Le village du Prêcheur

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 ― Papy, Papy, raconte-nous encore ton histoire !

 ― Oh oui, Papy, raconte-nous !  

 On ne se lassait jamais d'écouter Papy nous conter son histoire, même si on la connaissait par cœur.  

 Papy, c'est notre papy à tous, l'âme de la Martinique, aussi célèbre que Gran-Zongle (1) à sa façon à lui. Il ne s'appelle pas Papy, bien sûr, mais dans nos coeurs d'enfants, il est notre "Papy".

 Il est âgé, Papy, mais il n'est pas vieux. Il nage plusieurs kilomètres par jour, c'est lui qui nous apprend à nager. Il n'y a pas un gosse de l'Anse Mitan qui n'ait appris sans Papy. Il est en forme, musclé et élancé, et il a toute sa tête. C'est comme si le temps n'avait pas prise sur lui, seuls ses cheveux blancs trahissent le poids de ses années.

 Papy, il lui est arrivé tout un tas d'aventures extraordinaires. Quand il nous les raconte, nous écoutons, pavillons déployés, bouche ouverte pour gober le moindre de ses mots. On en perd pas une miette. Ma préférée, elle lui est arrivée il y a longtemps, très longtemps…

 Papy en ce temps-là ne s'appelait pas Papy.

 C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années, flamboyant dans sa peau d'ébène matinée de soleil. Il habitait au Prêcheur, un petit village de pêcheurs dans le nord de l'île. Les routes, en ce temps-là, n'existaient pas encore. Il fallait emprunter un chemin poudreux, une ribambelle de ponts d'une solidité douteuse, comme celui qui enjambait la coulée blanche, souvenir encore flagrant qu'il y a trente-huit ans seulement, le Pelé en furie pulvérisait la ville de Saint-Pierre, ne laissant comme unique survivant qu'un pêcheur alcoolique enfermé au fond de sa prison, Cyparis, dont les cuisantes brûlures firent fureur dans les cirques.

 Ah, humanité, comme tu aimes te repaître des horreurs du monde…

 La maison de Papy était une case créole de briques et de bois, percée de grandes fenêtres sans vitrage. Il n'y avait ni l'eau courante, ni l'électricité, ni la radio, ni la télé, et encore moins internet et la wifi. Il ne connaissait pas la télé-réalité et la publicité, les séries policières et le journal télévisé, mais il était heureux. La gazette, c'était le Café Zabitan sur la place du village et la TSF du patron posée sur le comptoir. Tout le village s'y précipitait pour écouter les matchs de foot, les discours d'Aimé Césaire, l'actualité de la métropole et les chansons à la mode. On se retrouvait sous le grand arbre à pain pour commenter les événements du monde et jouer aux dominos en sirotant un ti'punch. Tous les matins, les pêcheurs venaient y prendre le ti'feu, histoire de se donner du cœur au ventre avant d'aller en mer. On y trouvait les journaux locaux, les gazettes de Fort-de-France, comme Justice, journal contestataire où travaillait Pierre Aliker, et L’Étudiant noir, fondé par Aimé Césaire.

 Le papa de Papy a fait la première guerre mondiale. Papy n'était pas né alors. Il a combattu dans les tranchées aux côtés d'André Aliker. L'horreur les a soudés, une solidarité de naufragés du monde. Le combat qu'ils ont mené sur le front, en Europe, ils l'ont continué de retour au pays ; se battre pour les droits des Noirs, jusqu'à ce sinistre jour du 12 janvier 1934 (2).

 Pour rendre hommage à son ami assassiné, le papa de Papy porte toujours un foulard rouge noué sur le front à la façon des pirates.

 Il n'est pas rentré entier. Un obus lui avait emporté la main. Les officiers l'avaient accusé de s'être mutilé expressément pour être renvoyé chez lui et avaient voulu le fusiller. Il s'en était fallu de peu…

 Être pêcheur quand on a qu'une main, ce n'est pas toujours facile. Heureusement, les frères et les cousins l'aidaient. Ils partaient avec la yole sonder le fond des mers. Quand Maman D'Lo (3) se montrait généreuse, ils ramenaient du marlin, des vivaneaux, des carangues, des bonites, des thazards, des mérous, et parfois même un gros requin gris. Quand elle se mettait en colère, qu'elle estimait les offrandes des hommes insuffisantes, ils devaient se contenter de sardes et de balaous.

 Enfant, Papy aimait se glisser parmi les pêcheurs pour écouter leurs histoires de mer. Il ignorait alors qu'il aurait lui-aussi, quelques années plus tard, une histoire à raconter.

 Quand il était petit, lui et ses sœurs allaient à l'école à pied, en traversant la jungle et les rivières. Sa maman leur mettait à chacun un citron vert dans la poche pour les protéger des serpents, Papy et ses sœurs n'ont jamais été mordu.

 Papy a toujours aimé la mer. Après l'école, il allait flécher des chatrous(4) et des langoustes avec le harpon qu'il s'était fabriqué. Il grimpait dans la montagne à la recherche de manikous(5) qu'il prenait au piège et que sa mère préparait en ragoût. Le soir, il allait relever ses nasses à z'habitants(6) dans la rivière que ses sœurs allaient vendre sur le marché de Saint-Pierre. Sa mère se levait aux aurores pour préparer le repas de son époux, ti-nain morue, ensuite le petit déjeuner de ses enfants, puis elle bâtait le mulet et descendait à Saint-Pierre vendre du poisson. Le dimanche, la famille allait écouter le sermon du curé.

 Tous les habitants du village se rendaient à l'église. Puis, ils se réunissaient au Café Zabitan pour palabrer et boire le ti'punch.

 Papy eut donc une enfance heureuse qu'il coulait entre les bons plats de sa mère, les taloches de son père, et ses trois sœurs. À l'âge de douze ans, son père l'emmena avec lui à la pêche. Il savait bien assez lire et compter pour quitter l'école. Il se levait donc le matin avant l'aurore, faisait une toilette sommaire dans la rivière en prenant garde de ne pas déranger un fer-de-lance, et suivait son père sur la yole en bois de gommier. L'aurore laquait la mer d'or ou de vermeil selon son humeur. C'est un spectacle dont il ne se lassait jamais.

 Plus tard, Papy partit seul en mer. Il venait d'avoir vingt ans. Son père, usé par la guerre, la mer et les combats sociaux, avait fini par rendre les armes. Un caillot de sang bloqué dans son cerveau lui avait paralysé la moitié du corps. Il pouvait tout juste lever le bras pour continuer à boire son rhum. Alors Papy partit tout seul en tête à tête amoureux avec Maman D'Lo.

 Papy était bel homme. Sa force et sa gentillesse lui valaient beaucoup d'amis avec qui il jouait au foot et fabriquait des casiers à langoustes sur la plage de galets noirs.

 Il avait aussi trois fiancées, ce qui est très raisonnable pour un Martiniquais.

 Bref, Papy était heureux et n'envisageait pas de quitter un jour son petit village, mais c'était sans compter un vilain moustachu à des milliers de kilomètres de là, dans un pays lointain de glace et de neige dont Papy ignorait encore le nom…

1 Célèbre quimboiseur de la Martinique.

2 André Aliker fut retrouvé assassiné, vraisemblablement torturé, le 12 décembre 1934. Il restera un symbole de la lutte pour les droits des Noirs. En son souvenir, son frère, Pierre, ne portera plus que du blanc.

3 Figure mythologique antillaise, déesse de la mer. On peut l'associer à Yemaya ou Mami Wata du panthéon vaudou

4 Poulpe

5 Marsupial typique de l'île

6 Grosses écrevisses, à ne pas confondre avec les ouassous qui sont des crevettes d'eau douce.

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