Mission de secours : IV

4 minutes de lecture

Chamarré accepta de nous aider. Mais lorsqu’il annonça qu’il demanderait son prix « plus tard, le moment venu », je bondis de ma chaise. Pour en avoir été moi-même victime, je connaissais les tours et détours des ældiens lors d’une négociation : tout est histoire de délais et de mots soigneusement choisis. Et voilà que Amryliw Niśven nous faisait le coup.

— Je refuse cette condition, annonçai-je tout de go. Cela vous donnerait trop de pouvoir sur nous.

Ren me regarda du coin de l’œil, alors que le concerné inclinait la tête. Derrière les yeux blancs du masque, les siens restaient insondables. Mais je savais qu’ils seraient très noirs et brillants dans l’obscurité, avec cet éclat d’or en fusion caractéristique.

— Et quel pouvoir voudrais-je obtenir, d’après vous ? fit-il en ouvrant ses longs bras en signe d’impuissance.

— Vous êtes un Niśven, vous l’avez dit vous-même. Vous êtes sans doute sujet aux mêmes appétits révoltants que vos pairs, et chercherez sûrement à nous demander quelque chose de coûteux et d’impossible, dont le paiement nous fera verser des larmes amères.

De la cruauté gratuite, en somme. Pour avoir Lathelennil comme Second-Mâle, je savais ce dont ces Niśven avaient besoin. Plus on pleure, meilleur c’est, pour eux.

Amryliw baissa la tête, comme s’il voulait me regarder par en dessous.

— Je n’ai jamais dit que j’étais un Niśven, objecta-t-il. À aucun moment.

— Mais vous n’avez pas dit ne pas l’être, contrai-je.

— Non, je ne l’ai pas dit, concéda-t-il.

Je secouai la tête, déjà énervée par ces circonvolutions douteuses.

— Les filidhean renoncent à leur nom, à leur cour et leur clarté de naissance, lorsqu’ils prennent la fonction de barde, intervint Ren, qui était resté plutôt spectateur jusqu’ici. Amryliw ne fait pas exception à cette règle. En outre, je dois te préciser que ton Second-Mâle est Niśven, et que ces histoires de clarté ne sont pas un problème, pour nous. Enfin, rien ne dit qu’Amryliw le soit.

Une brève image de Ren feulant sur Lathelennil qui venait de me mordre à sang, me traversa le cerveau.

Non, être Niśven ne lui posait aucun problème.

— Il l’est, susurrai-je. Je le sais, je le sens. Il le porte sur lui. Et Niśven, c’est une non-clarté que l’on garde à vie. C’est dans le sang !

Le susnommé éclata d’un rire clair et faussement innocent.

— Pourquoi donc ? Je serai curieux de savoir ce qui vous fait dire ça. Qu’y-a-t-il donc de si Niśven chez moi ?

C’est vrai que rire ainsi était peu Niśven. Dans cette famille, le rire, s’il existait, était sombre et coassant, rauque. Ce n’était pas le cas de ce mâle guilleret.

C’est un filidh de grade aisteor, me dis-je. Un acteur, autant versé en comédie qu’en stratégie. Il est capable de gommer les caractéristiques dorśari chez lui dans le but d’incarner son rôle et d’amuser la galerie, pour mieux se révéler au dernier acte, dans toute sa noirceur.

— Vos cheveux, fis-je en pointant sa crinière lisse et noire. Cette robe couleur corbeau et cette matière fine comme une queue de rat, c’est bien Niśven, ça. Vous ne me soutiendrez pas le contraire, vous qui en avez vu beaucoup !

Chamarré afficha un sourire tendre, et il passa sa longue main dans ses cheveux. Lorsqu’il la retira, il était blonds et dorés, parcourus de mèches de couleurs criardes, vertes et roses, comme chez beaucoup d’aisteor.

— Une simple perruque de scène, fit-il en jetant d’un geste théâtral une plume noire à mes pieds. Une configuration. Franchement, Dame Baran, moi qui croyais que vous étiez bien au fait des ruses des fils de l’Amadán ! Lorsqu’il chasse le daurilim, le veneur s’affuble de cornes. Je vous ai dit que ma méthode, c’était de combattre le feu par le feu…

Je n’étais toujours pas convaincue, même si je reconnaissais que je m’étais trompée sur la clarté. Or, blond ou pas, il restait un ædhellon adulte, à qui j’allais confier mes quatre petites bientôt pubères, et promptes à s’amouracher du premier mâle venu.

Ren se cala en arrière dans son fauteuil.

— Tu es rassurée, maintenant ? me demanda-t-il comme si j’étais une simple gamine.

Je lui jetai un regard coupant.

— Pas encore. Qu’est-ce qui me dit qu’il ne va pas demander une de nos filles en guise de paiement, tiens ?

Ren soupira. Amryliw, lui, me gratifia d’un de ces nouveaux sourires innocents dont il avait le secret.

— Par Anwë, vous savez bien que ce sont les ellith qui décident des unions chez nous ! s’exclama-t-il comme s’il déclamait une tirade sur scène. On ne distribue pas les femelles comme des œufs de wyrm.

Je vissai mon regard sur lui.

— Et vous, les mâles, savez vous montrer très persuasifs, grinçai-je.

— Il faut bien que la race se perpétue… Vous avez été gâtée par Narda, mais vous n’ignorez pas à quel point la reproduction est compliquée, chez nous ! La naissance d’une portée viable est un évènement suffisamment rare pour valoir un peu de persuasion et de gleamsyní de notre part .

Je voulus répliquer, mais Ren m’arrêta d’un geste. Il devait trouver que je manquais de respect à son hôte.

— Rika, Maître Amryliw est très loin de ces considérations, m’apprit-il sur un ton un peu raide. De par son rôle au sein d’une guilde de bardes-guerriers, il a renoncé à se reproduire et à avoir un jour femelles et petits. C’est une sorte de prêtre, tu comprends ? Un prêtre chaste. Le risque dont tu parles n’existe pas.

Un prêtre chaste… Comme si ça pouvait exister, chez les ældiens ! Même Ren avait allégrement jeté son vœu de chasteté dans le grand vide sidéral, dès que la fin du monde avait pointé le bout de son nez.

— D’accord… concédai-je. Mais c’est bien parce que je sais que vous êtes un bouffon ridicule et que je sais que jamais aucune de mes filles ne tombera sous la coupe votre gleamsyní, sire Chamarré !

Il me sourit à nouveau. Ses sourires, désormais, se faisaient la bouche fermée, avec ces petites expressions innocentes et ridicules qu’il m’avait servies en fin de conversation.

Il apprend vite, constatai-je, effaré. Il fallait concéder aux troubadours ældiens un génie du camouflage inégalé.

Et c’était bien cela, qui m’inquiétait.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0