Chapitre 59 : Un moment de paix (1/2)

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JIZO


C’était une demeure isolée de tout.

Là où sillonnaient les cèdres s’incrustait la cabane bâtie de sombres rondins. Couronnait la cheminée sur le toit triangulaire, depuis laquelle se dégageait une fumée blanchâtre. Larno s’attelait à la tâche : mélangeant la préparation d’une grande louche, il se penchait par-dessus le chaudron dont la hanse oscillait.

Au crépitement des flammes s’éveillaient les appétits. Pour cause, le repas n’était pas encore prêt que son arôme se diffusait sur l’ensemble de la pièce. Jizo, Taori et Nwelli s’en imprégnaient depuis la table en bois, au centre de laquelle trônait un pot de marguerites. Chacun admirait la cuisson d’un œil inquisiteur, trépignant à l’idée de se repaître.

Un moment de paix. Sera-t-il définitif ? En tout cas, mon cœur ne bat plus à tout rompre, c’est déjà bon signe. Libéré des tracas de notre monde, nous nous pâmons dans la simplicité de la vie. Ce que nous méritions depuis si longtemps, ce que nous cherchions à atteindre. Un instant tant retardé à cause des épreuves à traverser…

Irzine estomaqua ses invités en ôtant son masque, qu’elle déposa devant sa chaise.

— Avec vous, se réjouit-elle, je peux être moi-même.

— Plus de pensées brumeuses ? s’ébaudit Nwelli. Plus de crainte des lendemains incertains ?

— Le danger nous a poursuivis jusqu’ici. Si proche, dans un certain sens… Heureusement, Lefrid a été généreuse et nous a offerts cette maison. Oh, nous devons payer nos impôts, comme chaque citoyen, mais au moins nous aurons la tranquillité.

— Notre maison ? douta Jizo. C’est plutôt la vôtre ! Votre but était de rentrer chez vous, mais nous… Notre place est ailleurs.

Un sourire germa dans le visage brûlé d’Irzine. Peut-être était-ce la première fois qu’elle faisait preuve d’une telle attitude à son égard. Il en fut enchanté, tout comme ses deux amies, surtout lorsqu’elle lui tapota l’épaule. Nous lui avons redonné le sourire. Nous ne pouvions pas rêver de meilleure récompense.

— Enfin, Jizo ! s’exclama Irzine. Après tous vos accomplissements, nous n’allons pas vous jeter à la porte !

L’ancien esclave s’empourpra comme les torraniens s’esclaffèrent. Larno écoutait la conversation d’une oreille attentive tout en goûtant son plat d’une généreuse louche. Déjà sollicitait-il ses papilles gustatives au moment de s’exprimer :

— Votre parcours est fascinant ! louangea-t-il. Je parle surtout pour vous, Nwelli et Jizo, car je ne connais pas trop ton passé, Taori… Vous vous êtes libérés de votre condition d’esclave, vous avez erré le désert, participé à une bataille, et vous avez conduit des réfugiés de Doroniak jusqu’ici !

— Hormis pour le passé d’esclave, rétorqua Jizo, ces exploits sont les vôtres aussi. À ton âge, Larno, je suivais des cours à l’école et je récoltais dans les champs avec mes parents.

— Il a plus vécu que quiconque à son âge, dit Irzine. Mon cadet mérite du répit. Comme nous tous.

Une vague d’apaisement enveloppa chaque occupant. Irzine se dirigea vers son petit frère, qu’elle enlaça de pleine tendresse. Ils partagèrent ce moment ensemble, y compris Vouma dont l’intérêt restait aiguisé, ses mains agrippées sur le dossier de la chaise de Jizo.

— Au risque de me répéter, lança-t-elle, je ne souhaite que ton bonheur. Certains des tes choix portaient à débat, mais l’essentiel, c’est que tu aies trouvé une forme de paix. Tes amis et tes amours autour de toi. Tu t’es même émancipé de l’emprise de Cynka Andanne ! Cela mérite quelques applaudissements.

Jizo manqua de grogner mais se retint afin de ne pas attirer l’attention sur lui. Aussi horrible soit Cynka, elle ne m’a jamais violé pour de bon. Il rejeta cette pensée négative pour mieux profiter du fumet s’approchant de lui. Irzine et Larno versèrent en effet plusieurs bols qu’ils disposèrent promptement. Carottes, haricots, pommes de terre et céleris s’amalgamaient dans ce bouillon qu’ils commencèrent sitôt installés.

Savoureux ! Larno a de l’avenir en tant que cuistot ! Les cuillérées se succédèrent. D’abord dans le silence, puis des regards émana le désir de conversation. Irzine opina en direction de ses amis pour la relancer :

— Si vous ne restez pas sur les îles Torran, songea-t-elle. Où iriez-vous ?

— Mes parents sont probablement au Diméria, dit Jizo. C’est là que je souhaitais revenir avant de vous rencontrer. Les pauvres doivent se faire du mouron pour moi. Ce sont des grands guerriers, vous savez ? Parfois j’oublie de mentionner l’évidence.

— Je suis curieuse… Dans ce cas, pourquoi ils ne t’ont pas secourue quand tu étais esclave ?

Nwelli plissa les yeux vers Jizo en esquissant une moue. La question sensible… Il me faut bien y répondre.

— Aucune idée, confessa-t-il. Cette pensée m’a souvent traversé l’esprit. Au début, j’avais l’espoir qu’ils viennent me délivrer assez tôt. Plus le temps passait, plus il s’éteignait. Ils doivent avoir une raison de ne pas avoir rappliqués, mais dans ma détresse, je les ai blâmés. J’ai dû faire appeler à l’assassin de l’impératrice elle-même. Je lui ai menti pour qu’enfin nous retrouvions la liberté.

— Ce jour-là, dit sèchement Vouma, notre quiétude s’est envolée. Le brave Brunold, trucidé comme un animal. Mon pauvre Gemout, tabassé et laissé pour mort avant de devenir esclave… Puis moi, que tu as transpercée sans vergogne. J’avais raison de me méfier, j’ai pu m’assurer de survivre même au-delà de la perte de mon corps.

Et ainsi gâcher le reste de mon existence. Dépourvue de gêne, Vouma tenta de malaxer ses épaules, toutefois il la repoussa d’un brusque geste de la main. Jizo reboutonna le col de son chemisier en lin alors que ses compagnons le dévisageaient.

— Tu les retrouveras, fit Irzine. Une famille réunie auprès de notre foyer, c’est classique, mais ça peut apporter le bonheur.

— Et toi, Nwelli ? demanda Larno. Tu ne nous as jamais parlé de ta famille !

— Parce que je n’en ai plus, répondit la concernée en se rembrunissant.

Larno lâcha sa cuillère ainsi qu’une larme. L’autre question à ne pas poser… Il lui fallut se frotter les yeux, puiser du courage en elle, pour finalement s’épancher.

— Je l’avais mentionné à Jizo, raconta-t-elle. Il y a bien longtemps. Je vivais encore chez mes parents, et je venais de commencer des études de médecine. Mais un jour, des mercenaires nous ont kidnappés, mes parents et moi. Ils voulaient nous vendre et cherchaient donc à savoir quelle valeur nous avions. Mon père avait perdu une jambe à cause d’un accident, et ils l’ont tué pour cette simple raison… Et puis ma mère qui les a attaqués en guise de revanche. J’étais esseulée, terrifiée. Pourtant, au moment où Gemout et Vouma Sereph m’ont achetée, mon cauchemar ne faisait que débuter.

Comme tétanisés, Larno et Irzine se réfugièrent dans la rassurante saveur du bouillon, retenant leurs sanglots du mieux qu’ils pussent. Même Jizo, qui avait tant entendu son histoire, sentit ses cornées s’humidifier. Dans mon propre malheur, mes parents sont encore vivants. Pas les siens…

— Nous vous aiderons, déclara Irzine, coudes sur la table. C’est la moindre des choses à faire pour vous remercier.

— Je ne voulais pas attiser votre pitié, répondit Nwelli. Je reste juste discrète sur mon passé car je déteste être sur le devant de la scène.

— Tu es discrète, dit Larno, mais tu aurais pu te confier aussi. Nous aurions pu partager votre fardeau.

— Vous aviez déjà le vôtre. Je brûlais de vengeance, à cette époque. Puis je me suis résignée… Je me souviens à peine du visage de ces mercenaires, pas même de leurs noms. Voilà pourquoi je n’ai pas tué Gemout non plus. Cela n’en valait pas la peine.

— Sans vouloir te brusquer, coupa Irzine, c’était une erreur. Tu as de la chance qu’il soit devenu esclave.

— De la chance ? s’étouffa Vouma. Il doit souffrir le martyr auprès de mes soi-disant amies !

— Peut-être bien, concéda Nwelli. Hélas, je ne peux pas retourner en arrière.

— Alors allez de l’avant. Vous trouverez votre bonheur au Diméria, du moins je l’espère. Si c’est bien votre but. En attendant, nous avons des lits pour nos amis tout le temps que vous le souhaitez.

Jizo et Nwelli hochèrent à l’unisson, avant de se consulter d’un timide sourire. Ensemble, quelles que soient les circonstances. Personne n’est en mesure de nous séparer. Dans le mutisme subséquent, ils se régalèrent de leurs bouillons, complices, accomplis. Il s’agissait d’un de ces rares répits durant lesquels ils soufflaient, s’abandonnaient à la simplicité, profitaient de la vie. Là où se croisaient les regards, là où les sourires s’échangeaient, il restait une personne dont le silence avait été remarqué.

Taori dégustait sereinement son plat, enchaînait les cuillérées avec lenteur. Elle se fait très discrète, aujourd’hui. Rassasié, animé d’une vitalité nouvelle, Larno la héla soudain :

— Je suis aussi curieux pour toi, admit-il. Quel est ton passé, Taori ? Avant d’être captive de l’inquisition ?

— Je devrais être honnête, dit Taori, hésitante. Surtout si le Diméria est notre prochaine destination… Je suppose que c’est l’occasion de raconter. Nous avons tout le temps devant nous, après tout.

Elle déglutit comme d’insistants regards se braquaient sur elle. Mais de la transpiration suintait de son front comme elle était parcourue de tressaillements. Sur le bateau, au moment de notre arrivée, Taori avait déjà voulu se confier à ce sujet. Les circonstances l’ont empêchée de s’exprimer… jusqu’à maintenant. Il lui suffisait d’être assez brave, ainsi sa voix se propagerait, et les mots pèseraient.

Pourtant elle ne fut pas celle qui brisa le silence.

Des vibrations émanèrent de l’extérieur. Irzine repéra un mouvement par-delà une vitre qui éclata subitement.

— À terre, Larno ! s’époumona-t-elle.

Irzine plongea à brûle-pourpoint sur son cadet. Tous deux atterrirent lourdement sur le plancher, quoique leur chute se fit moins entendre que le fracas. Jizo faillit sursauter lorsque la lance glacée transperça le bol de Larno. Lui et ses compagnons s’immobilisèrent en voyant l’arme fondre, yeux dilatés et bouche bée. Quoi ? Qui nous attaque ?

— Sortez de votre abri ! lança une voix féminine. Montrez-vous et battez-vous comme des vrais guerriers, si vous n’êtes pas des lâches !

Terrifiée, Nwelli s’agrippa à Jizo, dont l’estomac se noua. Cynka ? Non, c’est impossible !

— Je le l’avais bien dit ! s’écria Vouma. Si seulement tu m’avais écoutée, vous n’en seriez pas là !

Qu’elle se taise ! Nous nous battrons tant qu’il le faudra. D’un regard déterminé, d’un hochement de tête, Jizo exhorta Nwelli à dégainer leur sabre, lesquels reposaient sur une chaise au coin de la pièce. Irzine et Larno s’emparèrent aussi de leur arme. L’ancien esclave nota, en se hâtant vers la porte, que l’aînée n’avait pas remis son masque. Elle assume son apparence.

Taori gagna l’extérieur en première. Déjà elle avait canalisé le flux de son environnement, en opposition avec les mages conglomérés en face d’elle. Outre cette présence préoccupante se dressaient plusieurs épéistes et lanciers, tout autant parés à les assaillir. Cynka commandait depuis les flancs de leurs troupes. Mains enserrées autour du manche, une mine hargneuse déparant ses traits, elle foudroya chacun de ses adversaires du regard.

J’ai bien reconnu cette voix. Cynka nous traque, où que nous soyons.

— Bonjour, vous ! interpella-t-elle avec un sourire carnassier.

— Tu nous déranges au milieu d’un repas, répliqua Larno.

Cynka ricana en plissant les yeux. Frapper du pied sur le sol lui assura la mainmise de la conversation : chacun de ses opposants était une cible qu’elle désignait d’un doigt accusateur.

— Il a du répondant, le petit ! reconnut-elle. Il a beaucoup enduré en si peu de temps. J’aimerais te dire que c’est du passé, mais ma présence confirme le contraire. Larno incarne une forme de beauté innocente qui a disparu de chez toi, Irzine.

— Des provocations puériles ? s’irrita l’aînée. Peu importe, je n’y céderai pas ! Plus besoin de porter mon masque, comme ça tu peux discerner mes traits ! Et tu réaliseras qu’il ne fallait pas éveiller ma colère.

— Oriente-la vers les véritables coupables. Tu nous as raconté comment ta figure s’est retrouvée si calcinée. Moi, je n’ai jamais eu de problème avec les mages, au contraire de toi. Ce qui est d’autant plus surprenant que tu t’allies à l’une d’eux.

Les traits d’Irzine sévirent, toutefois Taori la devança dans sa rage. Elle généra des spirales azurées qui tournoyèrent à haut rythme autour de ses mains. Une énergie si considérable sillonnait autour d’elle que même les mages adverses en étaient intimidés.

— Tu n’insulteras aucun d’entre nous ! tonna-t-elle, un éclat de flux flottant à ses pieds.

— Tu es puissante, concéda Cynka. Mais tu crois m’effrayer ? Mes mages te terrasseront en moins de deux !

— Nous vous avons déjà vaincus une fois ! se targua Jizo. Pourquoi revenir ? Comment tu t’es libérée ? Comment tu nous as retrouvés ?

— Je ne m’avoue pas facilement vaincue, je l’admets. Mes alliés sont dispersés partout en Ymaldir Hadoan, ils ont su me délivrer avant que je ne m’enfonce dans l’obscurité… Il aurait été facile de renverser Lefrid sans vous dans les parages. Mais j’ai décidé de me débarrasser de vous d’abord.

— C’est l’erreur que tu as commise. Cette fois-ci, n’escompte aucune clémence de notre part.

— Tu essaies aussi de me faire peur ? Je tuerai tes amis, Jizo. Tu seras le rescapé… Pour des raisons évidentes.

Jizo frissonna tant qu’il faillit lâcher son sabre.

C’est mon point faible. La crainte du pire, de replonger dans cette condition horrible, de revivre ces traumatismes… Je dois résister, sinon telle sera ma destinée.

Du flux tourbillonnait intensément juste à côté de lui. Il adoptait une myriade de nuances, sous le contrôle d’une mage à qui il avait accordé sa pleine confiance. Or ses yeux s’étaient encore illuminés, et des salves voletèrent si puissamment qu’elles révélèrent une puissance enfouie.

— Vous ne toucherez à personne, j’ai dit ! rugit Taori.

Elle déchargea sa magie. Éblouit tout un chacun.

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