Les complots de la Cité Noire I

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Nous sommes les gardiens de la pureté de la race ædhel. Notre responsabilité collective dépasse nos petites existences individuelles. Lourd est le fardeau qui est le nôtre, mais il n’existe pas, dans toutes les voies, de plus noble sacrifice. Même le terrible destin de l’Aonaran est moindre : ce n’est le sacrifice que d’un seul ædhel, pas d’une famille entière. Nous incarnons l’Autre Possible. Lorsque tous nos cousins, qui dans leur ignorance et leur fatuité s’appellent eux-mêmes les Lumineux, si jeunes, si droits, si sûrs d’eux, auront disparu, et que les derniers filidhean s’évanouiront dans les plis du shynawil de l’Amadán, il ne restera plus que nous. Nous. Nous sommes éternels. Nous sommes les ædhil originels, ceux qui, les premiers, ont osé se relever au bord du Lac des Joyaux. Nous les premiers à avoir refusé. Les premiers à avoir accepté de porter le fardeau. Aujourd’hui, tout cela est oublié. Ne reste que notre œuvre, dépouillée de toute sa signification. Que le sang, les cris, le feu, la cruauté. Alors dis-moi, mon frère, mon fils, mon neveu ? Qu’est-ce que le sacrifice d’un seul ædhel comparé à cela ? Et même de dix ? De cent ? De mille ? Seule la Famille compte. La perpétuation de la lignée, son sang pur, entaché.

S’il en avait été capable, Lathelennil aurait versé une petite larme, le jour de cette profession de foi que lui avait déclamée son frère. Cela donnait une justification à toutes ses souffrances, mais également à tous ses sombres plaisirs. C’était une légitimation de son existence même. Lui, en tant que raté de la lignée Niśven, ne comptait pas. En revanche, ce qu’il pouvait faire pour la Famille aurait des répercussions dans le destin de la race entière.

Mais parfois – et cela avait été le cas justement aujourd’hui – Lathelennil se demandait si son frère aîné avait encore toute sa tête. S’il était capable, encore, de mener bien droit la barque qui lui avait été confiée, sans dériver d’un iota. Aran était vieux, très vieux. Si vieux que parfois, il ne se souvenait même plus de quand il était né. Où exactement, ou quels noms il avait portés à travers les âges. Combien de petits il avait eus, quelles avaient été leurs attributions et quand ils étaient morts. Parfois, même le nom de cette femelle qu’il avait si désespérément aimé échappait à sa mémoire.

Lathelennil, lui, était né plus tard, d’une autre portée. Et il avait longtemps été en sommeil. Son esprit était encore en bonne santé, même s’il se sentait parfois très vieux. Mais Aran, parfois... Il arrivait qu’il ne le reconnaisse plus. Et c’était de plus en plus souvent.

Donne-moi ton fils.

Sa fille, il n’en avait pas voulu. Jamais l’existence de Lalaith n’était évoquée parmi ses frères, hormis par Uriel, désormais converti aux voies de l’Araignée. Ce dernier, on le voyait plus à Kharë qu’à Ymmaril, à présent, et Kharë était un endroit particulier, que même les Niśven préféraient éviter. Il s’agissait d’êtres dont les lointains ancêtres venaient d’outre-espace, après tout : ils n’étaient qu’à moitié ultari. Leurs projets, leur façon de penser, étaient trop étrangers à ceux d’un véritable ædhel. Uriel-le-guerrier était perdu, donc. Mais il avait bien servi la Famille. Toujours avec dévotion et abnégation, et plus d’engagement que n’importe qui d’autre. Maintenant, c’était à lui, Lathelennil, que l’on demandait de faire ses preuves.

— Tu as donné naissance à un petit parfait, lui expliqua Uriel. Autant que j’adore Lalaith, malheureusement, ce n’est pas une vraie Niśven. En elle, trop de sangs sont mélangés. Mais Caoinimh… En lui, le sang est fort. Tu dois obéir et l’amener à Ymmaril. Le temps est venu.

Le temps est venu. De quoi ? Lorsqu’il avait demandé à son aîné, ce dernier avait croisé les bras étroitement sur son torse sombre, d’une manière très Niśven.

— Le temps est venu de le présenter à la Famille, avait-il dit. Ils doivent le connaître. Ensuite… Et bien, nous devons tous tenir le rôle qui nous est dévolu. Un guerrier doit tenir son poste.

— Comme toi tu as tenu le tien ? avait osé répliquer Lathelennil.

La rébellion, la contestation, le combat contre toute norme imposée étaient dans la nature même des Niśven. Uriel n’avait pas été surpris de cette sortie de son petit frère d’habitude si docile. Jusqu’ici, Lathelennil avait tout accepté, mais là, on touchait à son enfant, à son œuvre créatrice. Il avait enfin contribué à faire naître une portée. Elle n’était pas entièrement de son fait, certes, mais il y tenait.

— Comme tu y vas ! avait ricané Uriel. Je n’ai pas déserté mon poste, bien au contraire : je me suis sacrifié pour être livré en pâture à ces khari aux huit pattes noires, aux cheveux de soie et aux quatre yeux. Nous avons besoin d’eux, ou d’elles, plutôt : Kharë est une cour dorśari très puissante, qui s’élève et complote dans l’ombre. Il se pourrait bien qu’un jour, les araignées quittent leur repaire et nous montrent l’étendue de leur force véritable : alors, nous en serons les premiers marris. Il n’y a qu’à voir comment ce Śimrod et cet Ardaxe ont réussi à nous voler Amarië. Avec quelle facilité, quelle maestria ils ont réussis à tisser leur toile et à l’y attirer, l’engluant pour toujours, et nous privant ainsi de descendants pouvant régénérer le trône d’obsidienne.

Amarië aurait dû être la mère de la dernière génération de Niśven et leur épouse à tous. Même lui, Lathelennil, aurait sans doute eu le droit de participer à ce grand œuvre. Après tous les autres, bien sûr, et la naissance de nombreuses portées de sang pur. Mais les khari avaient habilement comploté. À l’époque, même Lathelennil en avait été persuadé. C’était un complot khari, une toile tissée de main de maître. Un complot khari, et aisteor bien sûr, ces mêle-tout moralisateurs qui depuis toujours polluaient les cours de leurs intrigues et de leurs mascarades ridicules. Tout ce que ces maudits troubadours leur avaient pris, par le passé… Il y a des éons de cela, ils leur avaient même dévoyé le précédent Maître des Ténèbres, le bel Adomiel à la noire chevelure, froid comme la glace et terrible comme elle. Fornost-Aran avait dû être intronisé en toute hâte, et Sorśa était sortie grandement affaiblie de ce fiasco. Elle en payait les conséquences encore aujourd’hui, des centaines de milliers d’années plus tard.

— Et maintenant, c’est la fille de Śimrod qui nous vole notre maître de guerre, avait ironisé Lathelennil avec un sourire oblique.

Son frère avait accueilli la pique avec son élégance habituelle.

— Et la petite épouse humaine du fils de Śimrod qui nous vole notre petit frère, celui dont le cerveau est le plus fulgurant de la portée, et le meilleur pilote de la Cité Noire ! Attention, Ennil : ne t’aventure pas sur ce terrain-là. Aux yeux d’Aran et d’Aëluin, tu es encore plus impardonnable que moi.

— Mais je ne suis rien, pour le clan, avait protesté Lathelennil. Je n’ai aucune valeur ! C’est d’ailleurs trop d’honneur que tu me fais à chaque fois, en me prêtant toutes ces qualités… Mais tu es le seul à le faire, Uriel.

Uriel lui avait octroyé son sourire en coin, qu’il savait être une marque de tendresse.

— La preuve que non, petit frère… De nous tous, tu es le seul à avoir réussi à produire un rejeton de sang pur. Aran lui-même n’a jamais réussi ! La semence des Niśven est exclusive, et il lui fallait sans doute pour s’épanouir une matrice particulière, comme cette Baran. Sache que notre frère songe encore à la prendre pour lui, maintenant qu’Angraema est hors de notre portée, aux mains d’un dangereux bouffon tárani… Réfléchis-y, Ennil. C’est soit elle, soit Caoinimh.

Le sang de Lathelennil s’était glacé dans ses veines.

Cependant, il n’avait pas pu se résoudre à livrer son unique fils – il n’y avait aucun doute qu’il était de lui, celui-là ! – à Fornost-Aran, même pour servir les intérêts de la Famille. D’abord, il devait savoir. Et prévenir son frère que jamais Ar-waën Elaig Silivren ne consentirait à lui livrer ce petit qu’il considérait comme son enfant, ou son épouse humaine. Le seul nom de Silivren était dissuasif, certes, mais Lathelennil se devait d’avertir son frère de ce qui se passerait vraiment s’il lui déclarait la guerre.

Toutes les guildes filidhean nous tourneraient le dos, et se rangeraient derrière lui. Pour protéger Silivren et son clan qui leur ont déjà tant donné, Edegil Arahael entrerait en guerre, ainsi que ses vassaux et obligés : une multitude de cours mineures mais bien armées et de vaisseaux-monde avec leurs troupes. Les Mères-Arachnides khari, qui normalement ne se mêlent pas de nos affaires, se serviraient du prétexte pour nous tomber dessus elles aussi. Enfin, Cirnnan de Tára sortirait de son mutisme… Cela fait des millénaires qu’il aiguise sa lance en silence, préservant ses toutes dernières forces pour te porter le coup de crocs vengeur.

Bien sûr, son frère se fendrait d’un royal « Qu’ils viennent. Sorśa les attend ». Alors, Lathelennil lui dirait, pour l’Aonaran.

L’Aonaran actuel n’est nul autre qu’Ar-waën Elaig Silivren. Attaque-toi à lui et à sa famille, et tu te condamnes à la dévoration éternelle. L’oubli.

Voilà ce qu’il comptait dire à son frère. Et le secouer un bon coup pour avoir soustrait Caoinimh à sa famille.

Si ce n’est pas toi qui le fais, avait menacé Silivren, c’est moi qui y vais.

Lathelennil avait insisté pour y aller lui-même. C’était sa famille, sa femelle, et son fils, même si Silivren avait participé, il est vrai, et que Rika avait fourni shynawil, chaleur et nourriture au petit, avec une partie de son ADN hautement compatible en prime.

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