26. Numérologie

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"Vous voulez mon numéro ?
C'est ça oui, je voudrais votre numéro.
Vous voulez quoi comme numéro... George ?
George... J'aime bien votre façon de dire ça... George. Je sais pas, vous en avez beaucoup ?
Oui, j'ai des numéros plein les poches. Vous voulez un exemple ? Dix.
Dix ?
Oui. Dix mois, c'est l'âge de ma petite fille.
Vous avez une fille ?
Oui. Sexy, hein ? Vous voulez un autre numéro ? Six, c'est l'âge de mon autre fille, huit c'est l'âge de mon fils, deux c'est le nombre de fois où je me suis mariée et divorcée, seize c'est le nombre de dollars sur mon compte en banque, 850.39.43, ça c'est mon numéro de téléphone et avec tous les numéros que je viens de vous filer, zéro c'est le nombre de fois que vous téléphonerez !"
Erin Brockovich

Il y a quelques mois, une de mes amies a rencontré une numérologue et m'a expliqué en quoi cela consistait. Parce que pour moi, c'était un peu abstrait. Forcément aussi, j'avais du mal à y croire.

Donc, il faut donner tes nombres à la dame, genre ta date de naissance. Elle additionne les mois et les années au code de ta Mastercard et au final, elle te révèle qui tu es et quel est ton chemin de vie. Enfin, j'ai certainement très mal expliqué. En tout cas, pour ma copine, ça l'a carrément fait la numérologue parce que tout ce qu'elle lui a raconté tombait juste et elle était confortée dans ses choix. Alors, si ça l'a boostée, qu'elle se sentait mieux et qu'elle avait le moral, qui suis-je pour juger ? C'était plutôt cool.

De temps en temps, moi aussi j'aimerais bien avoir l'avis d'un consultant externe pour me rassurer. Par exemple, là, je viens de choisir d'accéder à la radiothérapie et j'ai décliné une chirurgie. Dit comme ça, cela parait simple, ce sont des mots sur un écran. Pourtant, c'est une décision qui va impacter mon espérance de vie et je ne sais pas si c'est dans le bon ou le mauvais sens. No pressure.

Depuis mon diagnostic, je suis en guéguerre avec le Comité Décisionnel concernant mon protocole. Je bataille pour obtenir plus qu'une hormonothérapie. Je guerroie pour avoir accès à la chirurgie, d'abord pour mes ovaires, puis, quand je l'ai obtenue, pour mon sein. Finalement, finalement... Quand ils m'ont proposé la chirurgie, car ma tumeur avait assez diminué et mes métastases étaient en voie de disparition, ben moi, je n'étais plus si sûre que c'était la bonne chose à faire. Peut-être qu'une radiothérapie, ce serait mieux ? Ce n'était pas un caprice ni la peur qui parlait, mais pas mal de mois de réflexion, la conclusion de plusieurs rendez-vous avec des spécialistes en oncologie du nichon et un élargissement de mon point de vue.

Voilà. Alors, on fait quoi quand on veut avancer, qu'on veut accéder à d'autres soins, mais que les différentes options n'offrent aucune garantie d'amélioration ? Quand ton oncologue et ses collègues te proposent l'opération, car c'est le bon moment, alors que tes médecins, hors parcours Cancerlandia, te disent de ne rien accepter d'irrémédiable.

Sur ce coup là, merci aux bons conseils du Comité Décisionnel qui me préconise une opération impactante, possiblement invalidante, avec pour unique argument : "c'est le bon moment", mais aucune assurance que cela puisse vraiment m'aider. Aucune autre raison que le timing opportun. Rien. Nada. Merci les gars, vraiment merci pour votre avis précis-pointu concernant... heu, ben juste ma vie en fait. Évidemment c'est un one shot. C'est maintenant qu'il faut procéder à l'opération, plus tard cela ne servirait à rien. Pourquoi ? On ne sait pas vraiment ce qu'on fait, Mme B.

Est-ce que le remède est pire que le mal ? Quand rien - aucune étude depuis les années 60 - ne prouve qu'une mammectomie à un stade 4 puisse augmenter les chances de survie ? Mais que subir cette opération, avec curage des ganglions à gogo, cela a 100% de chance de faire mal, très très mal. Dans les 50% de chance de provoquer un lymphœdème du bras, le "syndrome du gros bras". Ce qui est au mieux inesthétique, gênant, voire handicapant.

100% de chance de devoir par la suite : ne pas porter de poids avec ce bras, éviter toute piqûre, blessure, brûlure sur ce bras, ne pas mettre son sac en bandoulière de ce côté, ne plus prendre de bains ou de douches trop chauds, éliminer les vêtements serrés, arrêter de tenir la laisse du chien avec ce bras, ne plus dormir sur ce côté, ne pas faire des gestes répétitifs avec ce bras, ne pas prendre l'avion sans bandage de compression...

100% de chance de n'avoir plus qu'un seul sein et 50% de chance d'accéder à une opération de reconstruction dix-huit mois plus tard. Au mieux.

Au final, c'est à moi de choisir. Il n'y a pas de bonne réponse qui me fasse gagner le Grand Dictionnaire de la Santé. Prendre ce genre de décision, c'est stressant. Mon oncologue me rappelle qu'elle ne veut pas entrer en conflit avec moi, mais c'est très bien les patients comme moi, c'est très chouette. Il faut qu'il y ait du débat. Ai-je été un peu agressive ? Je souffle. Je ne subis pas mon protocole, c'est moi qui le choisis. Et si je suis stressée, je l'attrape et je le serre très fort.

Couin couin le protocole.

Allez, je me fais ma propre petite recette de numérologie. Voici mes chiffres :

Quarante ans, c'est mon âge.

Treize, onze et huit, celui de mes enfants.

Quatre, c'est le stade de mon cancer.

Cinq, mon espérance de vie en années, à mon diagnostic.

Dix ans et plus, vers l'infini et au delà, mon objectif.

Seize ans, c'est l'âge de mon mariage dans quinze jours. Âge et pas durée, parce que c'est un truc vivant qui évolue un mariage, ce n'est pas un mug ou une panière à linge. Noces de saphir, à toute fin utile, Chéri.

Trois, le nombre de continents où j'ai posé les pieds et il m'en reste encore deux et plein de pays potentiels à visiter.

Dix-neuf, en mois, c'est la durée de mon arrêt maladie. Ouais, cela paraît long. Pas tant que ça au final.

Trois, le nombre de fois où j'ai défoncé un clavier dans ma tête chez des médecins et personne n'a été blessé.

Treize, les kilos que j'ai perdus. Grossir, c'est dur. Et non, je ne pensais jamais avoir à dire ça.

Trente-six kilos, c'est le poids de mon chien et mon poignet remercie le harnais.

Deux, c'est le nombre de balades joggées que j'ai faites avec lui cette semaine, maintenant je marche un peu comme Robocop.

Cinq, le pathétique nombre de pompes que j'arrive à faire d'affilée, dix c'est mon objectif.

Dix, c'est aussi le nombre de médecins et spécialistes hors parcours Cancerlandia que j'ai consultés depuis mon diagnostic.

Trente-trois, les vertèbres qui composent mon rachis. Elles étaient toutes touchées il y a un an et demi, maintenant il n'en reste qu'une un peu chelou, peut-être même zéro.

Quarante-quatre ans, l'âge où ça doit sentir le sapin pour moi. Pour cet anniversaire, je ferai une punaise de fiesta parce que je serai encore en vie. J'inviterai mon oncologue.

Quatre, c'est le nombre de mois qu'il m'a fallu pour soupeser la décision "goodbye or not, Robert".

100% coton, la composition de la culotte de grande fille que j'ai dû enfiler quand j'ai répondu non à mon oncologue pour la chirurgie, en me disant putain, pourvu que je fasse le bon choix.

Un, le nombre de doigts que j'ai envie de montrer au Comité Décisionnel pour son aide argumentée et documentée à la prise d'une décision qui peut changer ma vie. Laissez-moi vous dire que je ne parle pas du pouce.

Et le numéro complémentaire : vingt-six. C'est ce billet, qui rejoint une petite suite de textes absurdes qui devaient durer deux semaines et trois articles. Parce que tout poser en encre virtuelle sur un écran, souvent cela me fait rire, parfois cela me fait pleurer, mais en tout cas ça me fait du bien.

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