15. Mes punaises de précieuses prunelles

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"Plaisantez pas avec ça, c’est important vous savez une famille. Vous regarder grandir tout les trois, c’est le plus beau spectacle auquel j’ai assisté dans toute ma vie. Avoir des enfants, c’est une chance merveilleuse."
Le premier jour du reste de ta vie

Je trouve difficile de parler de mes enfants. Dans le contexte du cancer je veux dire. C'est toujours le sujet qui me rend hypersensible, qui me faisait pleurer chez la psy et m'arrache encore une larme chez ma coach. Celui qui me culpabilise et m'angoisse le plus.

Ben pourquoi ?

Ce n'est pas comme s'ils n'avaient pas de père. Ils ont un papa responsable, qui les aime et les élèvera de son mieux, pas moins bien ni mieux que nous deux. Ils seront plus grands, beaucoup plus grands quand ça arrivera, peut-être même déjà partis de la maison. Ils sont déjà forts et solides, autonomes et bien dans leur tête. Ils peuvent faire face à pas mal de situations. Pour le moment, cela n'a pas changé grand-chose à leur quotidien, sauf que je suis beaucoup plus à la maison, disponible, vu cet arrêt maladie qui dure dure dure. Tout ce temps libre à ma disposition.

Je pourrais choisir de profiter un maximum de ces moments.

Mon amie Sandrine m'a raconté qu'un de ses anciens voisins a été diagnostiqué d'un cancer du cerveau stade 4, le glioblastome ou "Terminator des cancers". À peu près le même âge que moi. Il a fait le choix de faire la fête, boire, manger. Se laisser aller et profiter. Oublier la maladie. L'insouciance. C'était l'été dernier, je ne sais pas où il en est maintenant. Où il est tout court d'ailleurs. Peut-être qu'il s'est déjà réincarné en antilope ou en marsouin après un dernier feu d'artifice dans sa vie d'humain ? En tout cas, j'y pense de temps en temps.

Je pourrais tout oublier aussi. Oublier les obligations, les liens et les attaches. Oublier ce qui ne va pas, ce qui est affreux, ce qui est bien. Tout.

La Sécu, la prévoyance, le service RH de mon boulot... Coucou les gars, still alive, alors ils arrivent les sousous ?

Adieu mes rendez-vous, mes examens, mon taux de CA15.3, mes médecines parallèles et mes compléments alimentaires.

Fini le régime, oublié le gras, le compteur de glucides, zéro discipline.

Goodbye l’honnêteté avec mes proches, ma famille, mes amis. Plus personne à prévenir, plus personne qui s'inquiète.

Oublier que j'ai un mari. Si je l'oublie, peut-être qu'il m'oubliera aussi. N'aurait-il pas plus de chance de retrouver quelqu'un à quarante ans plutôt qu'à cinquante ?

Je pourrais partir et omettre de revenir. Prendre un sac à dos et explorer le Tibet, l'Australie. Oublier mes piqûres mensuelles et mon espérance de vie de cinq ans ou dix ans ou trois ans.

Seulement voilà, ils sont là. Les Trolls. Ils détestent que je les appelle comme ça.

Mes trois petites éruptions volcaniques personnelles. Ils sont mes racines, mon tronc, mes branches et mes fruits. Ces grandes personnes en devenir pour qui on serait prêt à beaucoup de choses. Les soutenir, les pousser, voler à leur secours, les maintenir, les défendre. La moitié du temps je ne sais pas ce que je fais avec eux, si c'est bien ou mal, je fais au mieux.

Je les aime. Je les repousse aussi, des fois pour mieux leur apprendre à se tenir debout tout seuls, souvent pour me sauvegarder un petit espace et ne pas me perdre en eux.

Ils sont mes louveteaux, mes oursons, ma Caille, mon Chaton et mon Poussin.

Je les gronde, je les limite, je les encadre. Je les câline, je les encourage, je les admire, je les applaudis, je les console. Je les transporte, je les soigne, je les nourris. J'en ai marre, j'ai besoin d'un moment voire de plusieurs pour souffler. Je les couve, je les étouffe. Je ne peux pas vivre sans eux. Je m'en plains souvent mais j'en parle tout le temps. Ils me font rire, ils m’énervent, ils me rendent heureuse. Je les appelle, je leur envoie des SMS plusieurs fois par jour quand ils sont absents. Je suis là pour eux.

On forme une équipe, on a un esprit en commun. Ils viennent de mon corps et ils ont pris des petits bouts de mon âme. Ils sont ma plus grande fierté, ma plus belle souffrance et mes joies les plus vraies. Si quelqu'un leur faisait du mal, je ne sais pas ce que je ferais. Probablement un truc très violent.

Pourtant celle qui risque de leur faire le plus de mal, c'est moi. Alors je me fais violence à moi.

J'avalerai des tonnes d'avocats et de jus de citrons, des pots et des pots d'huile de coco, des litres à la chaîne de thé vert et des comprimés à la pelle. Je ferai des heures d'elliptique, des kilomètres de sentiers boueux, du yoga, des pompes et du canicross. Je briserai mes barrières et mes a priori. Je verrai des docteurs et des psys et des coachs et même des hypnothérapeutes. Je forcerai la main à mes médecins, je leur prouverai qu'ils peuvent me proposer d'autres traitements. Je dirai adieu à mes ovaires. Je chercherai un chemin vers la spiritualité et s'il n'est définitivement pas en moi, je le labourerai à coup de griffes. Je mettrai tout en place pour contenir le mieux et le plus longtemps possible. Je trouverai d'autres choses à faire, d'autres ruses, encore et encore.

Des fois j'ai peur, lorsqu'ils n'auront plus besoin de moi, de retomber comme un soufflé et que tous ces beaux efforts s'échappent d'entre mes doigts sur le sol en lino d'un service de soins palliatifs.

Voilà, les enfants c'est difficile d'en parler.

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