Chez elle * 2

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J’en suis à cinq crêpes avalées, toutes garnies différemment. Il y a eu du sirop d’érable, du sucre blanc, de la vergeoise, de la confiture, de la compote, le tout avec de la chantilly.

Symphonie est une grande amoureuse de la cuisine. Ses proches le savent et en abusent quand il s’agit de lui faire des cadeaux. En même temps, elle est la seule à savoir manier la poêle dans une famille de sept. Elle s’est ainsi retrouvée à la tête d’un plan de travail tout équipé et d’un garde-manger à faire pâlir d’envie n’importe quel restaurateur. Ses grands frères, tous partis à l’étranger, lui envoient parfois des machins exotiques. Ça fait des mois qu’elle veut me faire manger des sauterelles d’Australie…

La fourchette s’approche à nouveau. Leur sixième consœur s’est enroulée autour d’une banane sur un lit de chocolat chaud préalablement amolli au micro-ondes. Je fais un signe négatif de la tête, commençant à avoir mal au ventre. Symphonie émet un grondement menaçant, rapprochant impitoyablement l’ustensile de ma bouche.

Je le gobe de mauvaise grâce, mieux vaut ne pas la contredire. Mrph… Ch’est bon. Elle doit voir que je commence à réellement saturer, vu qu’elle prend à son tour une bouchée. Elle amorce une énième portion, ma main se pose doucement sur la sienne, stoppant son geste. Ses yeux se relèvent vers moi, semblant m’encourager à continuer. Je la regarde, triste.

  • Le cœur n’y est pas.

[Heureusement, c’est de ton estomac dont tu as besoin !]

Elle me répond d’une seule main, reprenant son action en souriant, visiblement fière de sa blague. Une grimace apparaît furtivement sur son visage quand elle bouge son poignet. Je remarque une bosse sous le pull, je ne l’avais pas noté avant. J’approche ma main, interloquée. Elle s’esquive. C’est à mon tour de gronder, énervée par ses mystères incessants.

  • Symph’, laisse-moi voir.

Elle se mord la lèvre inférieure, soupire en acceptant finalement de me tendre son bras droit. Je remonte doucement la manche, la faisant grincer des dents.

Que ?...

Sur l’avant-bras, je découvre un bandage, imbibé de sang. Elle a dû le faire à la va-vite après m’avoir amené sur le canapé, quand j’avais la tête ailleurs. Je commence à défaire le nœud en faisant attention à la blesser le moins possible. Elle ne m’en empêche pas, détournant le regard, comme si elle en était honteuse. C’est à mon tour de grimacer. Une fois le tissu enlevé, je découvre un bras mutilé. La blessure est cachée par du sang séché. Elle tente de se retirer, je l’en empêche, allant prendre mon verre d’eau pour laver la plaie. Le contact froid semble lui faire du bien. Ce doit-être l’une des choses qui m’énerve le plus au monde, refuser de montrer sa douleur. Les agri’ ont le chic pour faire ça. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont la seule branche de la sécurité sociale au solde positif !

Quelle obstinée ! On dirait mon père…

Non. Je dois me ressaisir, ne pas replonger. Je secoue la tête pour chasser l’image de l’arbre au pendu. Quelques cheveux en profitent pour chuter devant mon visage. Je souffle rapidement pour les faire déguerpir, voyant alors la blessure. Elle n’est pas bien grande, deux arcs de cercle parallèles, d’environ quatre centimètres de long, mais ayant profondément percé la peau.

Des marques de dents.

Je manque de rendre mon repas, couvrant la balafre d’une main par réflexe. Symphonie hurle de douleur, se libérant vivement pour replier son bras contre elle.

[Ça va pas oh ?!]

Elle me répond de façon brouillonne, se levant pour se diriger vers la cuisine. Je suis tétanisée. C’est moi … qui ai fait ça ?... Je remarque à peine ses mouvements. Elle se saisit d’un désinfectant caché dans un placard, va récupérer un bandage propre dans sa trousse d’urgence et s’échine à se panser seule. Elle le fera mal, surtout quand je vois ses grimaces de douleur. Mes pieds nus touchent le parquet, je m’approche, presque craintive.

  • Je… Je peux t’aider ?..

Elle essaye encore un tour, finit par me tendre le bras comme si c’était elle qui allait se faire réprimander.

Je commence doucement à la soigner. La vue du sang ne m’effraie pas, j’ai eu bien pire.

D’abord, je m’assure que la plaie soit propre. J’enlève quelques bouts de peau morte, lave le début du pus, avant d’appliquer le bandage. Elle ne dit rien, encaisse sans moufter. J’aimerais être aussi forte.

Une fois terminé, je ne relève pas les yeux, étudiant la tâche sombre commençant à apparaître sous le tissu. Deux doigts viennent me saisir le menton, me forçant à relever le visage. De sa main libre, elle mime une paire de ciseaux qu’elle fait passer de gauche à droite devant elle, le fermant sur la fin. Elle enchaîne rapidement en fermant le poing, seul l’index dressé, qu’elle remue de façon négative.

[Ce n’est pas grave.]

Pas grave ? Un sanglot me prend à la gorge, je m’accroche à elle en recommençant à pleurer.

  • Pardon ! Pardon pardon !..

La tristesse revient au grand galop. Jamais partie, toujours à l’affût. Je chute à nouveau dans un gouffre de désespoir. Son pull se retrouve rapidement trempé par mes larmes. Elle me serre fort, me ramenant sur son canapé et nous recouvre sous la couette laissée là. Je hoquette, la serre en tremblant. Je pleure, tout mon corps tremble d’un mélange de peine et de colère. Je lui parle d'une voix sifflante.

  • Je veux que ça cesse… Je veux qu’ils crèvent, tous. Je veux mourir, les rejoindre, arrêter de souffrir…

Elle émet un long gémissement, me mord le nez. La douleur a l’effet d’une claque ! Je bondis en arrière, séchant mes yeux en la regardant, choquée et furieuse. Son visage se ferme, alors qu’elle dresse son poing devant elle. Elle en ressort le pouce et l’auriculaire, décrivant sèchement une diagonale dans le sens du petit doigt. Le message est clair.

[Jamais.]

Nous nous affrontons sans rien dire. Je riposte en plaçant ma main contre mon front, comme un salut militaire, avant de l’éloigner de la même façon qu’elle. Je lui fais une vive grimace en même temps.

[Si !]

Lentement, elle se relève, agressive. Je l’avais déjà vu comme ça, mais sa force n’était jamais dirigée contre moi. De la sorte, je me rends compte à quel point elle peut être effrayante. Ses cheveux, encore plus noirs que les miens, s’écoulent en cascade jusqu’au bas du dos, elle ferme les poings, comme si elle allait me frapper. Son ombre me recouvre, elle me dépasse de deux têtes avec ses 1m85. Je recule par réflexe, refusant de céder. Jamais je ne pourrai oublier ! Elle fait un pas vers moi. Je ne sais pas si elle amorce une parole ou un coup. Dans son cas, ça peut-être les deux à la fois.

Soudain, la sonnette d’entrée se fait entendre, me faisant sursauter. Mon instinct prend la relève, je cours me cacher dans sa chambre ! Je n’ai que quelques mètres à parcourir, mais je les avale comme s’il y en avait 100. Une fois la porte fermée à clé, je regarde par le trou de la serrure Symphonie aller ouvrir la porte en la claquant contre le mur sous l’effet de la colère.

  • Oh ! Ça va pas la tête ?!

Je reconnais la voix d’Hugo, l’un de ses amis. Je ne l’aime pas, c’est un citadin. C’est purement discriminatoire, je sais bien. Je n’y peux rien. Son interlocutrice bouge rapidement les bras, l’invitant à entrer.

  • Vas-y, excuse-toi. (…) T’es sur les nerfs, mais oui, comme d’habitude.

Symphonie étudie brièvement l’autre extrémité du couloir, là où il y a sa chambre, là où elle sait que je me trouve. Elle l’empêche d’aller plus loin. J’arrive à voir ses mouvements.

[Alors ? Tu les as prévenus ? On fait quoi maintenant ? Je peux la garder, mais elle est sur les nerfs, j’ai peur qu’elle fasse une bêtise.]

Hugo se calme rapidement, sortant son téléphone pour y lire ses notes. Il lui parle à voix basse, j’entends un peu.

  • J’ai prévenu les fli… Oui… Non… Sont allés… Il y a eu une pl… Ils veulent la voir.

Le visage de Symphonie devient de plus en plus rouge à mesure qu’il parle. Quand il a fini, elle fait plusieurs tours sur elle-même, s’arrachant presque les cheveux avant de frapper le mur, si fort que je sens la vibration d’où je suis. Elle ne dit plus rien, le visage caché par sa chevelure. Hugo lui passe silencieusement un petit carnet et un crayon. Elle s’en saisit, collant son front contre la cloison. Elle écrit rapidement, déchirant le papier à plusieurs reprises. Ecrire, c’est sa manière à elle de gérer sa colère.

Les policiers veulent me voir ? Ça n’a pas l’air de lui plaire.

Je reporte mon attention sur elle. Elle semble avoir fini, prenant une grande inspiration avant de se retourner. Ils font la même taille, ce sont des géants. Ils se dévisagent en silence, Hugo prend le papier, lisant rapidement avant de revenir à elle. Il la salue d’un geste du bras après avoir hoché la tête. Puis, il quitte les lieux.

Symphonie émet une légère plainte, laissant son regard se perdre sur les drapeaux accrochés aux murs, avant de fermer la porte.

Je me décide à sortir.

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Vue de Symphonie.

Putain de merde.

Je referme doucement la porte, essayant de faire le moins de bruit possible.

Je n’aime pas le bruit.

Une fois achevé, je plaque à nouveau mon front contre le bois, fermant les yeux.

J’ai besoin de réfléchir.

Pas le temps. Du mouvement. Dans mon dos.

Je me retourne, m’adossant à la porte pour voir Claire, enroulée dans ma couverture de lit, au milieu de mon couloir.

Elle me fait peur… Elle me terrifie.

Les yeux rouges, des blessures sur le visage, le crâne, les jambes et les bras… Cette ligne sanglante barrant son cou…

Je vois bien qu’elle veut continuer à pleurer, même si elle n’a plus de larmes pour ce faire.

Elle m’étudie. Elle a dû entendre Hugo.

Je lève lentement mes doigts, amorce quelques gestes. Parfois… Je voudrais être aveugle plutôt que muette.

J’agite lentement mes membres, essaye de lui sourire. Je ne dois pas céder, je n’en ai pas le droit.

[Claire, il va falloir qu’on sorte.]

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