Les nuits fauves d'Æriban : III

6 minutes de lecture

Durant les cycles qui avaient suivi, Ialiel s'était trouvé incapable d’oublier Cerin, fille d’Ar-waël Elaig Silivren. L’expertise de ses concubines, la servitude de ses esclaves, et les cris des quelques femelles humaines qu’il possédait lors de ses raids ne lui apportaient que peu de réconfort. Une fois, lors de l’attaque d’un navire de fondamentalistes adannath – des fidèles d’une secte ancienne et détestée de leur race, les adorateurs de l’Unique – il avait affronté son cousin en combat singulier pour défendre une jeune fille aux cheveux blonds qui lui rappelait Cerin. Lui, Ialiel Niśven, l’un des plus impitoyables seigneurs d’Ombre d’Ymmaril, qui avaient mis à feu et à sang des planètes entières ! En voyant la victime éplorée, traînée hurlante par l’un des vassaux de Valachiel, il n'avait pas eu d'autre choix que de s’interposer.

Bien sûr, l’orc-lige de son frère avait tiré sa lame, ivre de sang et de tueries. Et, furieux qu’un orcanide ose le menacer, Ialiel l’avait décapité. Valachiel était alors arrivé, demandant des comptes pour la perte de son maître de guerre.

— C’était l’un des meilleurs éléments de mon ost, avait-il remarqué froidement.

Ialiel n'avait pas reculé.

— Il s’apprêtait à sodomiser une jeune adannath.

— Et alors ?

— Je ne veux pas qu’un orcanide abime des tributs lors de mon expédition, avait rétorqué Ialiel, le regard incandescent. Qu’elles soient humaines, ou non !

Valachiel l’avait toisé en silence, les bras croisés.

— Très bien, avait-il fini par asséner. Puis, s’adressant à un autre orc-lige, sans le regarder : Vhgorghul, donne-moi cette esclave adannath.

Ialiel s’était aussitôt placé devant elle.

— Si tu la touches, je devrais t’affronter, mon cousin.

— Empêche-moi de l’avoir, et elle sera à toi.

Valachiel était un chef de guerre chevronné, doublé d’un duelliste redouté. Ialiel avait eu du mal à le vaincre. D’ailleurs, leur duel s'était finalement réglé sur un statu quo : alors que les coups de lame s’échangeaient, au milieu des orcs-liges assoiffés de sang et de massacres, Valachiel avait fini par éclater d’un rire féroce. Il avait baissé son épée, exposant ainsi une grande faiblesse, que Ialiel avait décidé de ne pas exploiter. La situation lui paraissait complètement irréelle. Il était là, torse nu, en train de se battre avec son cousin, tout ça pour défendre le pucelage d’une petite humaine ? En quoi son sort le concernait-il, à moins qu’il ne la veuille pour lui ? C’est ce qu’avait fini par croire son cousin, en tout cas.

— Allez, je te la laisse, avait abdiqué Valachiel. Tu l’as bien gagnée ! Profites-en bien.

Et la pauvre fille avait été poussée dans ses bras, toute tremblante.

Ialiel avait compris qu’elle ne devait ce retournement du sort que grâce aux certitudes de Valachiel. Ce dernier s’était d'abord montré surpris de voir son cousin défendre un être aussi insignifiant qu’une petite femelle adannath. Puis il avait pensé qu’en réalité, Ialiel ne supportait pas de voir un vil orc anobli s’octroyer sous son nez le meilleur morceau. Alors, satisfait de voir un ædhel tenir aussi bien son rang, il la lui avait donnée. Ialiel s’était empressé d’emmener la petite sur son cair. Quelques cycles plus tard, face aux questions cruelles de son cousin, il avait répondu avec un vicieux sourire que « La jeune putain s’était montrée endurante ». Valachiel avait fait retentir son rire sauvage, puis lui avait tapé dans le dos avec la connivence complice des mâles lorsqu'ils évoquent l'autre sexe, sans savoir qu’en réalité, son cousin avait fait nourrir et laver l’esclave, avant de la relâcher aux abords d’une colonie sans la toucher ou lui faire le moindre mal.

Ialiel sentait bien que ses sentiments pour Cerin le ramollissaient, faisaient de lui un faible, un semi-ellon. Il avait caressé un moment l’idée de partir seul en quête, pour affronter des ennemis puissants et se changer les idées. Mais pendant tout son voyage initiatique, il avait été incapable de ne rien faire d’autre que d’écrire des poèmes. Ces poèmes, il avait voulu que Cerin les lise. Alors, il avait décidé de faire un détour par Pangu, et de les lui remettre en mains propres.

Ialiel avait longtemps hésité avant de désactiver son bouclier d’invisibilité et de se révéler. Qu’allait penser la famille de Cerin ? Il lui fallait un prétexte. L’arrivée de Lathelennil, quelques cycles après, alors qu’il stationnait en orbite de Pangu, indécis, lui en avait fourni un. Il était descendu à son tour et avait demandé à le voir en utilisant comme prétexte la recherche d’informations sur un ancien maître d’armes mythique, le père de Silivren, Śimrod Surinthiel, que Lathelennil avait eu l’honneur de rencontrer de son vivant. Ialiel étant un passionné d’escrime autant qu’il l’était de poésie vatique, cela ne parut pas bizarre à son cousin, qui lui avait raconté en long en large ce qu’il savait de Śimrod Surinthiel, le meilleur ædhel n’ayant jamais brandi un sabre (ou plutôt deux, en l’occurrence) dans la Voie.

— Attends que Silivren revienne, lui avait même conseillé Lathelennil. Il t’en parlera mieux que moi, et te racontera Faërung et Æriban. Si tu as de la chance, il consentira peut-être même à échanger quelques passes avec toi !

À ce stade, Ialiel n’avait toujours pas vu Cerin. D’ailleurs, il n’avait vu aucun perædhel sur le domaine. Ils devaient se cacher : les hënnil avaient la réputation d’être très espiègles.

— Où est-il, actuellement ? avait-il demandé pour la forme.

— Sur le Ráith Mebd. Il est allé mener son fils et sa fille à Edegil Arahael, afin qu’ils suivent la Voie des hiérarques.

Le sang de Ialiel s’était figé dans ses veines.

— Sa fille ? Laquelle ?

— La plus grande de sa deuxième portée, Cerin. Celle qui est très jolie, avec les longs cheveux de mithrine.

— C’est vrai qu’elle est jolie, avait acquiescé Ialiel.

Mais pour lui, l’univers venait de basculer dans le néant, aussi sûrement que le jour de la grande catastrophe.

— Ce sera une superbe elleth, avait confirmé Lathelennil sans se douter de rien. Elle sera sûrement très courtisée... mais elle est destinée à s’unir avec son frère, et à incarner Nineath, la jeune Narda.

Les étoiles avaient définitivement cessé de briller pour Ialiel ce jour-là.

Le dorśari avait sombré dans une profonde dépression, mais il avait vaillamment combattu le muil. Lorsqu’on était Niśven, on n’acceptait pas de sombrer dans la Nuit sans lutter. On prenait le problème à bras le corps, on l’affrontait, griffes et crocs sortis, on l’embrassait, on devenait la Nuit elle-même. Ialiel avait donc continué à écrire des poèmes, et il les avait semés aux quatre vents, désœuvré. Des poèmes qui chantaient sa tristesse et ses regrets d’avoir laissé échapper son âme sœur, la seule femelle pour qui il eut jamais senti son cœur desséché s’embraser. Qui sait. Peut-être parviendraient-ils un jour à leur destinataire. Peut-être les lirait-elle. Et peut-être, alors, comprendrait-elle et accepterait-elle ses sentiments.

Dans ces conditions, comment pouvait-il laisser le petit frère de Cerin se faire tuer ? Il s’était renseigné sur elle. C’était une jeune femelle très attachée à sa famille, de cette manière naïve dont les humains le sont. Elle avait accepté Caoinimh comme son nouveau petit frère, et ne tolérerait pas qu’il lui arrive malheur. Alors, Ialiel avait pris le risque de s’ouvrir de tout cela à son comparse de toujours, son cousin Asdruvaal. Ce dernier n’avait pas bien compris certains éléments de son récit – le sauvetage de la petite humaine, notamment – mais il avait approuvé l’engagement total de Ialiel envers sa dulcinée. Ses yeux noirs avaient brillé d’excitation, comme si son cousin venait de le tirer d’un banquet morne et sans fin, dans lequel les amusements se ressemblaient tous.

— Ton histoire, on dirait un scénario de cathbeanadth ! avait-il gloussé avec contentement.

Évidemment, cela avait valeur d’approbation. Quel ædhel pouvait résister à un bon vaudeville, et surtout à un drame bien ficelé ?

— Ce sera dangereux, l’avait pourtant mis en garde Ialiel. Me suivre sur le Ráith Mebd, cela veut dire s’opposer à Fornost-Aran, et donc, par extension, à Sorśa.

— Au néant Fornost-Aran. C’est un vieux croulant, qui ne nous a amené aucune bataille valable depuis des millénaires. Ton aventure a l’air intéressante, j’en suis !

Ce choix lui avait coûté la vie.

Ialiel soupira, et ouvrit les yeux. La nuit était tombée. Il était temps de se remettre en chemin. Il se leva, grignota un bout de viande de la veille, but à la rivière en contrebas. Puis il passa sa combinaison, enfila son armure. Ceignit sa lourde épée et ses deux sabres. Passa la fourrure de mantiflix sur son épaule, les restes de son shynawil déchiré sur l’autre. Sur le tout, la viande emballée. Et il prit la route, abandonnant l’abri qui l’avait accueilli pendant ces quelques jours derrière lui, sans un regard. Le petit ravin ombragé et la grotte dissimulée par le lierre retrouvèrent leur tranquillité. Les animaux revinrent, prudents, reniflant. Du passage d’un chasseur ældien, ne subsista que le totem d’ossements, gardien improvisé et improbable.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0