28. Le club de la lose

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"Merde... J'ai perdu une chaussure.
Vous ne vous reposez jamais, Perrin ?"
La chèvre

À l'évidence, j'ai rejoint le club des méga-losers quand j'ai été diagnostiquée d'un cancer du sein stade 4 à trente-huit ans, ce qui n'arrive qu'à un très faible pourcentage des patientes. 75% des cancers du sein se déclarent après cinquante ans. 10% des cancers du sein sont d'emblée métastatiques. Voilà, je suis exceptionnelle comme ça. T'as gagné le cocotier. Dans le mille, Emile. Jackpot, mon pote.

La boule noire de Motus, c'est moi.

P. E. R. D. A. N. T. E.

P. U. T. A. I. N. N. N.

À part ça, j'ai des moments lose plus classiques, un peu comme tout le monde : des moments Pierre Richard, quand ça veut pas, ça veut pas.

Cela a commencé par la psy. Pourtant, j'aurais vraiment voulu que ça marche, la psy. Mais mon cerveau a tourné chaque séance en une heure de dérision non-stop, comme dans un épisode d'une série télé, avec des intervalles applause. De grands moments de gêne et de solitude aussi, quand j'essayais de combler les silences pesants par des blagues et qu'elle ne riait pas. Eh oui, j'ai bien conscience que l'ironie est un mécanisme de défense qui me permet de ne pas faire face à tout plein de problèmes.

Après la psy, j'avais essayé une magnétiseuse. J'y étais allée à reculons parce que... sérieux ? Une magnétiseuse ? Mon moi d'il y a deux ans n'allait pas chez des guérisseurs de l'improbable. Nan, elle allait au travail, au resto, faire ses courses, en vacances et évidemment chez le dentiste, l'orthodontiste, l'ophtalmologue et le docteur pour mon troupeau de Trolls. Mais bon, cette personne m'avait été chaudement recommandée par une copine du boulot, à part perdre soixante-dix euros, je ne risquais pas grand chose.

Soixante-dix euros, cela me fait un shampoing-coupe-mèches-brush chez Jocelyne, ma coiffeuse sympa, une séance shopping décompensatoire quand j'ai un coup de mou, un bon resto en amoureux avec bouteille de vin, onze séances de cinéma en fin de matinée ou un massage de quarante-cinq minutes.... Mais comparé au coût de mes piqûres mensuelles prises en charge intégralement depuis vingt mois, sans parler de ma couverture salariale arrêt-maladie, merci la Sécurité Sociale et vive la France, soixante-dix euros, ce n'est pas la mer à boire.

La dame m'a reçue très gentiment.

À l'annonce de ma maladie, elle a pris un bouquin, l'a ouvert à la page cancer du sein et elle l'a lu. Puis, elle m'a relu le paragraphe à voix haute. "Le cancer du sein droit, c'est à cause de la relation au père" m'a-t'elle dit doctement, comme si elle ne venait pas de le découvrir elle-même. Elle m'a alors annoncé que je m'étais fait mon cancer toute seule comme une grande, car c'était ça les graves maladies. Les gens se rendent malades, eux-mêmes. Il fallait régler ce problème pour que ça aille mieux. Ecrire une lettre, dessiner un schéma avec des bonshommes puis les raturer, et voilà ! C'était pas compliqué. Une minute trente-sept secondes pour trouver la réponse à des mois de questionnement.

Puis elle m'a magnétisée un quart d'heure à grand renfort de mouvements de bras et de souffles profonds et j'ai ressenti une chaleur au ventre. Entre-temps, elle m'avait demandé d'enlever moi-même mon collier car il contenait trop d'ondes négatives et elle ne pouvait pas le toucher, mine dégoûtée à l'appui. Elle m'a proposé des solutions de paiement car mon problème était très grave, il fallait faire des séances chaque semaine, en direct ou par téléphone.

OK, j'avais ressenti du chaud. Est-ce que ça justifiait que je devienne le porte-monnaie ambulant de la jumelle astrale de Whoopi Goldberg dans Ghost ?

J'ai dit non merci, au revoir madame, et je me suis cassée de là. Je trouverai d'autres solutions pour gérer mon énergie, la remobilisation de mes défenses immunitaires, mon chantier bien-être émotionnel et tout le toutim. Des solutions où je n'aurai pas envie d'exploser de rire et de sortir mon téléphone portable pour filmer des moments hallucinants collectors. Et aussi, où on ne m'accusera pas de but en blanc de vouloir me suicider à coup de tumeur ou de me provoquer une maladie incurable pour attirer l'attention. Punaise, mes onze séances ciné !

L'info "chaleur dans le ventre" restait classifiée dans mon dossier "à réfléchir pour plus tard". Il est plutôt vachement rempli, mais j'y travaille.

Après ça, je me suis escrimée sur mon régime, au point d'en devenir limite obsessionnelle compulsive. La Monk de la bouffe, c'est moi. J'ai investi dans un petit appareil de mesure de glycémie et des cétones. On se pique, une goutte de sang dans le bousin et pif paf pouf en quatre secondes on voit si les efforts ont payé. Ben, ça payait pas. Soit j'avais trop de glucides dans le sang, soit j'étais à taux de glycémie correct mais je n'arrivais pas à fabriquer des cétones. Alors, j'ai continué mes efforts et je me suis acharnée encore plus dans mon régime de nazi. Et puis après pas mal de temps à bien me faire chier, j'ai compris plusieurs choses :

Un, à la suite de chaque injection mensuelle offerte par la médecine moderne, mon taux de glycémie remontait. Et ça, je ne pouvais pas me permettre de le zapper.

Deux, l'alimentation ne fait pas le tout pour atteindre ce genre d'objectif. Le rythme de sommeil, le niveau de fatigue, de stress, influencent les résultats.

Trois, tous les glucides que j'évitais, c'était déjà une bonne chose, même si je n'arrivais pas exactement au taux que je voulais lire sur le petit écran de mon appareil.

Alors, je me contrôle encore, mais moins souvent, et je continue à suivre mon régime cétogène car je veux offrir le plus de chances possibles à mon corps de combattre efficacement, il faut voir long terme. Mais je me mets moins la pression. Je ne vais pas m'envoyer au coin non plus, je suis déjà privée de dessert.

Mes loses récurrentes ?

Me coucher tôt. C'est quoi tôt ? Parce qu'après minuit, vers 1h, c'est tôt dans la nuit, nan ? Nan ?

Stopper les bouffées de chaleur. Toujours pas. Après l'acupuncture, l'homéopathie, trois prescriptions différentes, mon corps c'est Volcano et il s'en fout des traitements.

Comprendre comment on médite. Ne pas faire juste semblant, ne pas faire sa liste de course, ne pas penser à aller au ciné... Ouais, c'est moche.

Ne plus m'énerver en voiture, dans la file d'attente, sur mes enfants.... Mouarf mouarf mouarf.

Assister aux galas de pianio/gym/guitare/danse... de Trolls sans avoir de fou rire, jouer à Candy Crush et me faire gauler par la moitié de la salle. Ben c'est encore loupé pour cette année. Et la mère indigne 2018/2019 est....

Bref, j'ai ma carte gold du club de la lose, mais je m'en fous. Ce ne sont que des petites déroutes sur mon chemin. Vas-y la vie, balance tes moments lose, balance tes défaites minables ! Je vois plus grand que ça moi, Madame ! Je n'ai jamais été ambitieuse, mais cette fois j'ai un objectif bien pompeux, bien présomptueux. Et je m'en fous d'être ridicule, chiante, pénible au resto, rouge et suante, en semi-échec permanent et la honte des parents d'élèves.

Rien. À. Battre.

Je joue le match de ma vie, c'est la seule chose à gagner.

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