Chapitre 15

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Le molosse courait à en perdre haleine. Ses pattes puissantes, toutes en nerfs et en muscles, arrachaient à la terre des éclats de roche glacée. Ses griffes, pareilles à des sabres furieux, mutilaient sans mal la chair millénaire de Niflheim, pourtant si vieille, si solide. D’un seul bond, il parcourait des distances prodigieuses ; autour de lui, et au rythme de son allure de foudre déchirant les cieux, le paysage défilait par saccades lumineuses.

Soudain, il marqua l’arrêt devant les restes d'une ancienne habitation. Penché, abîmé, et émergeant du sol comme la croix d’une tombe, le vieux bâtiment avait des airs de sentinelle morte mais toujours debout. Plus loin, d’autres masures se dressaient à leur tour, derniers vestiges d’une époque révolue.

« C’est ici, lança-t-il de sa voix rauque. Le premier havre. Le premier royaume. »

Sur le dos de l’animal, Valgard lâcha les plis de peau recouverts de poils bruns auxquels il s’était agrippé. D’un geste, il se laissa glisser sur le sol puis se réceptionna avec élégance, les genoux pliés pour mieux amortir le choc. La grâce d'une valkyrie.

« Les légendes disaient vrai, fit-il, ses yeux jaunes écarquillés. Je n’osais y croire. C’est là que tout a commencé.

— Nastrond, la cité des iotnar, ajouta Garm. Plus vieille qu’Asgard, Midgard et Iotunheim. Plus vieille que tout. »

Jadis, au temps des origines, les iotnar issus de Ymir avaient bâti cette cité à la gloire de leur père vénéré. Continuellement battue par des vents agressifs et sifflants, elle s'étalait sur des milles, de la pointe septentrionale de Niflheim jusqu'aux confins de ce monde, là où le Ginnungagap s'étendait à l'infini comme une mer d'obscures ténèbres.

Constituées exclusivement des pierres noires du Niflhel, une multitude de modestes maisons s'organisaient en rangs serrés depuis le centre d'une place sur laquelle trônait un palais aux lignes rustres. Celui-ci, brutal édifice bâti sans grâce, était flanqué d'un beffroi pareil à un stalagmite de charbon. Les larges rues, désertes, semblaient abriter une armée de fantômes et de vieux souvenirs. Un silence sépulcral y régnait en maître absolu.

Entourant la cité telle une vénérable gardienne, une montagne dominait avec superbe toutes ces constructions. Un titanesque trône, haut de plusieurs centaines de mètres, émergeait de sa face nord. Enfin, l'une des racines d'Yggdrasil, boursouflée, monumentale, plongeait depuis le ciel pour venir se planter dans la terre et y absorber le peu de matière vitale qui y subsistait encore. Ce paysage terrible et séculaire, au-delà de toute imagination, avait toujours, pour Valgard, tenu de la légende ; il se dressait pourtant là, devant lui, à cinq jours de voyage d'Eliudnir, aussi réel que possible.

« Tu dis que c’est ici qu’il se cache ? » demanda le demi-dieu, la mine grave.

Garm n’eut pas le temps de répondre quoi que ce soit. Déjà, l'écho des paroles du fils de Hel lui revenait aux oreilles comme perverti et déformé cent fois, singé par des voix qu'il ne connaissait que trop bien.

« Ssssss'est issssssi qu'il ssssse cache ! »

« Ssssss'est issssssi qu'il ssssse cache ! »

De chaque recoin de la ville abandonnée, sortant des portes, des fenêtres et des cheminées, des hordes de serpents grouillants firent leur apparition. Comme si les ténèbres, dégoûtées, pouvaient enfin les vomir après les avoir gardées trop longtemps dans leur estomac pourtant habitué à retenir le pire. Leurs yeux de bête luisaient dans l'ombre à l'image d'odieux joyaux.

« Le champion... Nous nous ssssssouvenons. »

Lors de sa première rencontre avec ces animaux, Valgard n'avait eu qu'à en affronter une trentaine. Ici, au cœur même de leur capitale, il faisait face à un millier d'entre eux. Pourtant, le fils de Hel ne tremblait pas. Un air d'infinie confiance sur son visage d'albâtre, il savait qu'il n'avait plus rien à craindre de cette armée de charognards sans bras ni jambes. Tant que la légendaire Bloddrekk pendrait à sa ceinture, ces monstres n'oseraient jamais passer à l'attaque.

Comme pour vérifier cet état de fait, et peut-être tenter le sort, le héros fit quelques pas en avant. Derrière lui, Garm sentit ses muscles se tendre par réflexe, avant de constater avec soulagement que les serpents reculaient aussitôt, presque repoussés par la simple aura de la lame maudite, deux fois forgée. Dans son fourreau d'écailles, Bloddrekk brûlait d'un feu intérieur. Qui se serait approché suffisamment aurait pu entendre la macabre et funeste complainte que son cœur de métal démoniaque chantait à voix basse.

Alors il y eut un bruit énorme et la terre trembla affreusement. L'espace d'une poignée de secondes, tout Niflheim sembla se déchirer comme une feuille de papier. Mais le premier monde tint bon. Il ne céda pas au moment où la titanesque physionomie de Niddhog, créature de cauchemar, apparut de derrière la montagne. Ses écailles aux pointes acérées raclèrent la roche tandis que son corps gigantesque se coulait dans le trône immense taillé dans la pierre. Le roi de ces terres désolées savait soigner ses apparitions.

Quand il estima être confortablement installé, il laissa sortir sa langue bifide de sa grosse gueule d'ébène. Fouettant le vide à la façon d'un affreux tentacule rosâtre, elle humait dans l'air ambiant les odeurs des nouveaux visiteurs pour en tirer de précieuses informations.

« Le gamin est revenu, lâcha le monstre. Le voilà qui vient dire au revoir.

Valgard sourit. Lavé, peigné, et paré d'habits royaux d'un noir profond, il avait l'allure d'un sublime prince des ténèbres. Une légion entière de serpents le dévisageait d'un œil torve, mais il n'en avait cure.

— Je ne suis pas venu te dire au revoir, Nidhogg. Je voulais te parler une dernière fois avant mon départ pour les mondes du dessus. Je voulais que tu nous voies, Bloddrekk et moi, avant que l'univers n'apprenne à nous craindre, nous, tes plus belles créations. Regarde bien mon visage car quand j'en aurai fini avec ma quête, je reviendrai. Je jure devant ce que j'ai de plus sacré que je te tuerai avec l'épée que tu as fait transformer pour moi ! »

Le demi-dieu ne s'en rendait pas compte, mais ses jambes le portaient d'elles-mêmes vers le trône sur la montagne, là où le seigneur reptile faisait danser ses anneaux. Son arme s'agitait nerveusement à l'intérieur de son étui, scandait le nom de l'ennemi et appelait à sa mise à mort. Valgard le savait : il suffirait de remonter sur le dos de Garm et de lui ordonner de se jeter sur Nidhogg ; là, Bloddrekk serait dégainée, puis d'un seul coup d'un seul, elle trancherait jusque dans l'éther pour être sûre de blesser mortellement le maître des reptiles ; ce dernier s'écroulerait alors, ses forces aspirées par la lame, et tous les habitants des neuf mondes fêteraient sa chute.

Mais les damnés ne l'entendaient pas de cette oreille. Pour eux, Nidhogg n'était pas leur adversaire. Conscients que leur champion perdait de vue l'objectif à poursuivre, ils hurlèrent si fort qu'un blizzard se déchaina dans la poitrine de Valgard. Des bras chétifs, couleur émeraude, se matérialisèrent autour de sa cage thoracique et aggripèrent ses vêtements. Ils ne voulaient pas qu'il avance davantage. Leur vengeance devait passer avant la sienne, il avait promis.

« Ces mots, je les ai déjà entendus, siffla Nidhogg. L'homme qui me les a destinés se tenait presque au même endroit que toi. Et comme toi, il avait une haute opinion de lui-même. Il a juré de me tuer, mais c'était il y a si longtemps qu'il ne se le rappelle plus, désormais. En traître, il venait d'assassiner Ymir, le premier des iotnar, mon seul et unique ami.

— Odin... comprit le fils de Hel, qui retrouvait peu à peu ses esprits.

— À l'époque, il n'y avait que Niflheim et Muspellheim. Les iotnar vivaient ici en maîtres, et Odin et ses frères en parias. Avec leur père, Bor, et leur mère, Bestla, ils n'étaient guère mieux traités que des animaux. Seul Ymir, dans sa grande sagesse, leur trouvait quelques qualités. Il aurait dû se méfier d'eux. »

Le serpent balançait sa tête de droite à gauche dans un mouvement hypnotique. Il reprit :

« Odin était fourbe, et déjà, il voulait le pouvoir pour lui seul. Il voulait être l'unique Père de tout. Dans le clapier qui lui servait de demeure, il excita la haine et la rancœur de ses idiots de frères. Ensemble, ils tuèrent Ymir pendant son sommeil avant de jeter son corps dans le Ginnungagap. Là, le cadavre se métamorphosa. Son sang devint les mers et les lacs, sa chair les parties émergées. Ses os se firent montagnes. Ses cheveux se transformèrent en arbres. Les restes de son cerveau donnèrent les nuages. Enfin, son crâne se changea en voûte céleste que les dieux emplirent d'étincelles échappées du Muspell. Quatre mondes supplémentaires venaient d'être créés. »

Être comparé à Odin. Une insulte de plus. Valgard serra les poings.

« Tu me fais penser à lui, acheva le serpent. Tes cheveux sont blancs, comme les siens. Et il y a en toi le même désir ardent de bouleverser ce qui est. Vous êtes pareils et pourtant vous allez vous affronter. Vous êtes le début et la fin. Dans le futhark⁴¹ des dieux, il est Fehu et tu es Othalan. »

Le demi-dieu aurait voulu crier. Tous ses sens s'enflammaient jusqu'à le consumer. Il haïssait Nidhogg pour ce qu'il lui avait fait alors qu'il n'était qu'un petit garçon, pour cette porte qu'il avait ouverte en lui et par laquelle se déversait un flux incessant d'âmes condamnées à l'enfer. On lui interdisait pourtant de réclamer justice et, comble de l'horreur, il devait à présent entendre l'artisan de son malheur médire de lui.

Heureusement, la voix vibrante de Garm retentit sous la chappe caverneuse qui faisait office de cieux dans ce royaume souterrain.

« Tu te trompes, serpent, dit-il. Tu t'es attiré l'inimitié de deux hommes, à deux époques bien différentes, et cela te suffit pour en dresser le même portrait. Mais Valgard n'est pas Odin, et il ne le sera jamais. Ce "gamin", comme tu l'appelles, n'a pas peur de la mort. Il ne la craignait pas plus hier qu'il ne la craint aujourd'hui. Face à elle, sa volonté ne faiblit pas. Odin, lui, serait prêt à tout pour survivre, dût-il trahir tous les siens. L'un est un héros, l'autre un parjure. Veux-tu que je continue ? Regarde-le bien, et rappelle-toi son nom. »

Un grognement guttural s'échappa du chien qui poursuivit, presque comme un cri de guerre :

« Jusqu'au Ragnarok, que résonne en ce monde et en tous les autres le nom de Valgard de Helheim, fils de Dag, dieu du jour, et de Hel, maîtresse des ombres ! »

En entendant ces mots, le héros se sentit soudain plus fort et plus serein que jamais. Les paroles de son fidèle ami à quatre pattes avaient fait naître une légère chair de poule sur ses bras nus, parés de bracelets d'acier. Il réalisait que le temps de la fuite et de la honte touchait à son terme, qu'il s'agissait à présent de s'exposer à la lumière et de porter dignement le nom ainsi que le lignage qui étaient les siens. Il sortirait victorieux de cette épreuve, parce qu'il ne pouvait en être autrement. Face à la brutalité d'Odin, il irait puiser dans l'amour de Hel ; à la perversité de Nidhogg, il opposerait la sagesse de Garm et de Modgud. Il ne pourrait emporter sa famille avec lui, mais elle ne le quitterait pas réellement : durant le périple qui l'attendait, à chaque décision, il prendrait soin de se demander sans cesse ce que seraient les choix de ceux qui lui avaient tant apporté. Ainsi, jamais il ne deviendrait comme Odin, jamais il ne franchirait la ligne qui sépare les braves des malfaisants. Les damnés, à l'intérieur de son âme, parurent acquiescer.

À ce moment précis, la racine du vieil arbre cosmique se craquela légèrement, imperceptiblement. Il aurait fallu s'en approcher de très près pour percevoir ce changement dans le bois ancestral. Et dans les neuf mondes, durant un millième de seconde, toutes les créatures vivantes et mortes cessèrent de bouger. L'instant fut bref, insaisissable. Plus étonnant encore, dans le Ginnungagap, ce vide total duquel avait jailli la vie, une voix sembla s'élever doucement, tel un murmure. Personne ne l'entendit, pas même les trois Nornes qui présidaient à la destinée des êtres. Pourtant, elle était bien là.

« Très bien, fit-elle. Valgard de Helheim, je t'attends. »

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Lexique :

41 - Futhark : alphabet runique découvert par Odin lorsque, pendu à l'arbre Yggdrasil, il resta durant neuf jours et neuf nuits dans un état entre la vie et la mort, le corps transpercé par Gungnir, sa propre lance. Fehu en est la première rune, Othalan la dernière.

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