Chapitre 3.2

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L'un des cavaliers, un robuste bougre à la barbe brune, enfourcha son destrier. Bientôt suivi par les autres participants, il balaya la foule d'un regard de triomphateur. Un large sourire s'afficha sur sa figure durcie par l'alcool.

« Que Freyr m'en soit témoin, c'est Arild, fils de Budli, qui passera cette ligne le premier ! », clama-t-il avec arrogance.

« Thor a choisi Godfred car son cheval est le plus rapide ! », s'enorgueillit un autre.

« Erling honorera Iord de sa vitesse inégalable ! », fanfaronna un troisième.

Sur la ligne de départ, chaque cavalier se plaisait à vanter ses propres exploits, non sans en profiter pour lancer son nom en pâture à une foule avide de prouesses. Seul l'un d'eux restait décidément silencieux, refusant de se détourner de la crinière qu'il flattait avec douceur. Contrairement à ses adversaires, il n'avait rien d'un puissant guerrier ni d'un riche seigneur. Ses longs cheveux marron ondulaient le long de son cou. Leurs boucles, sur ses épaules nues et ses belles joues roses, encadraient un visage tendre que l'on n'aurait guère été surpris de retrouver chez un enfant. Ses yeux, soulignés de cils gracieux, étaient toujours clos, si bien qu'on ne pouvait apercevoir ses pupilles. Sa modeste veste sans manches habillait un corps mince et léger, qui contrastait grandement avec l'allure brutale de ses concurrents. Une étrange impression de calme se dégageait de lui ; ni la haine ni la colère ne semblaient pouvoir l'atteindre.

Les montures des autres participants avaient beau manifester leur agacement, son cheval restait serein, patient, à attendre paisiblement que le départ soit donné. La robe de l'étalon était blanche et pure, pommelée au niveau de la croupe, des hanches et du grasset. Une pelote grise venait orner son front, pareille à un troisième œil. Sa crinière argentée, ondoyant sous la caresse frémissante de la bise qui soufflait du nord, lui donnait l'allure d'un prince sage et redouté.

Il émanait d'eux une profonde unité. Peut-être ne formaient-ils plus, en vérité, qu'une parfaite symbiose entre l'homme et l'animal, la matière et l'esprit. Hel se concentra et perçut les battements réguliers de leurs cœurs, deux organes qui battaient à l'unisson, tel un couple de racines nourries de la même sève. On ne pouvait dire lequel était le maître de l'autre. Entre eux, aucune sorte de hiérarchie n'était perceptible : il s'agissait de deux amis, unis par un respect sincère et une dévotion mutuelle, deux frères dont le sang s'était mêlé en une promesse incorruptible.

« Attention, la course va commencer ! »

Hel voulut en savoir plus sur les règles imposées aux participants :

« Mais que vont-ils faire ? Suivre le contour de la palissade de bois ?

— Non, s'ils le faisaient, le plus proche de l'enceinte serait trop avantagé par rapport à celui qui en est le plus éloigné, lui répondit-on. Cette course consiste en une simple ligne droite que les participants doivent emprunter deux fois.

— Oui, oui, les chevaux vont devoir galoper jusqu'à ce gros frêne, là-bas, le contourner puis revenir ici, ajouta quelqu'un d'autre. Il doit bien y avoir deux lieues à parcourir. Il leur faudra donc économiser leurs forces pour trouver le bon équilibre entre endurance et vitesse. »

Un gaillard souffla dans un magnifique cor à l'embouchure dorée. Ainsi fut donné le départ de la course. Immédiatement, les neuf cavaliers ordonnèrent à leur monture de se montrer plus rapide que le vent, plus vive encore que la célèbre Gungnir²³, lorsque, lancée de la main d'Odin, elle volait et sifflait au-dessus des champs de bataille. Le pas des chevaux se mêla aux encouragements passionnés et aux cris enthousiastes de la foule. Même les nuages, au-dessus de leurs crânes, avaient suspendu leur dérive pour assister à l'événement.

En tête, chevauchait Arild, comme catapulté par une invisible force magique. Autour de lui, plus rien n'avait d'importance : ni la présence sur ses talons de Erling ou de Godfred, ni le paysage, dont il ne discernait plus que des formes vacillantes, étirées par sa hâte. Son sang était une lave que sa sueur n'aurait su éteindre. Sa faim de gloire traversait l'espace à la manière d'une boule de feu. Il n'était plus qu'une flèche décochée par un arc divin, propulsée à vive allure vers une victoire qui ne pouvait plus lui échapper. Avec une rare précision, il contourna le tronc massif du frêne pour retrouver cette ligne d'arrivée qui lui tendait amoureusement les bras. Les dieux semblaient avoir choisi leur champion.

Néanmoins, un rival imprévu, non identifiable sur l'instant, dépassa Arild et son destrier de partenaire, semant un sillon de poussière argentée. La victoire venait de changer de camp. Le Destin était capricieux et indécis ; or, c'était commettre une grave erreur que de le croire acquis à sa cause. Loin devant les autres concurrents désormais, les vainqueurs franchirent la ligne d'arrivée, acclamés en libérateurs ou divinités descendues sur la terre.

« Que Thor récompense nos gagnants ! », s'écria-t-on, alors que les autres chevaux achevaient à leur tour cette course folle.

Hel n'était pas surprise de voir triompher l'impénétrable jeune homme et son cheval blanc. Quand elle s'approcha discrètement, dissimulée par les villageois, elle remarqua que le garçon avait gardé les yeux fermés. Ils restèrent clos tandis que les spectateurs émerveillés tentaient de toucher le héros du jour, et ne s'ouvrirent même pas comme il leur adressait çà et là de fugaces et timides sourires. Derrière lui, Arild et les autres commentaient leur course et le pourquoi de leur défaite.

On regagna sans se presser l'intérieur du village. Dès lors, la musique accompagna de nouveau les festivités et la soif inapaisable des hommes. Ainsi que l'on procédait lors de chaque célébration de ce type, on alluma de petits feux à l'entrée des chaumières. Puis, l'une des premières gerbes de blé de la récolte fut jetée dans chacun d'eux, en offrande aux dieux qui, dans leur bienveillance, faisaient le sol fécond et cultivable. Toutes ces nouvelles lumières, à la fois rassurantes et crépitantes, venaient remplacer la lueur du jour qui, lentement, commençait à décroître.

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Lexique :

23 - Gungnir : lance magique, forgée par les nains de Svartalfaheim et brandie par Odin.

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