Des pièges des ténèbres tu te garderas II

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Au crépuscule, Lalaith fut rassurée en voyant Amryliw rôder dans le jardin, en lisière du palais, avant le départ. Cela dut se voir sur son visage, car le filidh se montra plus jovial que la dernière fois qu’elle l’avait vue, où il avait été si froid et sarcastique, coupant comme le rasoir. Il s’approcha d’elle avec confiance, et Lalaith vit son panache, d’un noir presque gris, se balancer sur le côté d’une manière amicale.

— Tout va bien ? lui lança-t-il en arrivant.

Il se planta devant elle, toujours immense, les mains sur les hanches. Avec le masque, son visage restait insondable, mais il souriait.

— Vous aviez un panache…, murmura Lalaith, stupéfaite.

Elle savait que celui de leur Premier-Père était une exception, chez un mâle adulte. Et l’alliance panache presque gris/ædhellon dans la force de l’âge lui paraissait être un paradoxe inacceptable.

— Ah, non, rit Amryliw, j’ai perdu le mien il y a bien longtemps, malheureusement. Mais lui, par contre !

Sur ces mots, un énorme félin, noir comme un vaisseau dorśari, sortit de derrière son dos.

Lalaith faillit reculer.

— Qu’est-ce que…

— C’est un lyngr de Zondoline. Et mon plus fidèle comparse pour ce genre de mission. Je l’ai appelé en renfort dès notre arrivée sur Æriban, après vous avoir quittées », lui apprit-il en agitant une clé de sauvegarde en forme de félidé noir, accrochée autour de son cou. Il la remit ensuite dans sa combinaison, laissant voir momentanément l’ébauche d’une clavicule et d’une épaule sculptée.

C’était donc cela. La présence qu’elle avait sentie dans les arbres tout ce temps… Pendant un moment, elle avait cru que c’était Amryliw, qui l’observait.

— Cath-sith est un excellent chasseur, continua le filidh en passant sa longue main blanche sur la tête noire du félidé. Hier, nous avons attrapé un daurilim !

Lalaith sentit son visage se crisper.

— Ainsi, c’est là que vous étiez, pendant ces deux jours… Parti chasser le daurilim. Nous laissant seules, mes sœurs et moi, à la merci des prédateurs.

Le comédien-guerrier releva un visage innocent sur elle.

— À la merci des prédateurs ? Mais vous êtes les prédateurs ! Et puis, vous m’avez explicitement signifié vouloir être seules.

De nouveau, il la vouvoyait.

— Nous n’avons rien chassé, lui apprit Lalaith. Nous n’avons pas le temps. Nous sommes ici pour retrouver notre sœur et nos deux frères.

Amryliw hocha la tête, comme s’il venait tout juste de comprendre la teneur de la mission.

— Je vois. Dites… Voulez-vous que je chasse pour vous ?

Lalaith le regarda de trois quarts.

— Vous feriez cela ?

— Bien entendu. Je suis ici pour vous épauler, et pour l’instant, je n’ai pas l’impression de vous être très utile… Or, Cath-Sith et moi attrapons un daurilim par jour. C’est plus qu’assez pour nourrir un lyngr, un ædhellon et quatre perædhellith !

Un daurilim par jour… Lalaith réussit in extremis à cacher sa stupéfaction. Quel chasseur formidable il devait être ! Ou bien c’était le lyngr. Oui, cela devait être ça.

Discrètement, du coin de son œil pers, Lalaith scruta de nouveau le mâle. Sa combinaison holographique à facettes rendait son visage indistinct, ne laissant voir de ce dernier qu’une tache blanche et les expressions fugitives qu’il prenait sciemment lorsqu’il voulait qu’elles soient vues : un sourire, un faux air outré, ou innocent et joueur. Comme tous les filidhean, il avait un jeu outrancier, et Lalaith était consciente que ce qu’il voulait bien lui montrer n’était qu’un personnage de scène. Les enfants terribles de l’Amadán, surtout les très expérimentés, avaient de nombreux masques.

Il est sûrement du niveau d’un olamh, songea-t-elle. Peut-être en est-il un lui-même. Ou alors…

L’Ard-erénn-olamh. Le « haut roi » de tous les filidhean.

Non. Il ne serait pas soliste, ni affilié à une troupe particulière.

— Vous avez faim, maintenant ? lui demanda-t-il.

Lalaith ne sut quoi lui répondre. Le modèle stoïque des guerriers d’Æriban dispensé par son Premier-Père lui intimait de ne jamais montrer ses envies, et Second-Père lui avait expliqué qu’on pouvait les utiliser comme armes contre elle. Aussi secoua-t-elle la tête.

— Pas particulièrement.

Amryliw rangea le bout de steak de daurilim saignant qu’il venait de présenter. Il était sorti de sa manche comme par enchantement : encore un tour de scène typiquement filidh.

— Bon… Tant pis, dit-il en le donnant au félidé.

Le gros chat noir le prit entre ses mâchoires délicates et l’emporta plus loin.

Sentant son estomac gargouiller à nouveau, Lalaith redressa le menton.

— Je vous l’ai dit, nos rations de survie nous suffisent.

— Mais oui.

— Mais mes sœurs voudront sûrement du daurilim. Si vous acceptiez de partager…

— Je vous ai dit que je chasserai pour vous. Avez-vous progressé, dans votre recherche d’indices ?

Lalaith secoua la tête.

— Non. Il y a un trou énorme dans le plafond d’une des chambres, mais cela ne nous indique toujours rien quant au devenir de nos frères et de leurs amis…

— Continuez à chercher. Passez une nuit supplémentaire dans le palais. Demain, je vous amènerai à manger. Prévenez vos sœurs.

— Très bien, fit Lalaith en se grandissant à nouveau. Passez une bonne nuit, alors. Je suppose que vous allez dormir ?

Amryliw lui sourit.

— Je ne dors jamais la nuit. Je vais chasser, et explorer les environs.

Lalaith comprit alors qu’il l’avait incitée à cheminer de nuit pour pouvoir mieux les surveiller.

— Bien… Je vous souhaite une bonne chasse, Maître Chamarré.

— Vous de même, jeune damoiselle Bicolore.

Et il disparut, laissant là une Lalaith stupéfaite.

*

Damoiselle Bicolore. L’insulte tournait et retournait encore dans sa tête, alors qu’elle était allongée dans son duvet contre Elarya. Les filidhean avaient le sarcasme et la moquerie facile, toujours le bon mot pour faire rire – au détriment de quelqu’un, bien entendu. Amryliw s’était moqué d’elle… Il l’avait appelé Bicolore.

Mais je suis bicolore, songea-t-elle. C’est un fait.

Lalaith se retourna dans son duvet. À ses côtés, Shëol ronflait bruyamment. Grosse mangeuse, elle avait toujours eu tendance à l’embonpoint. Lalaith lui pinça le nez pour la forcer à respirer par la bouche. Ses joues rondes et noires retombèrent sur le matelas de survie, et elle renifla.

La jeune perædhelleth regarda sa sœur un moment, avant de se détourner.

Lalaith avait encore en tête l’humiliation de la veille. Elle configurait des glyphes tous les jours dans le petit cahier que lui avait offert son Second-Père, afin d’exorciser ses rêves et ses frustrations. Un jour, comme il aurait jeté un os à un esclave, un de ses oncles – voulant probablement faire une politesse à Lathelennil – lui avait dit en passant qu’elle ferait une bonne seanchaidh. Elle n’avait aucune intention de devenir barde de cour, ou archiviste chez les humains. Même si elle pouvait écrire aussi bien en Commun qu’en ældarin, elle savait qu’il lui manquait un atout essentiel : le talent. Ensuite, elle écrivait pour elle, non pour être lue ou pour glorifier les exploits des autres. Oui, elle rêvassait volontiers et pensait aux mâles, comme toutes les ellith de son âge. Ces derniers ne s’intéressaient pas à elle, soit. Cela ne l’empêchait pas d’être attirée par eux.

Shëol et Shelwë pouvaient se moquer : étant reines, de physique khari, elles trouveraient facilement avec qui s’accoupler à Kharë, où elles seraient reçues avec tous les honneurs. Une femelle à la peau noire, aux yeux rouges et à la chevelure blanche, surtout si elle était reine, se trouvait au sommet de la pyramide là-bas. Mais pour Lalaith, il n’y avait nulle place dans le monde ældien. Pour ses congénères, elle était une horrible beauté noire et blanche, habitée de pouvoirs aussi silencieux que désastreux.

Étouffant un soupir, Lalaith se cala à nouveau au fond de son duvet. Une fois encore, le sommeil serait long à venir.

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