L'ancre perdue

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Un matin, comme tous les autres matins, Papy prit sa barque et partit pêcher sous les Alizés.

 Le temps était beau quoiqu'un peu brumeux sur l'horizon. On distinguait à peine l'île de la Dominique de l'autre côté du canal. Dans le ciel, il y avait des pélicans, des frégates et des fous, et tous observaient avec curiosité cette étrange créature bruyante qui crachait dans son sillage une longue traînée de fumée. La mer moussait à peine, juste une petite risée. Le soleil accablait Papy, mais Papy ne ressentait pas sa morsure sur la peau. Il ne sentait pas ses dents de lumière se planter dans ses épaules. Son chapeau bakoua enfoncé sur le crâne le protégeait des insolations. Les lignes de nylon entaillaient ses paumes mais il ne sentait pas non plus la douleur. Il sondait du regard le ventre de l'océan, plissant les yeux sur l'horizon à la recherche d'une voile d'espadon. Sur une caye, une petite yole de pêcheurs de langoustes avait affalé ses voiles, et tandis que l'un d'eux descendait en apnée inspecter ses casiers, l'autre surveillait la manœuvre en biberonnant sa bouteille de rhum.

 Papy les salua, de loin, et continua sa route sur l'immense étendue bleue écrasée de soleil. La petite flottille qui l'avait accompagné se désagrégea peu à peu et il se retrouva seul dans son tête à tête quotidien avec sa fiancée liquide.

 Il batailla un long moment avec un thon acariâtre, perdit un hameçon dans la gueule d'un marlin vindicatif, et enfin se reposa les bras en remontant un barracuda qui faisait la planche. Il préleva d'un banc de bonites trois belles pièces frétillantes qui faisaient le bonheur des habitants de Saint-Pierre.

 Vers midi, du moins estima-t-il à l'inclinaison du soleil qu'il était midi car il n'avait pas de montre, Papy s'octroya une pause bien méritée. Il jeta son ancre flottante pour éviter de dériver et but une gorgée de rhum à la régalade, pour s'ouvrir l'appétit, bien que d'appétit, il n'en manquât pas. Les yeux scrutant l'horizon infini, il mangea sans se presser. Il ne se pressait jamais quand il était en mer, c'eut été offenser Maman D'Lo. Or il connaissait bien les colères de la déesse outragée.

 Sur l'horizon passa un destroyer dont la fumée s'étirait dans le ciel en un long panache noir. Il était suivi de près d'un deuxième bâtiment de guerre. Le monde était fou, avec cette « drôle de guerre » en Europe qui monopolisait toutes les attentions pour pas grand chose. Il était évident que les hostilités n'iraient pas plus loin.

Quand ils auront des crampes au koko à force de rester sans femme, ils rentreront chez eux. Une fois, ça leur a suffi…

 Pour arroser le délicieux déjeuner préparé par sa mère, Papy but une lampée de rhum, puis une deuxième, et enfin une troisième, ce qui ne pouvait pas lui faire de mal. Puis, repu, il s'accorda une petite sieste bien méritée. Les poissons étaient au frais dans la glacière, la mer était calme, et l'ancre flottante l'empêcherait de dériver. Il ferma les yeux et s'endormit au sitôt, la main sur la poitrine imaginaire d'une de ses fiancées.
Un soubresaut de la mer de la mer le réveilla en sursaut. Lulubelle se trémoussait sur les vagues, ballottée comme un bouchon de liège. De méchants creux s'aspiraient vers le fond pour la rejeter aussitôt. L'écume blanche fouettait la carène, et la yole indignée se cabrait et ruait.

 Papy se précipita sur l'ancre et réprima un frisson d'effroi. Elle avait disparu. Ce n'était pas possible, et pourtant il dut se rendre à l'évidence, il avait oublié de l'accrocher à son bateau. Tandis qu'il dormait, Lulubelle avait dérivé librement, au gré d'un courant inconnu qui l'avait mené à sa guise. Papy plissa les yeux sur l'horizon et chercha, en vain. La terre s'était dissoute sur l'horizon, fondue dans la masse de nuages gris qui bouchait la vue. Où qu'il posât les yeux, la mer moutonnait, ronflait. Il se frotta les yeux, se donna une gifle. Non il ne rêvait pas. Il dérivait, irrémédiablement.

 Il se jeta sur le moteur, tira le démarreur qui gémit et râla, toussota trois fois et refusa de partir. Papy le relança. À nouveau ce bruit agaçant de vieillard enroué. « Eurf ! Eurf ! » Papy s'acharna, tira, tira sur le démarreur récalcitrant, jusqu'à l'agonie du dieu modernité. Un dernier « Reeuuurk ! » et puis plus rien. Papy eut beau tirer, frapper, menacer, le moteur refusa de réagir.

 Papy inspira profondément. Ne pas paniquer, surtout ne pas paniquer. En mer, c'est dans la panique qu'on fait les pires erreurs. Papy fouilla dans sa boîte à outils. Elle était frugale sa boîte à outils, c'était plutôt un vieux sac de riz contenant en tout et pour tout un marteau, une clef et deux tournevis. Il n'avait jamais été bricoleur, Papy. Il avait trop confiance en son moteur neuf.

 Il ouvrit le boîtier pour mettre son ventre à nu. Les tripes de métal luisaient sous le soleil humide, le narguant, le défiant de trouver la panne. Le tout était englué d'une mayonnaise sombre et nauséabonde dans laquelle ses doigts glissaient, ripaient... Il pesta, s'admonesta. Comme il regrettait de ne pas avoir écouté les conseils de son père qui avait vu d'un mauvais œil cette technologie toute neuve. « Rien ne vaut le vent et la force des bras. Prends au moins des cours de mécanique »

Oh Maman D'lo, Maman D'lo, pourquoi m'as-tu abandonné ?

 Une ondée sombre noircit la surface, comme un serpent géant qui fonçait droit sur lui, frisant les sillons d'écume. Papy se signa, et eut juste le temps de se baisser quand le nuage de poissons volants s'abattit sur son esquif. Il poussa un gémissement de bête à l'agonie, croyant sa dernière heure arrivée, mais les poissons ailés frétillants à ses pieds lui redonnèrent courage.

 Ce n'était qu'une épreuve que lui infligeait Yemana. Qu'avait-il fait pour l'offusquer ? Il avait bu en mer et s'était assoupi sans l'avoir remercié pour sa pêche fructueuse. Alors la déesse outragée avait ordonné aux courants de l'envoyer au loin, dériver des jours sans doute, pour lui donner une bonne leçon. Pour son Odyssée, elle lui envoyait des vivres. Au terme d'un long voyage,il trouverait rédemption. Papy leva le visage et s'adressa à la mère des eaux.

Je t'ai blessée, Oh Yemana, pardonne au pauvre imbécile que je suis. Ta pénitence, je l'accueille avec joie. Maman D'lo, Mamiwata, j'implore votre pardon.

  Il leva le visage au ciel et offrit son repenti, et le ciel dans sa clémence, l’absout de son péché par une douce ondée qui apaisa les brûlures de sa peau. Papy se précipita sur tous les récipients qu'il possédait, sa gamelle, son gobelet de fer blanc, et les gorgea de pluie. Puis il fit passer le tout dans sa bouteille de rhum vide et la remplit à fond. Quelque soit la durée de sa pénitence, il devait s'y préparer... sans jamais omettre de prier.

 Ainsi, Papy accepta son châtiment, priant intérieurement pour que ce ne soit pas trop long. Une petite lampée de rhum n'était pas un bien grand mal. Et le fruit de sa pêche, les exocets encore palpitant dans le fond de la yole, une fois hachés menus, l'aideraient à surmonter cette terrifiante épreuve...

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