Chapitre I

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ADÉLAÏDE N'ÉTAIT FRANCHEMENT, mais franchement pas d'humeur. Sa journée ressemblait à une des mauvaises blagues que son oncle avait l'habitude de faire. Elle avait en effet réussi à avoir sa vie ruinée en treize heures top chrono.

À huit heures, elle s'était fait renvoyer de l'école maternelle où elle travaillait. À onze heures, quand elle était rentrée chez elle, un peu soûle et complètement dépitée, elle s'était rendue compte que son chiot de onze semaines avait disparu par elle-ne-savait quel miracle. À quinze heures, elle avait appris la mort d'une vieille grande-tante qui s'occupait tout le temps d'elle quand elle était jeune. À dix-sept heures, elle a réalisé qu'elle avait ses règles en remarquant l'énorme tâche rouge sur son canapé – et sur son jean neuf.

Cette journée l'avait profondément épuisée, et surtout, mais surtout, mise de mauvaise humeur. Il était conseillé à la population de rester hors d'un périmètre de vingt mètres autour d'elle. Malheureusement pour un pauvre humain malchanceux, elle avait passé une commande de sushis; et ce fameux livreur avait une demi-heure de retard, ce qui mettait grandement en danger ses chances de survie. D'un côté, elle le plaignait. Être livreur en campagne, ça ne devait pas être très simple. En effet, une start-up avait lancé un sushi-shop à Caen, avec la livraison dans la ville et ses alentours dans un périmètre de vingt kilomètres. Les jeunes campagnards comme Adélaïde avaient vu là une bénédiction de Dieu, sauf qu'une fois la commande passée la déception était bien rapide. La campagne était en effet un monde remplis de dangereux animaux sauvages pour les citadins, tels que les sangliers ou, pire encore, les vaches. De l'autre, elle avait envie de l'appeler pour le menacer de trucider toute sa famille. La jeune femme n'avait aucun scrupule à s'avouer qu'un côté la convainquait plus que l'autre, et ce n'était pas le premier.

Toujours est-il qu'aujourd'hui, encore plus que les autres jours, Adélaïde avait perdu foi en son karma. D'accord, ce n'était pas la personne la plus gentille du monde. D'accord, elle n'était pas toujours tendre. D'accord, elle pouvait parfois être de mauvaise foi. Et d'accord, elle n'était pas un exemple d'honnêteté, mais était-ce une raison pour la punir à ce point ? Elle en doutait. Elle avait essayé de devenir une meilleure personne, elle avait vraiment essayé.

D'abord, elle considérait que son métier, enfin, son ancien métier, était respectable. Elle enseignait à des « petits bouts de chou » comme elles les appelaient, l'alphabet, la politesse, la curiosité, les nombres et, quand elle arrivait à prendre de l'avance, les mots amusants que tout le monde oubliait. Enseignante n'était pas le métier que l'on aurait instinctivement donné à Adélaïde - tueuse à gages aurait été plus correct -, mais si elle était très bourrée on pouvait lui soutirer qu'elle adorait plus que tout son métier. Il avait du sens. Et il lui permettait d'affirmer que, parfois, elle faisait des trucs sympas. Ensuite, avait adopté un petit chiot à la S.P.A. du village d'à côté, qui n'avait plus de place pour ce pauvre labrador, Orion de son nom. Elle était à eu près certaine que c'était son âme soeur. Pour finir, elle aidait sa voisine, Mme. Martin, à faire ses courses tous les samedis. Mais apparement tout cela ne suffisait pas. Pour être une bonne personne, ce n'était pas comme pour en être une mauvaise, il ne fallait pas dresser une liste de trois ou quatre actions. Résultat, son karma lui en envoyait tout le temps plein la tête, aujourd'hui une fois encore. Elle ne savait plus pourquoi elle devait pleurer, alors en attendant ses sushis elle faisait des bananes flambées. Pourquoi, elle ne savait pas. Sûrement ses hormones qui lui jouaient des tours.

Elle venait de mettre feu à ses bananes qu'elle entendit toquer à sa porte. D'abord, elle se demanda qui pouvait venir toquer à une heure pareille dans son village perdu à part un meurtrier, puis son cerveau, enfin surtout son estomac en réalité, réalisa que c'était inévitablement son livreur. Son sang ne fit qu'un tour : ni une ni deux, elle envoya valdinguer son tablier (ridicule, pas très commode pour incendier les livreurs en retard) et se précipita vers sa porte, qu'elle ouvrit à la volée. La colère, la faim, la rage et la tristesse de la journée sortirent sous un flot de paroles – et d'injures.

« Je peux savoir de quel droit vous vous permettez d'arriver en retard ? Vous vous êtes pris pour qui ? La reine d'Angleterre ? Vous nous vendez un service soi-disant rapide et efficace, qui coûte un bras en plus, alors que mon cul, j'ai du attendre une heure et demie pour huit maudits sushis ? Non mais en plus à ce prix là autant s'acheter la Rolls pour arriver à l'heure ! C'est une honte vraiment, non mais quelle entreprise à la con, vous devriez faire faillite ça nous arrangerait ! Dix minutes de plus et je vous collais un procès au cul, non mais oh ! Dans quel monde vivons-nous ? Croyez-moi je vais me plaindre à la direction, vous verrez si vous arriverez en retard la prochaine fois. Et vous savez quoi ? Il n'y aura même pas de prochaine fois, parce que non seulement jamais je ne rachèterai votre merde à la con, mais en plus vous risquez de ne pas livrer de sitôt avec tout ce que je vais dire. Non mais quelle honte ! »

Adélaïde reprit son souffle. Elle prit la peine de regarder son interlocuteur, parce que tout ce qu'elle avait vu c'est que c'était un homme – après, elle s'était lancée sur sa tirade et n'avait pas prêté attention à grand chose, si ce n'est au ton de sa propre voix pour ne pas réveiller Mme. Martin dont la maison était proche. Dire qu'Adélaïde eut un choc ne serait pas exact. En face d'elle se tenait un humain - en était-ce un ? - très grand, avec des yeux chocolat, des cheveux bruns foncés, et une peau tannée. Quand elle décrivait son prince charmant à sept ans, il faut dire qu'elle avait toujours eu des goûts très précis, c'est globalement lui qu'elle décrivait. Bien sûr, depuis elle avait compris que non seulement les princes charmants n'existaient pas, mais que surtout rien ne servait d'attendre que les choses se passent quand on pouvait les provoquer soi-même. Mais toujours était-il que le géant en face d'elle était sacrément charmant. Il la regardait de haut, de très haut même puisque Adélaïde plafonnait au mètre soixante, mais il semblait vouloir se faire tout petit. Le discours de la rouquine semblait l'avoir atteint, et il avait l'air profondément désolé de son retard. Enfin, il semblait désolé et paniqué plus exactement. Très paniqué, même.

« J'suis vraiment désolé mam'zelle, mais a-appelez pas mon patron, soyez sympa. Il va me virer c'est certain et j'ai besoin de ce boulot. »

Elle avait profondément l'impression d'être devant un de ses élèves qui avait cassé un objet. Il avait la voix qui bégayait et lui jetait un regard de chien battu. Elle garda le silence. Elle allait exploser. Quel crétin. Surtout, respirer. Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer.

« Excusez-moi, vraiment, j'suis désolé, mais j'ai eu un imprévu sur la rout...

— Vous croyez pas qu'on a tous des problèmes dans la vie ? le coupa-t-elle. Non mais franchement vous êtes culottés vous, à croire que parce que vous avez eu un petit problème pouf ! Tout est excusé ! Vous croyez pas que j'ai des problèmes moi hein ? Prenez ma tante Madeleine, vous croyez pas qu'elle a des problèmes aussi ? Elle est à l'hôpital, à la morgue figurez-vous – paix à son âme ! Est-ce qu'elle m'emmerde avec pour autant ? N-O-N ! hurla Adélaïde en détachant bien chaque lettre. »

Le livreur écarquilla les yeux.

« Mes condoléances madame - euh - mam'zelle - euh - mademoiselle, je savais pas pour votre tante.

— Mais évidemment que vous ne saviez pas ! »

Elle se pinça le nez, exaspérée. Pourquoi le karma s'acharnait autant sur elle ? Il devait être rouillé. Voilà. Son karma était rouillé. Cela ne pouvait pas être autrement de toute façon.

« Euh, mademoiselle ?

— Quoi encore ? »

Il ne pouvait pas lui donner ses sushis, lui faire cadeau de la note et partir loin de son champ de vision avant qu'elle ne lui lance un sabot à la tête ?

« Y'aurait ti pas une odeur de brûlé ? »

Ses yeux s'agrandirent. Les bananes ! Elle courut vers sa cuisine. En effet, les bananes étaient carbonisées et la fumée commençait à se propager dans son salon.

« Merde merde merde ! jura-t-elle, complètement paniquée.

— Euh, mademoiselle ? lança son livreur, toujours sur le seuil de l'entrée.

— QUOI ENCORE ?

— Si vous avez fait brulé de la nourriture, je peux p't'être vous aider, avant de livrer j'étais à la plonge.

— Magne-toi de venir m'aider alors ! Qu'est-ce que t'attends ! »

Il ne se fit pas prier deux fois. Il alla d'abord à son scooter, garé à quelques mètres de là, pour rapidement récupérer les sushis qu'il mît dans son sac à dos étonnamment rempli. Il s'empressa de rentrer dans la maison en fermant la porte.

« Je peux poser mon sac et ma veste sur une d'vos chaises ? »

Dire qu'Adélaïde voulait le massacrer était un euphémisme. Elle lui lança un regard assassin, et fort heureusement pour lui il percuta. Il le fit en silence avant de venir la rejoindre à la poêle fumante. Il ne savait pas trop comment attraper l'ustensile de cuisine sans lui toucher la main, chose qui semblait le gêner profondément.

« Donnez-moi la poêle s'vous plaît, je vais m'en occuper. »

Elle ne se le fit pas dire deux fois et s'assit sur la chaise jouxtant celle avec le sac et la veste. Sac qui lui fit de l'œil.

« Est-ce que mes sushis sont dans ce sac ? demanda-t-elle pleine d'espoir.

— Euh, oh, ah oui ! J'ai complètement oublié du coup. Prenez-les, faites juste attention il y a un ch... »

Il n'eut pas le temps de finir qu'Adélaïde s'était précipitée pour ouvrir le sac, sauf qu'un chiot couleur sable venait de sauter hors du sac.

« Orion ! s'écria Adélaïde. »

Les larmes lui montèrent aux yeux et elle s'empressa d'emprisonner son chien dans ses bras et de le mitrailler de bisous sur sa petite tête. En échange, il essayait de lui faire le plus de léchouilles possibles sur le visage en un temps record. Il jappait de joie et remuait sa queue dans tous les sens.

« Euh, c'est votre chiot ça ? demanda le livreur, en train de galérer avec la poêle. »

Adélaïde allait répondre mais, même moment, il ouvrit le robinet trop fort, et l'eau ricocha sur la casserole. Il s'en prit plein la tête et les yeux, et, surpris, il laissa tomber la poêle qui atterrit sur son pied. Il hurla de douleur. Orion aboya de surprise, et sauta des bras de sa maîtresse pour aller tourner autour de cet inconnu qui l'avait trimballé tout un après-midi.

« Vous voulez de l'aide ? paniqua Adélaïde.

— A votre avis, gémit-il. Aie aie aie. »

Elle le fusilla du regard.

« Pas besoin d'être sarcastique. »

Elle lui tendit une chaise, sur laquelle il s'assit, et elle prit une poche à glace de son frigo, qu'elle lui tendit. Elle ramassa la poêle, la posa sans trop faire attention dans le lavabo et remplit la gamelle d'Orion, désireuse de l'appâter pour le faire rester. Puis, elle se rassit à côté du livreur.

« Vous voulez que j'aille chercher une trousse de secours ? demanda-t-elle.

— Non ça ira merci, la glace me suffira. Et, euh, j'ai pas capturé votre chiot ou je suis pas un tueur en série, j'vous l'promets. Tout à l'heure, j'ai entendu des aboiements, j'ai trouvé ça louche parce que j'étais sur une route de pleine campagne, et c'est là que j'ai vu ce bout d'chou traverser la route pour aller dans le champ d'à côté. Il était pas facile à trouver dans un champ de blé, vot' chiot, mais j'me suis dit qu'une petite bête pareille survivrait pas, surtout avec la forêt à côté, et puis il y avait la SPA pas très loin alors je me suis mis en tête de l'attraper. J'ai réussi au bout d'une demie-heure avec un des sushis. »

Elle l'écouta, et dut se retenir de rire la moitié du temps qu'il parlait. Quand il eût terminé, elle prit la parole.

« Vous avez appelé Orion « bout d'chou » ? »

Ses joues se tintèrent de rouge, et il baissa la tête, coupable. Adélaïde éclata de rire. Cet homme était une perle rare.

« Oui, bon, faut avouer qu'il est mignon votre chiot, bafouilla-t-il.

— Ah mais je suis d'accord, hoqueta-t-elle. »

Elle était prise d'un fou rire incontrôlable. Elle avait passé une journée de merde, il fallait le dire, et un pseudo-prince charmant moderne arrivait sur une mobylette avec ses sushis et son chiot. Un vrai héros. Et en plus, on aurait bien dit qu'il un coeur d'artichaut.

Au début, il l'a regardé avec un air curieux, presque inquiet, l'air de se dire qu'il avait atterri chez un psychopathe, puis il se mit à rire un peu, avant de finir complètement hilare avec elle. C'était le meilleur moment que les deux passaient depuis un bon bout de temps, et ça faisait un bien fou. Rire avec un inconnu, ou une, était un remède insoupçonné contre la déprime.

« Au fait, moi c'est Adélaïde. Et je râle pas tout le temps, c'est promis. »

C'était un mensonge éhonté, mais avec un peu de chance il ne l'apprendrait jamais. Il essuya une dernière larme de rire.

« Moi c'est Max. Et je suis pas tout le temps un gaffeur psychopathe en retard, c'est promis. »

***

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