Chapitre 13.3

4 minutes de lecture

La surface de Hvergelmir était recouverte d'une multitude de corps cagneux et verdâtres. Contorsionnés, serrés les uns contre les autres, les cadavres livides et abêtis de ces misérables prisonniers poussaient d'horribles cris de bêtes blessées. Le calvaire des uns ne durait que depuis une poignée d'heures, celui des autres depuis des décennies, des siècles, voire des millénaires. Une brume glacée les entourait, mélangée à la vapeur fétide qui s'échappait de leurs bouches édentées et sanguinolentes. Des morceaux de chair et de muscles tombaient sans cesse de leur squelette corrompu, quittant une enveloppe décrépite pour se fixer sur une nouvelle. De leurs orbites déformées par la douleur, des yeux jaunâtres et vitreux perçaient l'obscurité ambiante. À demi immobiles, ils remuaient comme des asticots sur un morceau de viande pourri. Dans une langue incompréhensible, ils maudissaient les dieux, responsables de leurs tourments. Toutefois, lorsqu'une forme mystérieuse parut sur l'un des ponts de pierre qui les surplombaient, ils se turent immédiatement, rappelés à l'ordre par une voix à laquelle ils devaient le respect.

Au-dessus de leur tête, la gracieuse silhouette de Hel était en partie dissimulée dans l'ombre, un manteau de ténèbres reposant sur ses frêles épaules. Ses longs cheveux paraissaient flotter dans les airs tels ceux d'une apparition quand ses mains dessinaient dans le vide le tracé de runes dont l'association formait les mots "fin" et "renaissance". Puis elle dit :

« De ton vivant, tu faisais trembler les plus valeureux des rois. À cette époque, tu étais craint et les hommes fuyaient à la seule évocation de ton nom. Maintenant, tu n'es plus et il n'y a guère que parmi les vaincus qu'on se souvient de toi. Debout, Giorkk le Malfaisant, fléau des roches, destructeur de cités ! Par ma volonté, je te libère de tes chaînes et t'invite à me servir ! »

Un grondement bestial s'échappa de la marée fumante. Une seconde plus tard, des lémures furent projetés de tous côtés, frappés par une chose née au cœur même de leurs rangs. À leur ancienne place, se dressait une hideuse et gigantesque créature au visage balafré et purulent.

« De ton vivant, on redoutait ta faim et on te sacrifiait des vierges. Maintenant, il n'y a plus personne pour implorer ta clémence. Réveille-toi, Kratt l'Affamé, persécuteur de cœurs purs ! Par ma volonté, je te libère de tes chaînes et t'invite à me servir ! »

Des gerbes de sang éclaboussèrent tout à des mètres à la ronde. Des membres déchiquetés vinrent s'abîmer contre la base du pont qui avait été bâti non loin. Une forme titanesque et voûtée émergea de cet océan de charogne. Un horrible hurlement de rage gronda.

« De ton vivant, des crânes décoraient ta grotte par centaines. À tes yeux, rien n'avait plus d'importance que la force brute, celle qui brise les os et qui fracasse les plastrons des meilleures armures. Maintenant, tu n'es plus qu'un sujet de comptine. Lève-toi, Mrogg le Démolisseur, cauchemar de légende ! Par ma volonté, je te libère de tes chaînes et t'invite à me servir ! »

Le sol parut trembler, la source primordiale se scinder en deux. Sous les coups dispensés par deux énormes pognes griffues, des groupes entiers de spectres maudits virent leur tête exploser et retomber sur leurs semblables en une pluie de lambeaux putrides.

« Aurais-je entendu le mot "libre", gardienne ? Qu'avons-nous donc fait pour mériter cet honneur ? cracha l'une des trois choses. »

Hel s'approcha un peu plus près de ceux qu'elle venait de rappeler dans la sphère matérielle. Au temps où ils arpentaient encore les terres vertes et blanches de Midgard, on les redoutait pour leur rage et leur soif de destruction. Une fois le fil de leur existence tranché, ils étaient devenus de banals sujets de la souveraine des morts, aveugles et muets.

« Oui, c'est bien la liberté que je vous propose. Cela dit, il vous faudra la gagner.

Des flots de bave s'échappèrent de la gueule saturée de crocs du répugnant Kratt.

— Aurais-tu une tâche à nous confier ? voulut-il savoir de sa voix de bête.

— J'ai effectivement un pacte à vous proposer. Rassurez-vous, il s'agit d'une mission très simple pour trois trolls de votre trempe.

— Maudits soient dieux pour avoir enfermés nous dans bourbier puant ! gémit le titanesque Mrogg. Quelle clé nous permettre de quitter lieux pareils ?

Le visage de Hel était grave.

— Jadis, vous aviez fait du meurtre votre occupation première. J'aimerais qu'aujourd'hui, vous renouiez avec lui. Il y a à Eliudnir quelqu'un qui ne s'est pas montré digne de la confiance que j'avais mise en lui. Ce que je vous demande est simple : pénétrez le palais, trouvez ce traître, tuez-le. Vous le reconnaîtrez sans mal puisqu'il a le cheveu blanc et une enveloppe charnelle.

Kratt et Giorkk grimacèrent.

— Tu parles de ton fils ? Nous le connaissons tous. Il a promis de nous libérer ! Pourquoi accepterions-nous de le tuer puisqu'il a juré de nous venir en aide ?

— Il est le champion que nous attendons et tu voudrais que nous prenions le risque d'en faire l'un des nôtres ? Il est le seul à pouvoir rétablir l'équilibre, gardienne !

Mais Hel ne se laissa pas démonter :

— Qu'importent les autres. C'est vous et vous seuls que je propose de libérer. Vous savez que j'en ai le pouvoir. Pour cela, il vous suffit de tuer mon unique héritier. Réfléchissez : quelle garantie avez-vous qu'il réussisse à convaincre Odin ? En revanche, n'avez-vous pas confiance en vos propres aptitudes, vous que les géants et les dieux préféraient ne pas mettre en colère ?

Un voile de silence s'abattit sur la scène, puis les colosses rendirent leur verdict.

— Toi donner parole à trolls ! Jure que toi faire partir nous d'ici une fois besogne accomplie !

— Vous pouvez avoir confiance, trolls. Agissez sagement et choisissez le moyen le plus sûr de quitter ce marécage de peine. Oubliez ceux qui ont partagé votre haine, car eux n'hésiteraient pas à le faire si je leur faisais une proposition identique. Sauvez vos âmes. »

Les trois monstres échangèrent un bref regard, comme pour jauger leur motivation respective. Déterminés à accepter l'offre de leur interlocutrice, ils sourirent. Une sensation familière commençait à se réveiller à l'intérieur de leur squelette blême et boursouflé : une envie dévorante de faire couler le sang.

Annotations

Vous aimez lire Erène ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0