Yamfa : seconde à vie

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Yamfa avait toujours été l’éternelle perdante. Seconde à vie.

Ça avait commencé à l’école, dès la section des jeunes travailleurs. Lorsque le camarade-enseignant demandait aux enfants de constituer les groupes, elle se retrouvait toujours à la traîne. Personne ne voulait d’elle dans l’équipe. Non pas qu’elle fut détestée, mais on ne la remarquait tout simplement pas. Elle passait inaperçue. Elle avait beau se décarcasser, elle n’arrivait pas à sortir de la moyenne, que ce soit par les notes, le physique ou le caractère. Yamfa en avait eu très tôt conscience. Elle savait également qu’il était mal de vouloir se mettre en avant. Sur la colonie, fondée par des vétérans et des révolutionnaires ayant tourné le dos au darwinisme social, les hommes œuvraient en équipe ; il s’agissait d’une « communauté de destins », comme le répétait souvent le père de Keita. Il y avait pas de place pour les égocentriques ou les égoïstes, les ambitieux courant après l’argent, le pouvoir ou le prestige. Mais Yamfa se sentait à part. Elle rêvait d’autre chose.

Puis Kael était arrivé dans leur classe. Yamfa ne l’avait jamais avoué à personne, mais elle était immédiatement tombée amoureuse de lui. Comment aurait-il pu en être autrement ? En attirant à lui toute la lumière où qu’il aille, plus beau qu’un astre et plus charismatique qu’une comète, Kael était la négation absolue des valeurs de la colonie. Oui, les êtres supérieurs existaient. Oui, il y avait des êtres plus beaux, plus intelligents, plus doués, à qui tout réussissait. Kael était l’un d’eux. On voyait tout de suite qu’il était appelé à devenir quelqu’un, qu’il ne resterait pas sur Pangu, cette colonie sans histoires où régnait une tranquille médiocrité. Pour les charismatiques, d’autres terres restaient à conquérir. Keita, d’ailleurs, illustrait parfaitement ce principe, puisqu’il suivait le nouveau partout comme un petit toutou. Il était même tombé amoureux de sa sœur, une demi-déesse lointaine et hautaine qui reconnaissait à peine son existence. Yamfa s’était juré qu’elle ne serait jamais comme son ami. Personne ne saurait qu’elle aimait Kael, surtout pas lui. Elle lui tiendrait tête comme une ennemie.

Année après année, elle avait vu Kael embellir, devenir encore plus drôle, sympa et lumineux. Elle l’avait d’autant plus adoré qu’il ne s’intéressait pas aux filles. Son développement était à la fois plus rapide et plus lent que celui des humains : son corps évoluait vite, mais son esprit, lui, resta très longtemps celui d’un petit enfant. Un enfant espiègle et intelligent, rieur et charmant, toujours prêt à rendre service. Les gens ne pouvaient que l’aimer. On sentait qu’il était différent, mais jamais suffisamment pour devenir inquiétant.

Le choc véritable choc, elle l’avait eu en étant reçue chez les Srsen, la famille de Kael. Sa mère était une « simple » humaine – si un tel adjectif pouvait s’appliquer à une rebelle ayant tenu tête à la République galactique. Mais son père était un véritable dieu. Un être supérieur venu d’une autre dimension. Kael le disait « noir », mais Yamfa avait tout de suite compris en le voyant à quel point ce mot, encore une fois, pouvait désigner deux éléments parfaitement différents. Ce « noir » dont parlait Kael pour décrire sa couleur de peau – en espérant visiblement trouver à son papa un dénominateur commun avec la famille de son amie – ne ressemblait aucunement à celui qui teintait sa propre peau. Pas plus que le « blanc » de ses cheveux ne ressemblait à du blanc. Ren Srsen était une statue mouvante, une image animée, un phénomène surnaturel. En se retrouvant face à lui – ou plutôt face à ses cuisses, tant il était grand –, Yamfa avait pris conscience de sa petitesse, et de l’immensité de l’univers. Elle avait également compris que Kael lui ressemblerait un jour. Pour l’instant, c’était un gosse inoffensif, plutôt rigolo et beau comme un soleil avec ses cheveux emmêlés, sa peau hâlée et ses yeux azur.

Jusqu’à ce jour funeste.

Alors que tout s’écroulait autour d’elle, Yamfa avait vu Kael passer d’une forme à l’autre en expérimentant tous les stades de la monstruosité, jusqu’à se changer en un dieu terrible irradiant de lumière blanche, aux yeux de tempête cosmique. Sa peau métallique, ses cheveux d’éclairs purs émettaient un rayonnement si intense qu’elle en était restée aveuglée pendant plusieurs jours. Mais il n’avait pas gardé cette forme. Il s’était configuré en monstre à nouveau et s’était envolé avec le corps de cette fille, Omen, cette intrigante qui en s’invitant sur leur vaisseau avait foutu leurs rêves en l’air.

Et maintenant, elle était là. Nue dans une grotte glaciale, à la merci d’une créature dont elle ne pouvait s’éloigner plus de quelques minutes, sous peine de mourir de froid. Là encore, elle avait eu le second choix : c’était Ciann qui l’avait emmenée dans les airs, pas Kael.

Yamfa se rappelait peu de ce qui s’était passé dans les minutes suivant le fiasco d’Æriban. Alors qu’elle contemplait d’un air hébété le sang qui s’écoulait du bras d’Anguel, elle s’était sentie soulevée de terre par une force invisible et le ciel avait basculé. La chaleur intense – fatale, à cette période – qu’émettait les rayons du monstrueux soleil d’Æriban avait attaqué sa peau. C’est là qu’elle avait compris que Sibalba était ce « grand soleil » d’Æriban, et que le trou noir super massif du même nom n’était rien d’autre que l’astre géant, qui, changé en géante rouge, avait avalé tout le système d’Ultar avant de collapser sur lui-même. Elle allait connaître le même sort que les ancêtres de Kael.

Mais au moment où elle se voyait prendre feu comme une torche, une ombre noire, plus noire que le vide sidéral, l’avait dérobée aux attaques du monstre astral. C’est là qu’elle avait perdu connaissance.

C’est un froid intense qui lui avait fait rouvrir les yeux. Le haut, le bas n’existaient plus. Seulement le froid, et un pourpre poudreux comme un crépuscule figé dans l’éternité. Rien d’autre. Tout autour d’elle, une ombre noire, immense et étrangement douce. Des plumes de jais… sur des ailes démesurées, repliées comme celles d’un rapace en vol. C’est alors qu’elle avait compris qu’elle tombait. La créature aérienne qu’était devenue Ciann tombait en piqué, tout en la tenant dans ses serres. Face à elle – sous elle, plus précisément – apparaissait une mer de nuage si blancs qu’elle en pleurait. Non, pas des nuages… un réglage rapide de ses aides oculaires apprit à Yamfa qu’elle fonçait à plusieurs centaines de kilomètres/heures sur une couche d’azote gelée à plusieurs milliers de mètres d’un sol hypothétique : sa sonde optique ne pouvait pas estimer plus loin. Elle voulut hurler, mais soudain, le paysage changea. Les informations que lui envoyaient sa sonde étaient encore plus absurdes : il n’y avait plus de sol ! De nouveau, elle perdit connaissance.

Lorsqu’elle se réveilla, Ciann était en train de tomber. Vraiment. Cette fois, la sonde lui fournit des données qu’elle pouvait vérifier en visuel : un sol géologique, composé d’un mélange de granite et de mica, avec des reliefs de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres en moyenne… si Ciann n’avait pas généré autour d’eux une espèce de champ énergétique – ce fut sa sonde optique intégrée, encore une fois, qui le lui apprit – elle serait morte de froid et d’asphyxie. À la place, elle allait mourir écrasée au sol, sur ses montagnes cyclopéennes qu’elle voyait se rapprocher d’elle à une vitesse vertigineuse.

Mais Ciann ouvrit les yeux. Trois gemmes d’un rouge de lave émergèrent des ténèbres et il étendit ses quatre ailes et repartit en rasant une falaise escarpée, se riant du vide abyssal qui se déployait sous ses serres. Il la lâcha sur une surface à peu près plane et alla se poser plus loin, plus rapace qu’humain. Accroupi sur son pilier, les griffes jouant dans le vide, il la fixa de ses yeux cruels. Yamfa n’avait pas osé bouger. Elle avait soutenu ce regard sans âme sans ciller ni respirer, n’émettant pas un son. Puis Ciann avait poussé un cri inhumain, entre le gloussement et le chant, et il était reparti. Il était revenu plus tard avec une proie sanguinolente, une bestiole inconnue qu’elle avait d’abord refusée de toucher. Puis la nuit était tombée, et il l’avait portée dans une cavité de la roche, aménagée avec la peau de la bête et quelques végétaux non indentifiés. La sonde échouait à analyser ce qui l’entourait ; même Cyann était devenu un inconnu. Le Crypterium ne répondait pas : le lieu où ils se trouvaient ne devait pas être raccordé au Réseau. Ciann lui ouvrit son aile et elle surmonta sa peur pour s’y blottir, poussée par le froid. C’est ainsi que Yamfa, succombant à une intense fatigue, passa sa première nuit.

Ciann était devenu une créature sauvage et muette, qui ne s’exprimait que par le vol, la chasse et le chant. Il la nourrissait, la protégeait du froid avec ses ailes. Il ne lui voulait pas de mal, mais Yamfa en avait peur. Le jeune homme nonchalant et raffiné, parfois capable de soudaines poussées sarcastiques, avec qui elle avait contracté une brève alliance – le but était alors de faire chier Kael un maximum, clairement – avait disparu. Il avait laissé la place à une bête férale, une sorte de démon des airs. Une stryge, aurait dit son père, féru de mythologie vieille-terrienne.

Yamfa ne savait pas où elle se trouvait. Elle ne pouvait pas obtenir d’aide. Elle avait la conscience diffuse d’être seule dans un lieu hostile, seule avec la créature qu’était devenue Ciann. Comme Kael, le jeune homme, choqué par la mort de ses amis, avait choisi en guise de forme ultime la chose la plus puissante et effrayante qu’il avait pu imaginer sur le moment. Maintenant, il était prisonnier à jamais. Figé pour l’éternité dans le corps de ce vampire ailé de trois mètre, au corps plus noir encore que Ren, le père de Kael.

Elle ne pouvait pas rester là, dans ce monde de glace et de ténèbres, à se nourrir de rongeurs crus et de végétaux sauvages, à inhaler un air qui lui brûlait les poumons à chaque goulée. La sonde indiquait la présence de terre ferme, quelques kilomètres plus bas : il lui suffisait de redescendre. Patiemment, elle prit l'habitude de collecter les peaux des petites proies poilues que Ciann lui amenait et de les coudre ensemble, avec un morceau d'os et des tendons séchés en guise de fil. Au bout de quelques jours, elle en eu assez pour se couvrir les pieds, puis le corps. Lorsqu'elle serait suffisament vêtue pour affronter le froid du dehors, elle descendrait chercher de l'aide. Il devait bien y avoir des humains quelque part : les planètes terraformées étaient trop rares pour échapper aux colons. Elle devait les trouver et obtenir un moyen de chercher Keita et Kael. Il le fallait.

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