenché un générateur antibruit. Un immense sourire étira ses lèvres : elle allait pouvoir s’en donner à cœur joie !

Les premières balles s’écrasèrent dans le mur face à elle avec de faibles « plocs ». Des éclats de plâtre volèrent. D’un regard en arrière, elle s’assura que Christobald, qui ne devait rien entendre, lui, s’était bien rendu compte du danger. Il avait plongé dans la transe légère caractéristique de ceux de sa race lorsqu’ils employaient leur magie. Ses yeux semblaient à présent occuper tout l’espace de son visage inexpressif. Dans son cou, le tatouage ondulait, comme animé d’une vie propre. Ses mains étaient déjà entrées en action : il dessinait de ses doigts déliés une rune de pouvoir dans les airs. Sa silhouette se brouilla sous l’effet de son sort de protection. Très bien, il gérait. Elle n’aurait pas à se soucier de lui. Elle reporta son attention vers le bas.

Leurs ennemis n’avaient pas encore de fenêtre de tir correcte, mais cela ne tarderait pas. Elle les entendait arriver au palier inférieur malgré le générateur. Plus qu’une volée de marches. Comme tout démon bien élevé, elle préférait aller à leur rencontre. Flamberge pointée vers l’avant, elle bondit par-dessus la rambarde et dévala l’escalier. Le premier soldat, surpris, se colla contre la paroi et écrasa la détente de son pistolet-mitrailleur au jugé. Les balles manquèrent largement Lilith. Parvenue à sa hauteur, elle plongea son épée dans son ventre jusqu’à la garde. La lame s’enfonça dans son armure tactique comme dans du beurre, traversa ses entrailles et ressortit dans son dos. Lorsqu’il ouvrit une bouche démesurée pour lâcher un hurlement étouffé par le générateur, elle plaqua sa paume sur son visage, plantant ses doigts dans ses yeux et pivota en l’entraînant avec elle pour se servir de lui comme d’un bouclier. L’énergie vitale du soldat se déversa en elle, grisante. Un « normal », sans aucune amélioration. De la chair à canon sans valeur. Mais il avait bon goût.

Une rafale de balles crépita. Le corps du pauvre type déjà mort tressauta entre ses bras. Elle descendit quelques marches en le maintenant contre elle, dégagea sa flamberge et projeta le cadavre contre les assaillants suivants. Ceux-ci étaient répartis en deux groupes visibles. Les trois hommes les plus proches étaient armés de lames qu’elle reconnut immédiatement : des poignards de Vedra. Comment en avaient-ils obtenu autant ?! Elle écarta la question dérangeante pour se concentrer sur leur stratégie. Plus bas dans l’escalier, une poignée de tireurs attendaient une ouverture. Elle ne devait pas la leur fournir.

Elle bondit en avant. Son épée devint un prolongement de son corps. Les trois premiers soldats se placèrent de manière à l’encercler : un au-dessus d’elle, deux sur les marches du dessous. Avec une tactique soigneusement étudiée, ils la harcelèrent de leurs lames certes courtes, mais pas moins dangereuses. Dès que leur acier enchanté touchait son armure, celle-ci émettait un grésillement de mauvais augure. Elle feinta, para, frappa de taille et d’estoc en se déplaçant comme si elle livrait bataille sur un terrain parfaitement dégagé, en s’arrangeant pour toujours maintenir un adversaire entre les tireurs et elle. Malgré leurs améliorations, les soldats qui l’entouraient n’avaient pas son expérience millénaire. Mais ils avaient reçu un excellent entraînement et étaient rapides. Très rapides. Elle parvint à taillader une cuisse et un bras au prix d’efforts redoublés. Son armure fumait, répandant des vapeurs irritantes.

Renonçant au style martial épuré cher aux succubes, elle esquiva un coup vicieux et en profita pour combler l’espace qui la séparait du soldat isolé. De son bras libre, elle lui asséna deux directs en plein visage. Son nez explosa, libérant des flots de sang. Il broncha à peine.

Sacrément amélioré ! songea-t-elle sans se décontenancer.

Montant d’une marche comme pour continuer à s’acharner sur lui, elle arma sa jambe et décocha un coup de pied fouetté à celui situé à proximité de la rambarde. Il encaissa avec un « ouf » surpris. Elle termina de pivoter en imprimant un puissant mouvement tournoyant à sa flamberge, éveillant dans son acier le feu du Phlégéton. La lame rougeoyante s’enfonça dans le cou du troisième homme, le décapitant aussi aisément qu’on décapsule une bière. La tête rebondit sur les marches, le corps bascula en déversant des flots de sang. La bouche de Lilith s’assécha. Tant d’énergie vitale gâchée !

Le premier soldat profita de son flanc découvert pour la poignarder sous les côtes à deux reprises, juste entre deux plaques de son armure. Quand son souffle se coupa, Lilith réalisa qu’il avait atteint son poumon. L’enchantement de Vedra vrilla ses nerfs.

Elle foudroya Christobald du regard, toujours immobile au-dessus d’eux.

— Tu attends quoi ? lui cria-t-elle d’une voix essoufflée, consciente qu’il n’entendrait rien.

Mais il comprit.

— Tu avais l’air de bien t’amuser toute seule… répondit-il en écartant largement les bras.

Tout en continuant à ferrailler contre les deux soldats restants, Lilith ne pouvait s’empêcher l’observer à la dérobée. Le tatouage dans son cou remonta sur son visage, transformant ses traits en masque de cauchemar. D’autres volutes bleutées descendirent le long de ses poignets, jusqu’à serpenter autour de ses doigts. Une vague de magie puant la mort s’échappa de lui. Elle déglutit nerveusement, sachant très bien ce qui se produirait dans quelques secondes.

Quand une exclamation étouffée retentit dans son dos, elle lutta pour ne pas se retourner. Des rafales d’armes automatiques crépitèrent. Elle devinait que le cadavre de l’homme dont elle s’était servie comme bouclier s’était relevé pour cribler de balles ses anciens coéquipiers. Distraite par la nécromancie de Christobald, elle ne para pas assez vite un coup puissant venu de l’arrière. Le poignard s’enfonça dans son armure déjà fragilisée et lacéra profondément sa cuisse. La douleur explosa dans sa chair, paralysant sa jambe.

Furieuse de s’être fait avoir comme une débutante, elle appela à elle la puissance de sa lignée. Ses pupilles s’agrandirent jusqu’à ce que ses yeux ne soient plus que deux puits de noirceur. Un feu destructeur courut dans ses veines. Ses muscles se gorgèrent d’énergie, ses sens s’aiguisèrent. Quand elle se mit en mouvement, son épée tourbillonna, traçant des lignes embrasées autour d’elle. Son premier coup trancha le bras de celui qui se tenait devant elle, le second taillada son flanc. Il n’était pas encore à terre qu’elle se retournait contre le dernier homme.

Plus bas dans les marches, le cadavre réanimé continuait son carnage. Mais il bougeait moins vite et tirait de manière moins précise. Le contrôle de Christobald glissait. Quant à elle, son regain d’énergie ne durerait plus très longtemps. Lançant le cri de guerre de sa famille « Tartaros invictus », elle se mua en une tornade létale, tranchant, lacérant, écorchant. Les corps tombaient autour d’elle.

Lorsqu’il ne resta que des cadavres à ses pieds, elle s’immobilisa, haletante, couverte de sang. La vague d’énergie qui l’animait reflua et elle vacilla. La main de Christobald se posa sur son épaule.

— Tu vas tenir le coup ? demanda-t-il, à peine essoufflé.

Elle lutta pour ne pas se dégager. Autour de lui flottait une écœurante odeur sucrée.

— Je survivrai. Tu aurais pu intervenir plus tôt !

— J’aurais pu, c’est vrai. Filons rejoindre Gordon et Kathy.

— Laisse-moi juste une seconde.

Elle descendit quelques marches, à la recherche d’une étincelle de vie. Le cœur d’un homme battait encore faiblement. Elle s’accroupit près de lui, se pencha et posa ses lèvres sur sa bouche pour absorber son dernier souffle. Elle le sentit se détendre entre ses bras. Le baiser d’un succube apaisait toutes les souffrances.

Aussitôt, elle respira plus librement. La douleur dans sa poitrine s’atténua. Elle aurait besoin de plus pour réparer tous les dégâts, mais c’était mieux que rien. Revitalisée, elle s’ébroua et rejoignit Christobald d’un pas plus léger. Lorsqu’elle passa près du corps qu’il avait réanimé, elle lui donna un discret coup de pied pour s’assurer qu’il ne bougeait plus.

Un bon cadavre est un cadavre mort.

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