Chapitre 54 : La délivrance (2/2)

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Un amoncellement de cadavres maculait la salle du trône. Au contentement des uns s’intensifiait l’accablement des autres. Aussi Phedeas s’affaissa davantage en avisant la présence de Dénou parmi ses opposants.

— Tu aurais pu faire mieux pour un premier combat, jugea Nafda. Tu es restée en arrière.

— C’est allé trop vite, se justifia Dénou. Je m’attendais à ce qu’ils soient plus nombreux !

Nafda haussa des épaules, visiblement peu convaincue par l’explication. Ces deux-là ont été trop tenaces. Elles ont poursuivi Phedeas depuis Ordubie ! De suite observa-t-elle son impératrice par-devers son œuvre. Une onde de plénitude fendait alors leurs traits.

— J’apprécie cette synchronisation, commenta Bennenike. J’en conclus donc que vous avez retrouvé Koulad ? Sinon vous n’auriez jamais appris l’existence de ce tunnel.

— À vrai dire, rectifia Nafda, il n’en était pas informé non plus. C’est une survivante de Garamor qui nous en a parlés. Parmi ses nombreuses erreurs, Phedeas a oublié de s’assurer que personne ne l’écoutait au moment de dévoiler son plan.

Le concerné pesta, ce qui incita sa tante à le toiser. Doublé par ses adversaires, hélas… Un temps durant, elle ne se focalisa plus sur lui, détaillant tant l’assassin que l’adolescente.

— J’ai eu peur pour toi, avoua-t-elle. Dénou, tu es bien vivante ! Et tu as même participé à une bataille en dépit de ton jeune âge !

— Pas de flatterie, ma tante ! Après tout ce temps en prisonnière, après tout ce temps à geindre, il fallait bien que je m’illustre !

— Dénou sera en sécurité dans ce palais, renchérit Nafda en haletant. Jamais je n’aurais imaginé que ce détour me prendrait autant de mois… Ici nous sommes, maintenant. Prêts à mettre fin à cette rébellion.

— Je ne peux échouer ainsi…, grommela Phedeas. Pourquoi Leid et Niel ne vous ont pas tués, bon sang ?

— Moi-même, je l’ignore.

L’ombre de la despote s’étendait, oppressante, ubiquiste. Dans la dureté de son expression se traduisaient des intentions catégoriques. Si Phedeas en resta insensible, Oranne se mit à claquer des dents. Non, il s’est rendu ! Ce serait déloyal de l’achever !

— Ton arrogance t’aura coûté ta perte, tança Bennenike. Je suis dans le regret de t’annoncer que tu partiras dans cette frustration.

— Un plan si bien rôdé, murmura Phedeas. Réduit à néant à cause de tels imprévus… Une assassin surestimée et une imbécile de petite sœur.

— Tu te surévalues. Par exemple, pourquoi avoir emmené seulement une cinquantaine des tiens ? Une armée entière ne serait pas rentrée dans ce tunnel, mais quelques centaines de plus t’auraient sauvé la mise. Pourquoi t’être séparé de la plupart de tes mages dans les montagnes et n’en avoir pris aucun ici ? Cela aurait pu changer la donne.

— Dédaignez-moi donc. Bennenike l’Impitoyable est encore victorieuse sans s’être battue elle-même. Bennenike l’Impitoyable a autant le sang de ses loyaux fidèles que de ses ennemis dans les mains. Mon infâme tante… Vous portez l’armure, mais les autres constituent votre rempart. Vous portez vos cimeterres, mais vous n’avez jamais défouraillé. Plus depuis longtemps.

— Longtemps ? Je me suis défendue quand tu as envoyé des mages nous attaquer dans ta demeure. Est-ce que ta bien-aimée le savait, d’ailleurs ?

Bouche bée, Oranne recula encore. Non, je l’ignorais… D’où la méfiance de Bennenike. C’était pour l’inciter à envoyer des miliciens rôder dans la région de Gisde ? De là ressentait-elle les moqueries de ses ennemis, tout autant que la difficulté de son fiancé à incarner l’opposition.

— Peu importe, lâcha-t-il. Vous avez passé le plus clair de votre temps à tout commander depuis cette salle. Je doute même que vous soyez encore une combattante compétente. Si un jour vous l’avez été.

Un plissement d’yeux, puis un ricanement. Bennenike enserra son emprise en se raidissant, sema la confusion parmi ses propres alliés. Il la nargue ! Mais à quelle fin ? Implacable, elle fixait son neveu. Impavide, elle exerçait son ascendance.

— Voilà ce à quoi tu te cantonnes ? brocarda-t-elle. De piètres provocations ? Nous en revenons finalement au combat m’ayant mené à ma position. Pour rappel, je n’ai pas tué Haphed. Pas plus que j’ai occis Nuru, qui a choisi le suicide. Mes seules morts sur la conscience, ce jour-là, étaient Faraz et Duka. Je n’en ressens aucun regret, d’ailleurs.

— Je n’ai cure du déroulement ! Mon père aurait dû être sur le trône, ma mère à ses côtés ! Mais ils sont morts, tous les deux. Si les circonstances avaient été différentes, beaucoup moins de sang aurait été versé. Je n’aurais pas été obligé de me rebeller.

— On a toujours le choix, Phedeas.

Sous l’astreinte de l’impératrice, s’imposer exigeait un courage sans faille. Pourtant Phedeas s’engagea. Cimeterre et bouclier enfermées dans ses mains suintantes. De la hardiesse inscrite dans ses traits, ce à quoi les yeux d’Oranne brillèrent et ses narines palpitèrent. Rayonne, mon amour. Prouve que tu n’es pas vaincu.

— Je vous propose un semblant de justice, déclara Phedeas. Voyons qui est le plus fort de nous deux. Le guerrier expérimenté au combat ou la tyrane abritée dans son palais ?

— Tante Bennenike, ne cédez pas ! avertit Dénou. Abattez-le, qu’on en finisse !

Mais l’impératrice n’écouta guère sa nièce. Au lieu de quoi elle dégaina avec lenteur et assurance ses deux cimeterres à hauteur de sa taille qu’elle mania avec fluidité. Sans lâcher son neveu du regard, elle hocha la tête.

— J’accepte, dit-elle. Approche, Phedeas, je t’attends. Cela faisait effectivement un moment que je ne m’étais plus battue en duel. J’en ai bien envie. Reculez, vous tous ! C’est entre Phedeas et moi !

Ses alliés s’exécutèrent, tout comme ses ennemis, tout comme Oranne. Les contestations se limitèrent à des murmures.

L’injonction à la fierté fonctionne chaque fois. Chère impératrice, vous êtes tombée dans le piège de mon fiancé. Votre style offensif ne compensera pas son expérience. Il vous terrassera, et gagnera ainsi le trône.

Bennenike et Phedeas se dévisagèrent férocement. Les armes au poing, les étincelles dans leurs yeux, la respiration régulière. Cadencés dans le silence, ils se firent face, parés à en découdre.

Oranne observait chacun de leurs mouvements, distante de plusieurs mètres. Elle avait cédé sa confiance à son partenaire, pourtant ses jambes flageolaient, pourtant elle suintait à l’excès. Cette période d’angoisse et d’incertitude s’achèvera sous peu.

Le duel s’entama dans une brutale collision.

Tous deux parèrent, tous deux ripostèrent. Bennenike assenait des coups si vite que Phedeas brandissait le bouclier, positionné en garde médiane. Chaque assaut le forçait à ployer davantage. Grinçant des dents, le corps courbé, il contre-attaqua. Si sa lame courbe peinait à pénétrer dans les défenses de sa tante, cette dernière était déstabilisée.

Elle est furibonde. Elle perd sa concentration. Saisis cette opportunité, Phedeas !

Phedeas s’échina à abattre son arme, mais Bennenike pivota, ses lames tournoyant comme l’éclair. Aucune éraflure ne le fit cependant broncher. D’un coup de pied il la projeta, bouclier toujours dressé, ses moulinets incessants. Les témoins vibraient aux entrechoquements des cimeterres. C’était un acier tumultueux que maniaient les opposants entrecoupés de pantellements. Ils bloquèrent, esquivèrent, s’échinèrent.

Bennenike flanchera immanquablement ! Mon amour, tu as la formation de Golhendi, tu as des mois de rébellion derrière toi, tu n’as aucune raison d’échouer !

À son tour, la tyrane repoussa son adversaire. Phedeas résista comme ses chaussures ripèrent sur la tapisserie. Il se rattrapa sur les carreaux de faïence. Sitôt redressé qu’il foudroya son opposante du regard. Pas une estocade ne franchirait sa garde. Ainsi s’affirma-t-il au moment où Bennenike se rua, s’efforçant de l’attaquer de biais. Même si ses courbes fendaient l’air, même si les cliquetis retentissaient intensément, Phedeas résistait encore et toujours.

Tu y es presque. Il te suffit de la désarmer. Tout peut se jouer en quelques secondes.

Ce fut comme si son fiancé avait lu dans ses pensées.

Phedeas se déroba avec souplesse, se mut à sénestre. Alliant prestesse et précision, son poignet obliqua, orienta son cimeterre contre celui de sa tante. Alors l’arme décolla et ses défenses se réduisirent. C’était le moment parfait pour asséner un coup de biais. Sauf que Bennenike para de sa seconde lame et récupéra la première dès qu’elle fut à hauteur. Un instant d’inattention et de stupeur avaient suffi à abaisser la garde de Phedeas.

Bennenike taillada son flanc d’un cimeterre, trancha son bras droit de l’autre.

Du sang gicla du moignon, mais ce fut Oranne qui s’égosilla. Ses traits se décomposèrent davantage lorsque son bien-aimé chuta à genoux. Vaincu dans le désespoir de ses alliés survivants. Terrassé dans les acclamations de ses ennemis envers leur impératrice.

Cela ne peut se dérouler ainsi… Je dois intervenir, vite !

— Oui ! s’écria Dénou. Achevez-le ! Supprimez ce scélérat de notre famille !

L’étau se resserrait. C’était une question de secondes avant l’exécution. Bennenike s’érigeait par-devers une figure déclinante, trop souffrante pour se défendre.

Oranne s’interposa malgré ses tremblements et ses larmes. Bras déployés, séditieuse silhouette sous l’ombre de sa souveraine.

Un rictus distendit les traits de Bennenike.

— C’en est presque niais, se moqua-t-elle.

— Ayez pitié ! implora Oranne. Il est de votre sang !

— Tu cherches à le protéger ? intervint Dénou. Tu ne connais pas tout de lui.

— Je suis sa fiancée, tu es sa sœur ! Notre attachement est différent !

— Tu n’es pas informée de tout ? Savais-tu qu’il a rencontré une autre femme pendant que tu vivais dans ce palais ? Une certaine Ruya de la tribu Lanata. Je peux te raconter leurs ébats, je les entendais parfaitement quand j’étais leur prisonnière !

— Tu mens !

Mais derrière elle, crispé sous sa douleur, Phedeas acquiesça. Oranne écarquilla alors des yeux. Pourquoi aurait-il été infidèle ? C’est insensé ! Je ne le reconnais pas. Bien vite elle se reprit, consciente de la situation dans laquelle elle s’époumonait.

— Je m’en fiche qu’il me trompe tant qu’il m’aime ! s’écria-t-elle.

— L’amour aveugle quelles que soient les circonstances ? fit Bennenike. Par comparaison, j’ai tué mon mari qui avait couché avec une de mes servantes. Mais là n’est pas le sujet. Tu défends quelqu’un qui n’a jamais rechigné à massacrer des innocents. C’est cela, le pire. En traîtresse que tu es, Oranne, tu y as contribué.

— Justement ! Haïssez-moi plutôt ! C’est moi qui ai empoisonné Clédi, pas Sayari que vous avez exécuté pour rien ! Sachez aussi que je visais vos enfants. Enfin, c’est ce qu’on m’avait ordonné : je ne voulais pas, mais ma culpabilité reste la même ! Je me suis aussi alliée avec Scafi, je l’ai retournée contre vous. Je mérite la mort, pas Phedeas ! Tuez-moi donc, mais épargnez Phedeas ! Il est votre neveu, il est de votre sang, pas moi !

Ce temps si précieux s’était suspendu.

Tous s’étaient immobilisées.

Naguère diplomate, désormais félonne. Face à l’impératrice, sa seule force ne suffirait jamais à ébranler les chaînes. Surtout lorsque l’ultime souveraine s’enflammait, d’une véhémence qu’Oranne n’aurait jamais cru appréhender.

— Sa quête s’achève céans, affirma-t-elle. Il ne sera pas le premier membre de ma famille que je vais occire. Quant à toi, Oranne… Tu m’as donné des raisons d’en savoir davantage.

Aussitôt Bennenike écarta Oranne.

Et transperça Phedeas de ses deux cimeterres. Lequel s’étouffa en un hoquet tandis que les lames pénétraient sa chair.

— Puisque tel était ton souhait, dit-elle, je vais t’offrir le trône que tu convoitais tant. Jusqu’à ton dernier souffle.

Par ses armes elle souleva son neveu. Le porta sur plusieurs mètres sous les acclamations des uns et les lamentations des autres. Le déposa sur le trône, où ses murmures d’agonie hantèrent Oranne.

Assis sur le siège de pouvoir, il s’affaissa. Installé au creux de ses ambitions, il périt.

— Par pitié, non ! brama Oranne. Phedeas !

Elle franchit les marches à un rythme démesurée. Devant le trône, où le corps s’érigeait, Oranne se pencha afin de sentir son pouls. Rien. Plus rien. La lueur s’était estompée. Tous ces moments de bonheur appartenaient au passé, matérialisées sous forme d’inaccessibles réminiscences. Recroquevillée, anéantie, Oranne sanglota sur la dépouille de Phedeas.

C’est un cauchemar… Tous nos efforts, tous nos sacrifices, réduits à néant.

La diplomate ravala ses pleurs à l’approche de l’Impitoyable.

— Tuez-moi ! supplia-t-elle. Ce serait une belle conclusion, n’est-ce pas ? Les deux usurpateurs, trépassant ensemble sur le trône impérial. Une symbolique digne d’entrer dans les livres d’histoire !

— Non, répliqua Bennenike.

— Je mérite de mourir pour ce que j’ai fait !

— Tu mérites bien davantage. Vois-tu, je croyais en tes valeurs, en tes capacités. Pourtant tu as essayé de me détruire de l’intérieur. Tu as assassiné mon amie et nourrice en intentant à la vie de mes enfants. Tu vas vivre, Oranne. Et tu vas souffrir.

Jamais la jeune femme n’avait autant tressaillé.

Les ténèbres l’enveloppèrent.

Bennenike la jeta par-dessus les marches, lui assena un torrent d’injures. Sur sa lancée, elle ordonna l’exécution des rebelles restants. Tous, sauf Oranne, qui serait épargnée à tout prix. Conduite dans l’opacité, dans une froide et inconfortable cellule. Elle eut beau se dolenter, éloignée peu à peu de Phedeas, ce fut le destin qu’elle endura.

Le carnage se termina lorsque Badeni la traîna par les pieds. C’était la plus âpre débâcle de son existence, là où sa géhenne ne faisait que commencer. Au seuil de la porte, la voix de l’impératrice retentit, plus lugubre que jamais :

— Et tu ne reverras plus jamais la lumière du jour.

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