Les nuits fauves d'Æriban : II

10 minutes de lecture

Comment la situation avait-elle pu basculer à ce point ?

Ialiel, comme son cousin Asdruvaal, était un dorśari de noble maison (la plus noble de toutes, d’ailleurs) âgé de plusieurs millénaires, et donc, par nature, habitué aux complots et aux aléas des conflits entre cours et factions ældiennes. Leur cousin Uriel, bien plus sage et ancien qu’eux, disait souvent en plaisantant que, le jour où les ædhil feraient tous la paix entre eux, alors le Peuple n’aurait plus qu’à mourir d’ennui. Que faire quand on a déjà dominé le monde, et qu’il n’y a plus aucun cousin, descendant ou petit frère à bousculer ?

C’est pourquoi Ialiel n’avait pas été surpris d’entendre qu’on le convoquait pour rappeler à l’ordre, par la force si nécessaire, un cousin récalcitrant. Des cousins, il en avait plein, tous plus ou moins contestataires et prompts au complot, aiguisant leurs lames dans l’ombre, dans l’attente du faux pas d’un plus haut placé qu’eux. Fornost-Aran se faisait vieux, et il était apparemment atteint par cette espèce de folie qui touche les individus en fin de vie : son comportement et ses lubies devenaient incompréhensibles, voire ridicules. Or, ils avaient une image à tenir. Il était temps qu’il laisse la place et parte à Tyrn-an-nnagh. Souvent, Ialiel pensait à lui donner un petit coup de pouce en ce sens, un jour.

Non, ce qui l’avait surpris, c’était d’apprendre l’identité de ce cousin putschiste : Lathelennil. Le cousin Ennil, le bicolore, troisième prince de Sorśa… Les Niśven proches du trône étaient moins enclins à comploter que les autres, et parmi eux, Lathelennil encore moins. En vérité, Ialiel ne connaissait pas de chien de guerre plus dévoué à la cause de Fornost-Aran que Lathelennil. Son aveuglement et son application minutieuse à saigner les colonies humaines au service de son frère aîné frôlaient le gimmick. Cependant, hormis deux ou trois réprouvés de maisons en perdition qui le suivaient faute de mieux, il n’y avait aucun espoir pour lui de monter sa propre flotte de guerre et d’évincer son frère du trône, car personne ne l’aurait suivi. La robe de neige apparaissait de temps en temps dans leur famille – et elle était appréciée, d’ailleurs – mais il était inconcevable qu’elle le fasse chez celui dont le rôle précis était d’incarner la Nuit, le Noir Absolu, les Ténèbres Totales. Si on mettait un tel individu sur le trône d’obsidienne, alors leur royaume n’aurait plus qu’à changer de clarté : il dévierait de son axe, et la moindre déviation, même infime, aurait des conséquences désastreuses sur l’ensemble des vingt-et-un Royaumes. Cela voudrait dire également que quelqu’un, quelque part, se lèverait pour revendiquer le titre laissé vacant, qui avait été pris il y a très longtemps par l’ancêtre de leur famille.

C’était pire encore, car Lathelennil n’était pas entièrement blanc : il était bicolore. À la fois Noir, et Blanc. Cette alliance était trop puissante. Rare et inconcevable, elle avait, par le passé, fait trembler les Cours. Le Noir et Blanc ne pouvait être que Haut-Roi, pas roi du Sombre, ni roi de Lumière, mais les deux à la fois.

Bien entendu, Lathelennil ne cherchait pas à prendre le pouvoir pour lui-même. Il n’avait pas assez de suite dans les idées pour cela. Obsédé par de bizarres manies, il se contentait des miettes que ses prestigieux frères lui jetaient. Mais, selon Fornost-Aran, Lathelennil voulait prendre le trône pour son fils. Car il avait un fils, de parfaite robe de Nuit, sans la moindre tache blanche, portrait parfait du Premier de la dynastie, tout à fait apte à ceindre les bois du monarque. Uriel, lui, ne voulait pas gouverner, il voulait servir le trône. Aëluin, avec sa couleur de cheveux, ne le pouvait pas. Restait Ialiel, bien sûr, mais il était à la fois trop jeune et trop vieux, et pas assez Sombre… En vérité, Fornost-Aran s’inquiétait de rumeurs, de bruits qui couraient sur un très vieil oncle, doté de la puissance des Premiers, et qui avait tenté de détruire la Famille, de retour dans la Voie.

Ce Niśven renégat est comme une épine dans mon pied, se plaignit Fornost-Aran. Je pense qu’il va tenter d’enlever le fils de Lathelennil. Amenez-moi ce dernier avant qu’il ne soit trop tard.

Cet ordre qu’ils leur avaient donné, à Asdruvaal et à lui, c’était justement ce que Lathelennil refusait. Pourquoi ? Ialiel avait directement posé la question à Uriel.

« Il y a un petit risque pour que mon frère ne cherche pas à rappeler mon neveu pour le mettre sur le trône à sa place, mais pour l’utiliser lors du Rite de Sang », avait-il avoué avec réticence.

Le Rite de Sang… La dernière fois qu’il avait été accompli, c’était il y a déjà plusieurs centaines de millénaires de cela. Un jeune Niśven de sang pur, répondant parfaitement aux critères, avait été sacrifié alors : c’était le réceptacle actuel de Fornost-Aran.

Ialiel avait considéré la chose avait son manque d’empathie habituel, au premier abord. Après tout, être Niśven, c’était servir le Trône d’Obsidienne. Et il y avait de nombreuses façons de servir : offrir sa virginité à un frère ou un père pour mettre au monde une portée de sang pur, offrir son corps à un oncle plus puissant pour préserver la dynastie, mourir au combat sous les ordres un cousin bien placé dans la course au pouvoir, etc.

Puis il avait réalisé que ce Caoinimh qui allait être sacrifié était le frère de Cerin. Cerin, la (très) jeune femelle qu’il chérissait, et dont il conservait la petite queue blanche, tâchée d’une unique goutte de sang, dans une boîte précieuse protégée par soixante-six serrures cadenassées de dwols et de pièges mortels. Cette châsse, il ne l’ouvrait qu’une fois par an, pour la renifler et la caresser dans des transports de passion qui auraient fait pâlir les bardes les plus extrêmes. Cerin, à qui il écrivait des poèmes dithyrambiques qu’il semait par porteur partout dans la Voie et qui n’arrivaient jamais à destination. L’objet de sa flamme était enfermée dans le Ráith Mebd sous bonne garde :tout le monde, ses parents y compris, la croyait vierge, et d’après elle, il fallait que cela reste ainsi. Cerin, à qui il avait soumis le test ultime : Grandis un peu et attends-moi. Il se peut que, plus tard, je revienne te chercher. Et : Dans tous les cas, tu ne pourras être qu’une concubine, ma sixième concubine.

Elle ne l’avait pas supporté. Ialiel se souvenait encore de la rage avec laquelle elle l’avait frappé, griffant sa joue si profondément qu’il avait dû porter son masque d’armure toute la journée du lendemain. Et elle avait réagi de la meilleure des manières, en le refusant. Lui, l’un des mâles les plus convoités d’Ymmaril ! Même sur le Ráith Mebd, ce repaire de poseurs précieux, les ellith qui avaient encore un peu de feu au cœur évoquaient son nom en frémissant.

Mais Cerin n’était qu’une petite perædhelleth née il y a un souffle à peine, ignorante des usages et sûre de sa supériorité de jeune femelle. Malgré cela, sa grâce, sa beauté et son mystère avaient époustouflé Ialiel. Elle l’avait provoqué toute la soirée, à la manière des jeunes ellith qui testent des griffes qu’elles se découvrent soudain fort longues. Elle avait profité que tout le monde, parents compris, ait l’attention détournée par une féroce et palpitante partie de lugdanaan entre Silivren et Lathelennil pour l’attirer dans la forêt, cet Éden merveilleux que protégeait le premier nommé et qui évoquait leur paradis perdu. Ialiel s’était fait prendre au jeu. Il l’avait suivie.

— Vous ne m’offrez pas de fleur ? avait-elle minaudé, son regard provocant et mystérieux posé sur lui, lorsqu’il l’avait rejoint à l’orée d’une rivière scintillante.

— Non, avait répondu Ialiel. Pourquoi t’offrirais-je une chose aussi faible et inutile ?

— C’est ce que les chevaliers offrent à leur dame, avait répondu la gamine.

Ialiel lui avait souri en retour.

— Je ne suis pas un chevalier.

— Vous en êtes un. Vous portez une armure. Une armure noire.

— Un chevalier noir, alors. Tu sais ce que ça veut dire ?

Elle avait secoua la tête par la négative, son doigt fin et long posé sur sa bouche sensuelle.

— Ça veut dire que je vais te faire souffrir. D’une façon ou d’une autre.

Elle avait voulu jouer quand même. Il l’avait mis en garde, pourtant. Mais il avait vite découvert, en l’étreignant, la nature volcanique qui couvait derrière cette peau de neige et ces cheveux de glace. Une véritable caldeira polaire, comme il y en avait du côté basique de Yuggoth, au-delà du voile.

— Je suis assez grande. Et assez forte. Venez m’embrasser, chevalier.

Il l’avait embrassée, ça oui, et il lui avait même donné le plus profond des baisers, le baiser rouge sang. Elle avait crié au début, puis elle avait voulu recommencer, encore et encore. Très favorablement impressionné, il lui avait offert une chaîne de nombril en mithrine, ornée de rubis, qu’il avait noué lui-même à ses hanches. Finalement, elle s’était endormie dans ses bras, bercée par le bruissement calme de la rivière.

L’aube pointant ses rayons, Ialiel n’était pas resté avec elle. Il l’avait laissée là – elle ne craignait pas le soleil, elle – et était retourné dans son cair pour dormir. Son frère Nahiel, qu’il avait eu la bonté d’emmener avec lui, s’était moqué, sarcastique :

— Tu t’es fait attaquer par une lyngre sauvage de Zondoline ?

— La ferme. Le jour où tu seras capable d’attraper des lyngres sauvages de Zondoline, on en reparlera.

Son frère avait baissé la tête, soumis. En réalité, il était admiratif : il avait repéré la jeune femelle, lui aussi, sauf que, devant le prince Lathelennil et le légendaire Silivren, leur hôte et père de la petite, il n’avait pas osé la regarder. Ialiel était le seul à avoir eu assez d’arrogance pour le faire, regardant franchement la jeune elleth pendant tout le repas, de son regard brûlant et insolent.

Ialiel avait omis - bien sûr - de lui dire que c’était lui, qui s’était fait « attraper » par la féline en question.

Lorsqu’il s'était réveillé au crépuscule, bien des choses s’étaient passées, et Lathelennil était prêt à repartir. Ialiel, son frère et un autre cousin, qui l’accompagnaient cette fois-là, n’avaient aucune raison de rester. Ils n’étaient pas, eux, amis de la famille. Mais au moment où il s’apprêtait à décoller, la jeune perædhelleth s’était présentée sur la passerelle de son cair. Elle portait encore ses vêtements de la veille, et ses longs cheveux d’or pâle étaient emmêlés, semés de brins d’herbe et de feuilles des bois. Sur sa queue blanche, on pouvait voir une unique tache de sang, celui qu’elle avait perdu quand il l’avait déflorée : comme toutes les semi-humaines, son ventre saignait.

— Je t’ai attendu toute la journée, lui avait-elle reproché, froide comme la glace.

Ialiel l’avait regardé sans montrer sa surprise.

— Je ne pouvais pas venir.

— Et maintenant, tu t’en vas.

— Je m’en vais.

— Quand reviendras-tu ?

— Dans quelques années, quand tu seras plus grande.

C’était une proposition. Mais Cerin l’avait interprétée de travers.

— Tu me laisses, donc ? Comme un objet utilisé ? Comme une femelle daurilim abandonnée par le mâle après une saillie ?

— Tu n’es pas une daurilim, avait-il répondu prudemment.

Cerin avait relevé un regard brûlant sur lui. Ialiel n’était pas accoutumé à utiliser une telle épithète pour qualifier des yeux qui n’étaient ni noirs ni rouges, mais sur le moment, même de cette non-couleur transparente, ils le brûlèrent. Pour la première fois, il crut comprendre ce que c’était que la terrible puissance de la lumière.

— Emmène-moi avec toi. Chez toi, dans ton royaume.

— Je vis à Ymmaril, la Cité Noire, en Dorśa. Sur cette planète qu’on appelle Yuggoth. Là où la lumière est inversée, où les fleurs exhalent un parfum vénéneux, et où les rues sont régulièrement lavées dans le sang. Tu ne te plairas pas, là-bas.

— Tu as déjà une dame dans ta vie, c’est ça ?

Ialiel avait souri devant tant de naïveté. Une « dame »… C’était mignon.

— Personne chez moi ne répond à cette appellation, jeune perædhelleth. Mais il y a cinq ellith et encore plus d’esclaves qui vivent en mon palais actuellement. Mes concubines, si tu préfères.

Elle avait plissé les yeux.

— Des esclaves et des concubines... Et tu veux que je rejoigne les rangs de cette glorieuse assemblée, si je ne me trompe ?

De nouveau, il avait souri.

— Eh bien… Pourquoi pas ?

C’était une provocation, bien sûr. Une telle fleur de cristal ne pouvait s’épanouir à Ymmaril. Mais elle l’avait pris au mot.

—Devenir une simple concubine, moi, la fille de l’as sidhe d’Æriban ?

Et, dans un geste rageur, elle avait saisi son petit couteau. Avant même que Ialiel puisse esquisser un geste vers elle, elle s’en était servi pour se couper la queue. Puis, les larmes aux yeux, elle avait jeté l’appendice mutilé à ses pieds.

— Je te hais, Ialiel ! Ma haine et cette pauvre queue souillée de femelle vierge, c’est tout ce que tu n’auras jamais de moi. J’en fais le serment, sur l’arbre-lige de mon père !

Après avoir prononcé ce terrible geas, elle lui avait asséné ce terrible coup de griffe au visage. Et elle s’était enfuie, laissant sur place un Ialiel stupéfait.

Nahiel, qui avait assisté à la scène de loin, avait eu le bon sens de ne rien dire. Il s’était retourné et avait lancé la procédure de décollage, alors que Ialiel fixait la queue ensanglantée, interdit. Il avait fini par se pencher et la ramasser. Comme prévu, il avait fait du mal à cette jeune femelle. Elle avait même pleuré. Pleuré ! Elle avait saigné, et pleuré pour lui. Ces petites perædhellith étaient extraordinaires, de vrais rubis, vraiment.


Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0