Un cœur enragé

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La nouvelle arrivante est tendue comme un arc. Elle rabat les bords ouverts de son manteau en essayant d’ignorer les quatre boucliers m’entourant. Sa petite voix est chevrotante, ne cible personne en particulier.

  • Je peux discuter avec Claire ? Seule à seule ?

Symphonie me regarde en coin, je lui fais signe que c’est bon. Elle se saisit de la main d’Hélène et elles s’éloignent, suivies des garçons. Nous voilà isolées. Leur départ la rassure, elle se rapproche de moi en soufflant du nez.

  • Damned, ils font peur, surtout les deux filles !
  • Qu’est-ce que tu veux ?

Mon ton est sec, peut-être un peu trop. Je regrette déjà, elle paraît gentille… mais là, je veux juste rentrer chez moi. Je suis épuisée, à bout. Son début de sourire s’efface. Elle toussote, prend quelques inspirations avant de se lancer.

  • Je… je voulais m’excuser… pour le comportement de mon père. Ce qu’il a fait…

Tss. Et moi qui voulais aller mieux. Je tique de la langue en croisant les bras. La colère fait déjà palpiter mes veines. Je la sens réellement impactée, compatissante. C’est ce qui m’empêche de la frapper. Je riposte néanmoins avant qu’elle ne poursuive.

  • Est-ce que tu sais seulement ce qu’il a fait ? Le harcèlement sur ma famille ? Les coups portés ?!
  • Je n’ai jamais participé ! J’étais… je suis contre !

Elle s’est mise à crier, m’attrape l’épaule dans un geste désespéré. De si proche, je la vois retenir des larmes. J’ai envie de céder, de l'accompagner en me collant à elle. Je suis tellement à fleur de peau que la moindre émotion qui me traverse devient un torrent rugissant. Je cherche à m’éloigner… Je ne veux pas céder à nouveau. Elle me retient.

  • Je suis consciente du malheur qu’il provoque, si j’étais à ta place, je…
  • Tu quoi ? Tu tenterais de le tuer ?

Sans trop savoir pourquoi, je lui montre le couteau qui n’avait pas quitté ma poche. Elle devrait arrêter.

  • Je t’en prie, vas-y.
  • Non ! Je… Aaaah c’est si dur à dire ! Je.. tout ce que je veux… c’est protéger, aider les animaux… Je voulais juste… aider. Oui… Aider.

Elle baisse la tête, honteuse. Je pensais qu’elle se pétrifierait à la vue de l’arme, mais rien. Je ne vois pas trop où elle veut aller. Elle m’intrigue, je la laisse poursuivre.

  • Je ne voulais pas que ça aille si loin. J’ai tout découvert ce matin, quand j’ai demandé des détails sur la vidéo… Ce n’est pas ce que je veux. Ce n’est pas comme ça, qu’on changera les choses.

Ses propos me touchent de par leur naïveté. J’ai face à moi une jeune idéaliste comme il en faudrait plus. Elle me calme. Elle m’apprivoise.

  • Ils devraient… Ils auraient dû discuter avec vous, échanger, au lieu de vous faire du mal. On ne veut que le bien-être des animaux… Tout comme vous je suis sûre. Mais vous êtes si bornés parfois !

Elle aurait pincé la queue d’un chat que ça aurait été pareil. Je m'assombris. Au final, elle est comme tous les autres. Ce n’est qu’une citadine qui s’imagine à la place d’un animal d’élevage. Qui s’imagine pouvoir le comprendre sans avoir jamais vécu avec lui. Le contact a été rompu depuis trop longtemps pour que nous puissions échanger en paix. Je redeviens froide. Elle n’aurait pas dû.

  • Au fond, tu veux savoir pourquoi nous avons le droit de vie ou de mort sur un animal. Pourquoi nous décidons pour eux. Pourquoi nous et pas vous. Je me trompe ?

Elle adhère timidement, me relâche en frissonnant. J’inspire profondément. C’est une question que les agriculteurs ne se posent pas. La réponse est tellement évidente. Elle ne le sait pas, comment l’aurait-elle su ?

  • Parce que nous vivons avec eux. Parce que nous leur donnons un toit, de la nourriture. Parce que nous les protégeons des maladies, des éléments, de tout ce qui leur voudrait du mal. Parce que nous les rejoignons dans l’étable les soirs d’orage quand ils sont terrifiés. Parce que nous les aidons à mettre bas quand la nature s’est décidée à leur jouer un tour cruel. Parce que nous partageons leur douleur, tout comme leur joie. Parce que nous nous lions à eux…

Je me sens défaillir. Le gouffre se rapproche… encore.

  • Tu as déjà eu une vache pour amie ? Tu t’es déjà fait câliner par une vache ? Faite protéger par une vache ? Te voir accorder le droit de prendre un veau dans tes bras ?

J’hausse le ton de ma voix.

  • Tu crois que ça nous fait plaisir de les envoyer à la réforme ?! T’as qu’à financer des fermes où elles vivront leur retraite en paix !

Elle tente de protester.

  • L’exploitation animale, c’est de l’esclav…
  • DE QUEL DROIT UN ANIMAL D’ELEVAGE A MOINS LE DROIT DE VIE QU'UN AUTRE ?!

Elle m’a fait sortir de mes gonds. Je serre les poings à m’en faire mal.

  • Non mais t'as raison ! Aucune exploitation animale ! Bien sûr ! Les vaches, les cochons, les poules ! Aucun n’a le droit de vie parce qu’ils la passent avec nous ! Sinon à l’état sauvage où ils crèveront dans la peur et la douleur suite à une patte cassée ou chassés par un prédateur, s’ils ne clamsent pas à la naissance ! A chercher de la nourriture, de l’eau, de la chaleur, un abri, se battre tous les jours pour vivre ! T’as PUTAIN de raison ! Plus d’élevage ! Comme si produire des aliments était aussi simple que ça ! Va faire des cultures sans intrants naturels, sans l’aide des animaux ! Et puis, de quel droit faisons-nous des cultures qui empiètent sur les milieux naturels ?! On a qu’à tous crever !

Elle se recroqueville à mesure que je lui hurle dessus.

  • Vous nous balancez des images à la gueule. Parce qu’un connard quelque part en France ou dans le monde maltraite les animaux, celui qui te nourrit à côté de chez toi est lui aussi un tortionnaire ?! Parce que tu crois qu’en fermant les abattoirs en France, ça ira mieux ?! Nos vaches iront juste être abattues à l’étranger, là où les réglementations sont moins coûteuses ! C’est VOUS qui contribuez au malheur de nos bêtes ! VOUS qui vous acharnez à détruire l’agriculture française, alors que nous sommes l’un des pays prenant le plus à cœur ce sujet ! T’as même pas besoin d’aller voir les fermes américaines ou australiennes ! Va donc te balader en Pologne ! Ils laissent crever leurs animaux parce que ça coûte trop cher de les soigner ! Comment tu crois qu’ils le considèrent, le bien-être animal dans leurs abattoirs, quand on leur envoie nos bêtes ?!

La voilà qui se met à pleurer pour de bon.

  • Pourquoi t’es si méchante… Je voulais juste aider.

Elle m’insupporte, et en même temps je sens poindre un sentiment de culpabilité. Je fais un pas vers elle, ses bras se lèvent comme si j’allais la frapper. Ça me fait mal de voir ça. C’est donc l’effet que je lui fais ?... J’hésite, ma colère s’évanouit en un instant.

  • Désolée… Je… Je ne voulais pas.

Me voilà qui tient son propre discours. La réalité me frappe, je deviens comme ceux que je hais. Un vertige me prend, me fait trébucher. Un bras me rattrape avant que je ne m’affale au sol. Je m’accroche à elle, me remets d’aplomb. Nous nous regardons à travers nos larmes. Finalement, on l’aura fait, de pleurer dans les bras de l’autre. Nous nous serrons à nous en faire mal. Je suis la première à m'éloigner. Elle renifle encore du nez.

  • Retourne voir ton père. Garde précieusement tes idéaux, mais rajoutes-y de la réalité. Viens passer du temps avec nous, avant de critiquer.
  • Je... je viendrai. Promis.

Je me lacère moi-même le cœur en la renvoyant à ce père qui m'a privé du mien. Cet homme que j’aurais voulu tuer. Elle s’enfuit presque en titubant comme si elle avait bu. Je ne vais pas vraiment mieux. Mon souffle se calme, reprend un rythme normal. Je ne veux plus sombrer, pourtant… Je me sentais si bien, dans mon abîme de désespoir…

Un cri me ramène à la réalité. Les autres me cherchent.

  • Je suis là !

Je m’oriente vers eux. Je n’en peux plus.

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