Chapitre 14.2

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Valgard n'était pas en paix. Le sommeil le fuyait. Ses draps étaient glacés, et les hurlements perpétuels des damnés, au-dehors comme dans son cœur, ne faisaient rien pour arranger les choses. C'était pire qu'un cauchemar : dès qu'il fermait les paupières, Bloddrekk reparaissait devant lui, plus réelle que si elle s'était trouvée entre ses mains. Il était certain de ne pas en vouloir. Pourtant, son image ne le quittait pas. La torture était telle qu'il fallait qu'il revoie cette maudite lame. Il voulait la sommer de le laisser tranquille, aussi quitta-t-il son lit.

Sur les dalles blafardes de la grande salle du trône, personne n'avait daigné la ramasser. Délaissée par la faible lumière des torches suspendues à la pierre nue, elle semblait à nouveau oubliée de tous, rendue à la muette solitude qui avait été la sienne au cours des millénaires. Elle recélait la force nécessaire pour vaincre les dieux d'Asgard mais elle semblait condamnée à être rejetée. Quelle étrange malédiction que celle de pouvoir rivaliser avec les plus grandes armes des neuf mondes sans pouvoir le prouver. C'en était presque triste, mais les choses étaient mieux ainsi : elle avait été corrompue par le venimeux monarque du Niflhel ; un pacte était inconcevable.

« Ce n'est pas sa place. »

Valgard se retourna pour faire face à Nati, l'un des nains présents lors de ses retrouvailles avec l'épée. Contrairement à ses frères, celui-là portait la marque de ceux qui avaient été soustraits aux eaux abrutissantes de la source suprême : une peau blême et des yeux soulignés de larges cernes violets, presque noirs. Ses longs cheveux crêpés, poivre et sel, étaient plaqués vers l'arrière et attachés au niveau de la nuque par un ensemble de petites cordes dorées. Une tunique légère, sur laquelle avait été brodé au fil d'argent le blason de la fille de Loki, recouvrait ses épaules et son torse ; une élégante écharpe de cuir brun, un simple pantalon ainsi qu'une paire de bottes cirées habillaient la partie inférieure de son corps.

« Ce que je sais, c'est que sa place n'est sûrement pas à ma ceinture, lui répondit Valgard, amère. Peut-être devrait-elle être rendue à ce cher Nidhogg ? Je crois savoir qu'elle lui appartient, à présent.

— Nous avions confiance en vous, champion. Nous étions convaincus que vous aviez compris à quel point la réussite de votre quête était importante pour nous. C'est sur vous que nous avions fondé tous nos espoirs. Vous étiez notre clé, notre occasion de quitter un jour cette prison de terreur. Force est de constater que nous nous trompions.

Le guerrier protesta avec irritation :

— J'ai juré de les sauver, je compte tenir parole ! Puisque vous étiez l'un des leurs, vous savez pertinemment que j'ai été plongé dans le même état qu'eux. Je connais leur souffrance pour l'avoir partagée. J'ai vu les déserts de neige blanche et les hordes de désincarnés. J'ai vu leurs yeux m'observer avec envie, colère et adoration. J'ai vécu leurs histoires et enduré leurs blessures. Croyez bien que rien n'a plus d'importance à mes yeux que leur libération. Ce jour-là verra aussi mon propre salut.

— Si vous n'acceptez pas de brandir cette épée, vous ne pourrez leur être d'une grande aide. Sans Bloddrekk, vous serez mort avant d'avoir pu atteindre Odin !

Valgard s'assombrit. Excédé, il s'écria :

— Vous avez l'air de penser que c'est cette lame, votre véritable champion ! Si c'est le cas, pourquoi ne la prenez-vous pas ? Emportez-la où bon vous semble, servez-vous-en pour mettre Asgard à sac ! Et rendez-moi mon âme.

— Même si je le voulais, le verrou que mes frères ont apposé sur l'arme m'en empêcherait. Que vous l'acceptiez ou non, Bloddrekk n'appartient qu'à vous, dorénavant. C'est votre sang qui en est la clé.

— Ce n'est plus votre souci, n'est-ce pas ? Ma mère vous a ressuscité. Helheim derrière vous, votre enveloppe spectrale deviendra un corps de chair et vous reprendrez votre existence d'antan.

— Pour combien de temps ? Inévitablement, viendra le moment où je mourrai à nouveau. Et comme vous, je ne pourrai jamais oublier ce que j'ai vécu dans le plan des ombres. Cet endroit ne devrait pas exister et vous le savez. »

Que pouvait-il répondre à cela ? Que c'était faux ? Que plus rien ni personne ne souffrait, une fois passé Helgrind ? Finir au milieu de gouffres noirs et humides, une eau verdâtre jusqu'à la taille, croupir dans ce bassin puant, entouré de créatures aussi pitoyables les unes que les autres, constituait la plus terrible punition que l'on puisse donner à un individu, quelles que soient ses erreurs passées.

Cette conversation ne pouvait de toute façon mener à rien. Décidé à y mettre un terme, le héros s'apprêtait à reprendre la parole quand un bruit terrible fit trembler les murs de la pièce.

« Qu'est-ce que c'est ? s'inquiéta le nain.

— Cela ne me dit rien qui vaille », rétorqua Valgard, un air méfiant sur le visage.

Pendant plusieurs secondes, les deux interlocuteurs se turent, trop occupés à déceler dans la Toile le moindre indice qui leur permettrait de comprendre ce qui venait de se produire. Soudain, une série de rugissements venus de l'extérieur se répercuta contre les murs de la salle du trône. Détruisant les statues, arrachant les tentures, une énorme masse traversa les cloisons de pierre pour aller s'abîmer contre le mur du fond. Le demi-dieu eut à peine le temps de se jeter sur le nain pour lui éviter de perdre définitivement la vie. Un nuage de poussière envahit la pièce, qui s'incrustait dans les poumons et enflammait les yeux. Tant bien que mal, Valgard tâcha de se remettre debout. Le Réprouvé ne tarda pas à l'imiter.

« Je croyais que votre royaume était inattaquable, murmura-t-il alors que, groggy, il retrouvait difficilement l'équilibre.

— C'est ce que je croyais aussi », répondit le iotun en se rapprochant de la mystérieuse forme.

Celle-ci demeurait étendue sur le sol. D'une taille gigantesque, elle devait mesurer aux alentours de huit ou neuf mètres de long. En s'avançant suffisamment, il était possible de se faire une idée plus précise de sa physionomie : sur un dos athlétique, une série de balafres sanguinolentes lacéraient une peau recouverte de poils noirs et drus.

Garm.


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