Pandemonium Dorśa : II

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Sur le sommet de la haute tour, une assemblée de fynasyn nous attendait, longues mains blanches croisées sur vêtements uniformément noirs, cheveux de soie noire, yeux noirs, bouches cousues pour ne pas révéler les secrets de leurs terribles maîtres. Ren et moi fûmes guidés le long d’escaliers s’enfonçant du ciel vers la terre obscure. À Ymmaril, du premier portail aux tours vertigineuses, tout était fait pour vous faire tomber, littéralement. Les couloirs interminables d’un labyrinthe baroque, infusé de ténèbres et à peine éclairés. De grandes fenêtres en ogive obstruées par des vitraux monumentaux, filtrant la lumière rare et spectrale de la face cachée de Yuggoth. Ici, le lointain soleil n’avait plus rien de familier : il ne nous parvenait que comme recouvert d’une pellicule opaque, et, d’où qu’on puisse le regarder, il n’apparaissait que comme un cercle noir bordé d’or. Exactement, ainsi que me le fit remarquer Ren, comme le TNSM de Sibalba, vu d’Æriban.

— C’est à cause de cette similitude entre les deux astres – le Petit Soleil, troisième et dernier soleil d’Ultar – et le vôtre que les Niśven ont si souvent été tenus comme responsables de la catastrophe qui mena à la chute d’Ultar, m’apprit Ren. C’est aussi pour cela qu’ils s’appellent eux-mêmes les sorśari, les lumineux. Après tout, avec Tará sa rivale, Dorśa est la seule Cour d’où on peut voir un vrai soleil.

— Et tu penses que c’est le cas ? le questionnai-je. Qu’ils sont responsables de cette catastrophe, d’une façon ou d’une autre ?

Il ne me répondit pas. Ren me distillait certaines informations au compte-gouttes, mais il en gardait aussi un grand nombre pour lui. Je savais que c’était lourd à porter, d’être à la fois le gardien de la planète de l’initiation et l’avatar du destructeur final de son espèce. Alors, je n’insistai pas.

La – ou le, je n’ai jamais su discerner le genre de ces êtres sans sexe – fynasí qui nous guidait s’arrêta silencieusement devant une lourde porte d’iridium richement sculptée. Je la reconnus pour être l’entrée de l’antre de Lathelennil, dans laquelle je m’étais invitée une fameuse nuit, enceinte de ma dernière portée et déterminée à accepter l’aide du dorśari pour ne pas laisser mes mourir mes petits. À l’époque, c’est résignée, effrayée et également un peu excitée que j’avais poussé ce double battant fatidique, avec dans le fond de la gorge un arrière-goût de culpabilité amère. Comme mes sentiments étaient différents aujourd’hui ! Lathelennil avait été adoubé par Ren et il dormait dans notre lit plusieurs cycles par an. Souvent, je m’étonnais de la capacité de mon mari à le supporter. Lathelennil était, même pour un ældien, un être pour le moins particulier. Et il était dorśari, de plus pur sang Niśven. Pourtant, aujourd’hui, c’est mon compagnon – également le petit-neveu de Lathelennil, dois-je le rappeler – qui poussa la porte d’un geste décidé.

Les appartements de Lathé, sans la présence caractéristique du susnommé, me parurent froids et impersonnels. Comme le reste des palais dorśari, ils étaient lourdement décorés, avec une dominance de noirs lugubres, de pourpres malsains, de verts sirupeux et d’ors incandescents. Le khangg, large et clos de rideaux bordeaux, était fait, mais la couverture de velours était couverte de poussière. Aussitôt après avoir fermé la porte sur la fynasí, Ren s’en approcha et la contempla pensivement.

— Cela fait un certain temps qu’il n’est pas venu ici, observa-t-il.

— Lathé détestait être ici, fis-je en m’asseyant sur le lit. La plupart du temps, il était sur le Rhaenya, ou chez nous.

— Tous les Niśven détestent être ici, m’apprit Ren. Pourtant, il le faut bien. Une Cour ne vit que par ses habitants, et surtout, par ses monarques.

Il s’approcha du vitrail – qui représentait un chevalier-dragon exultant sur sa monture, elle-même occupée à dévorer quelque ennemi – et regarda dehors par un carreau transparent.

— Les ældiens étaient déjà assez bizarres en eux-mêmes pour qu’on aille compliquer les choses en leur adjoignant des Niśven aux motifs obscurs, raillai-je.

Ren me jeta un coup d’œil oblique. À cause de la lumière rasante filtrée par le vitrail, ils m’apparurent rouges.

— Ma mère disait qu’Ymmaril fonctionne comme un cocon apaisant pour eux, dit-il. Que les fleurs vénéneuses des landes noires qui entourent la cité distillent des parfums qui les calment et agissent comme un narcoleptique. Les Niśven sont des créatures à fleur de peau, aux nerfs à vif, bien plus que les autres ædhil. Cela vient de leur refus de se placer sous la protection de la sældarë, et de leur manière particulière de faire face à ce manque. Elle-même a eu beaucoup de mal à s’enfuir d’ici, ça a été un véritable déchirement pour elle.

— Lathelennil ne m’a jamais confié une telle chose, grognai-je.

— Jusqu’ici, il ne représentait aucune valeur particulière pour la famille, me précisa Ren. Personne ne cherchait à le retenir. Mais les choses ont changé.

Les choses. Sous cet euphémisme discret se cachait une réalité douloureuse : la naissance de notre dernier petit, Ciann, que ces vampires déments voulaient nous prendre.

Ren se laissa tomber dans une cathèdre rembourrée de coussins. Son panache, qui avait été brossé par un essaim d’eyslyn avant l’atterrissage, frappait le sol à intervalles réguliers, tandis que ses doigts aux longues griffes tapotaient rythmiquement l’accoudoir de bois-de-wyrm. Même ainsi, il conservait l’attitude noble et fière qui lui était habituelle et, assis de cette manière, impatient et las, il m’évoqua le roi de quelque cour oubliée.

— Quand Fornost-Aran nous recevra-t-il ?

— Lorsqu’il estimera nous avoir bien montré qui dominait ici, répliqua Ren avec une note d’agacement.

C’était sans doute vrai. Je baissai le nez, et m’attelai à scruter les environs. La chambre de Lathelennil… Qu’est-ce que je savais sur lui, au fond ? Rien. Je l’avais accepté par dépit, parce qu’il s’était imposé à moi, en utilisant habilement l’opportunité que lui fournissait ma détresse d’alors. J’aurais pu le rejeter par la suite, et même pousser Ren à le tuer, sans doute. Mais il avait participé à la création de ma dernière portée. Et, sans m’en rendre compte, je m’étais attachée à lui. C’était devenu une sorte de mauvaise habitude, à laquelle on succombe en secret et avec une honte coupable au départ, jusqu’à ce qu’on réalise qu’elle s’est installée durablement dans notre vie.

Mon regard tomba sur une pile de livres poussiéreux, couverts de caractères de tous les peuples et de toutes les époques. Comme Ren, Lathé aimait lire. Il empruntait souvent des ouvrages à mon mari et en lisait à sa fille. L’un deux était ouvert sur une grande table en améthyste, entre une coupe de gwidth au fond souillé et une dague de verre noir.

C’était une sauvegarde sur parchemin relié. Je soulevai la couverture de deux doigts prudents, m’assurant qu’elle n’était pas en peau humaine. Ce n’était heureusement pas le cas. Les feuillets étaient couverts de l’écriture acérée et élégante de Lathelennil, que je reconnus pour l’avoir souvent vue lorsqu’il apprenait à écrire à nos enfants.

— Ren ? Tu peux venir ?

Mon époux se leva sans bruit et apparut dans mon dos.

— C’est l’écriture de Lathelennil. C’est du dorśari, non ?

Ren secoua la tête.

— Du latin. Une langue humaine antique.

Une forme augmentée de cette langue antédiluvienne était en vigueur dans les cercles élevés du SVGARD. J’étais étonnée que Lathelennil la choisisse.

— Qu’y a-t-il d’écrit ? demandai-je à Ren, fébrile.

Ce dernier parcourut rapidement les pages des yeux.

— Ce sont des petites histoires. Des contes pour hënnil… Lathelennil en raconte beaucoup aux petits. Il devait les inventer ici, lorsqu’il s’ennuyait.

Une main sèche et douloureuse vint me pincer le cœur. Lathelennil écrivait des histoires pour enfants… Et il ne m’en avait jamais rien dit.

C’est normal, réalisai-je. Tu ne lui as jamais montré la moindre admiration, intérêt ou affection. Tu te comportes comme si c’était toi qui lui faisais une faveur en l’acceptant.

Je me retournai vers Ren. Ce dernier posa son regard de lac gelé sur moi.

— Il faut le retrouver, sanglotai-je dans les bras de mon époux. Ren, jure-moi qu’on va le retrouver !

Mon conjoint conservait un silence inquiétant. Bien sûr. Il n’y avait aucune chance pour que les Niśven aient épargné Lathelennil. La pitié était le pire des crimes, pour eux.

La porte s’ouvrit dans un grincement. Derrière se tenait un majordome sluagh, qui se fendit d’une courbette hautaine.

— Son Éminente Obscurité va vous recevoir, nous informa-t-il. Veuillez me suivre.

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