Chapitre 54 : La délivrance (1/2)

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ORANNE


Le temps presse. Et se suspend.

Oranne était étendue sur son lit, vêtue d’une fine jupe carminée aux ourlets dentelés. Elle enserrait un des oreillers contre sa poitrine à défaut de s’être blottie sous ses draps. À chaque seconde qui s’égrenait, son organe vital cognait contre sa cage thoracique. Elle n’exsudait pas, mais c’était tout comme.

Pourquoi je reste enfermée ici alors qu’une féroce bataille fait rage à proximité ? Car je suis faible, dépourvue de vertus guerrières. Autant que je me claquemure dans ma chambre, jusqu’à ce que mon Phedeas vienne me délivrer.

Malheureusement, l’attente s’éternisait. Oranne gambergeait quant aux multiples dénouements possibles, sans entrevoir ne fût-ce qu’un halo rassurant. Alors elle se répandait en gémissements tout en enlaçant le coussin.

Ces dernières semaines ont défilé à une vitesse folle. Dans ce milieu privilégie où je m’épanouissais, je n’avais aucune idée de l’omniprésente violence dans l’empire. Bennenike en est la principale investigatrice : elle tue ses propres alliés, engendrant l’opposition. Des milliers de soldats périssent en ce moment même dans les remparts, et elle en est entièrement responsable.

Durant les heures suivantes s’écrira l’histoire.

Rivée sur le plafond, la diplomate se complaisait dans le silence. Eût-elle assez agi, elle l’ignorait, puisque jamais elle n’avait reçu cette seconde lettre. Rôder dans le dédale de couloirs avait juste accentué son angoisse à ce sujet.

Et son cœur rata un bond lorsqu’on frappa à la porte.

Qui est-ce ? Phedeas, j’espère, mais ce serait trop tôt ! N’importe qui peut se dresser derrière le seuil. Je ne saurai qu’en vérifiant.

Oranne tergiversa un moment. Comme la personne toquait avec fracas, elle n’eut d’autres choix que de s’y diriger, jetant son oreiller sur le côté. D’un geste elle saisit la poignée, tira dessus, et la lueur du couloir émergea peu à peu.

C’était Oukrech. Œil gauche percé et poitrine trouée. Oranne hurla de terreur tandis que le corps chuta sur elle. Elle se ramassa sur les carreaux azurs, incapable de dégager de cette masse écrasante. Alors que la marchande poussait le corps, elle aperçut qui se dissimulait derrière l’ancien garde.

Badeni braquait sa lance ensanglantée d’un air hargneux.

— Bonjour, traîtresse, siffla-t-elle.

— Il y a un malentendu ! se défendit Oranne, ankylosée.

— Oukrech est ton garde du corps, n’est-ce pas ?

— Il l’était ! Vous vous souvenez qu’il m’a abandonnée après l’assassinat de Clédi ?

— Quand tu étais biturée ? Bien sûr que je me souviens. Déjà à l’époque, je trouvais ça étrange. Mes soupçons se sont confirmés.

La garde ne cessa de toiser la diplomate, la pointe de son arme frôlant la victime tremblante. Doucement, avec cette lance !

— Je suis innocente ! plaida Oranne.

— Pas très convaincante, répliqua Badeni. Voici mon hypothèse : Phedeas et toi partagez une relation passionnelle, qui ne s’arrête pas qu’aux galoches. Il t’accordait une confiance sans équivoque et avait besoin de quelqu’un pour affaiblir l’impératrice de l’intérieur. Pendant qu’il rassemblait son armée, tu étais infiltrée au Palais Impérial et complotait contre Bennenike. Je pense d’ailleurs que tu es la véritable meurtrière de Clédi, et non Sayari. Tuer une amie de l’impératrice pour semer la discorde… Quel lâche procédé.

— Rien de ce que vous avez prononcé est vrai !

— Tu t’exprimes en toute bonne foi ? Dans ce cas, j’imagine que tu as une explication crédible pour cette lettre.

Badeni déroula un papier accroché à sa ceinture, qu’elle suspendit par-dessus Oranne. Sacrebleu, comment s’est-elle procurée cela ? Oh, c’est si évident… Les traits de cette dernière se creusèrent encore plus.

— Oukrech fouinait près de la bibliothèque impériale, expliqua la garde. Une patrouille l’a repéré, donc j’ai décidé d’aviser là-bas. Son seul réflexe a été de m’attaquer. Était-il persuadé de ma faiblesse du fait de mon œil manquant ? Il s’est trompé ! Je suis la capitaine de la garde impériale, et je l’ai occis en un rien de temps. J’ai ensuite bien pris soin de fouiller son corps, où j’ai déniché cette lettre pleine de tendresse.

— Elle doit sûrement être fausse, dit Oranne en transpirant abondamment.

— Adressée à Oranne Abdi, signée par Phedeas Teos. Aucun doute permis, nous sommes d’accord ? Et si nous discutions de cela avec Bennenike ? Voilà quelque chose qu’elle sera ravie d’entendre. Tu as eu un bel aperçu de comment s’achèvent ses jugements.

La diplomate déglutit. Flottaient de sombres présages que la garde incarnait, flanquée de quelques homologues. Lesquels écartèrent la dépouille d’Oukrech avant d’attraper Oranne par les pieds et de la traîner dans le couloir.

Pas très éloquente, cette naïve jeune femme. Serait-ce ma fin ? Vais-je être exécutée juste avant que Phedeas s’empare de la capitale ?

Oukrech, tout est de ta faute ! Tu as causé la mort de Scafi avant d’entraîner ta propre chute ! Pourquoi tu ne m’as pas laissée récupérer cette fichue lettre ? Tu avais vraiment besoin de t’infiltrer dans le palais ?

À quoi bon me lamenter…

Planter ses ongles sur les carreaux de faïence ne compensa guère la force avec laquelle elle était tirée. Son dos râpa la tapisserie tandis que sa tête se cognait contre des marches. Si malmenée que ses gémissements se répercutaient partout, juste de quoi susciter la curiosité des autres gardes et des servants. Une kyrielle d’invectives acheva d’attrister Oranne.

Quand sonne le glas, je suis réduite à subir.

Un vrombissement retentit et une lueur nouvelle l’éblouit. Les gardes lâchèrent la marchande lors de leur entrée dans la salle de trône, où ils esquissèrent aussitôt une révérence. À plat ventre, parsemée de contusions, Oranne ne s’abaissa pas à les imiter.

Mais elle fut tentée de s’esbigner : jamais Bennenike n’avait autant intimidé. Son armurier l’équipait en vue de la bataille. Elle portait une cuirasse en acier, lestée de plaques finement décorées, avec des gravures en laiton. Articulions pivotantes, souples joints et inserts en cotte de mailles sur les grèves lui assuraient une indubitable protection. Deux cimeterres étaient accrochés à sa ceinture par surcroît.

Ses cheveux bouclés avaient été attachées, et bientôt sa tête serait dissimulée sous son casque conique. Toutefois interrompit-elle son armurier lorsqu’elle avisa la présence de ses gardes. Elle regarda même Oranne avec perplexité.

— J’étais sur le point de me diriger vers les murailles, dit l’impératrice. Serais-je une vraie meneuse si je ne défendais pas mon peuple lorsque la menace se trouve à notre porte ? Certes l’armée belurdoise est supposée arriver sous peu, mais notre temps est précieux.

— Ce sera rapide, précisa Badeni. Occupez-vous juste de cette traîtresse.

— Oranne m’aurait trahie ? Même si ta parole est précieuse, Badeni, c’est une bien forte affirmation. As-tu une preuve ?

Opinant du chef, la garde se rapprocha de la dirigeante, à qui elle présenta la fameuse lettre. Aussitôt ses collègues jetèrent la marchande plus en avant. Oranne se racla la gorge, envahie de tremblements. Au summum de ses peurs s’érigeait la plus pernicieuse des auras. Fichue pour fichue…

Le dédain était incontestable. Sitôt que Bennenike finit sa lecture, ses doigts se courbèrent autour du cou d’Oranne, elle la redressa sèchement, son regard en mesure de transpercer l’acier.

— Je suis déçue, trancha-t-elle.

— Non, je peux expliquer ! s’époumona la marchande, proche de larmoyer.

— Je me suis méfiée depuis le début. Sinon pourquoi aurais-je envoyé Nafda traquer Phedeas ? Il s’est révélé félon assez tôt, mais pour toi, Oranne… J’avais de l’espoir.

Mains jointes derrière le dos, cadencées de lourdes inspirations, Bennenike tourna autour de sa belle-nièce. Déjà la surpassait-elle de taille et de carrure, mais la savoir armée effraya encore plus Oranne. Elle pourrait me décapiter en une fraction de secondes…

— Je voulais croire à ton innocence, poursuivit l’impératrice. Que ton fiancé t’avait dupée, et que tu étais tout autant la victime d’un complot. Ainsi nous aurions célébré ensemble la chute de la rébellion. Hélas, tu étais plus fourbe que prévu. Tous ces efforts pour te persuader du bien-fondé de mes actes et idéaux se sont révélés futiles. Ton amour pour cet imbécile prime sur ta loyauté envers l’empire.

— C’est donc trop tard ? désespéra la diplomate. Plus rien de ce que je prononcerai ne pourra me sauver ?

— Défaitiste, en plus ! Je pensais que tu t’accrocherais davantage à la vie. Tu as commis le geste de trop.

— Votre grandeur, coupa Badeni. Permettez-moi de rectifier. Si quelqu’un a ouvert ce tunnel, ce n’est pas elle, mais Oukrech. Il a intercepté la lettre qui lui était adressée.

— Quel tunnel ? fit Oranne.

Bennenike se positionna derrière la marchande. Plaquant ses mains sur ses tempes, elle tira sa tête en arrière, l’astreignit à la fixer depuis cet angle particulier. Une grêle silhouette, inapte à lever le moindre doigt, assujettie à la despote de l’Empire Myrrhéen. N’était-pas ce que je cherchais justement à éviter ? Un sourire sadique souligna sa supériorité.

— Tu n’es donc pas informée de tout, constata-t-elle. Pour ma part, j’avoue être déconcertée. Je ne m’attendais pas à ce que Phedeas emploie le secret de la dynastie Teos contre moi.

— Même moi, je ne connaissais pas son existence ! commenta Badeni.

— Il a pour but de mettre la famille impériale en sécurité en cas d’invasion. Précisément pour ce genre d’opportunités, dans le scénario improbable où ses troupes parvenaient à franchir ses remparts. D’une manière ou d’une autre, Phedeas a appris sa présence… Son réseau est bien étendu. Mais cela ne change rien.

— N’importe quelle personne peut l’ouvrir dès qu’elle connait son emplacement ?

— Auparavant, non. Elle était scellée par la magie. Comme je considérais que cela donnerait un avantage aux mages, j’avais ordonné à un mage d’annuler ce sort. Avant de l’exécuter, bien sûr.

Oranne trémula derechef, peina à rester debout. Bien que Bennenike eût cessé de tourner autour d’elle, sa présence continuait de s’imposer. C’était comme si la marchande était devenue secondaire à ses yeux. Elle s’était focalisée sur la porte. Elle avait anticipé.

L’esclandre les immobilisa tous.

Mes désirs se sont réalisés. Tu es venu.

Phedeas flamboya à la satisfaction de sa fiancée. Il était attifé d’une longue brigandine que complétaient brassards et jambières en cuir. Un bien modeste équipement, comparé à sa tante, mais il n’a pas besoin d’autant de protections. Il avait dégainé son cimeterre qui était déjà maculé de fluide vermeil, ainsi qu’un bouclier courbe et nervuré.

Derrière lui, une cinquantaine de fidèles s’impatientait à l’idée de renverser la tyrane. Armes déployées, dispersés de part et d’autre de l’entrée, mus dans la clameur.

Ils ont emprunté le tunnel comme prévu… Au moins Oukrech n’a pas agi en vain.

Ils ont dû croiser de nombreux gardes en chemin. Car ils n’ont tué qu’eux, pas les servants ni les nobles !

Cesse de douter, Oranne. Il est venu te délivrer. C’est tout ce qui compte.

Ses tremblements s’étaient estompés. Du baume saturait son cœur. Même à proximité de sa possible exécutrice, la jeune femme s’ébaudissait de l’intervention de son bien-aimé. Lequel lui rendit un acquiescement tout aussi puissant.

— Bennenike l’Impitoyable, trente-troisième souveraine de la dynastie Teos, ton règne s’arrête ici ! tonna-t-il.

À l’instar de ses homologues, Badeni s’était rapprochée de sa dirigeante. Eux tressaillaient à la simple vue de ces envahisseurs. Tout le contraire de Bennenike qui ricana ostensiblement. Mais enfin, est-elle si inconsciente ? Elle n’a aucune chance !

— Suis-je supposée avoir peur ? ironisa-t-elle.

— Trop fière pour mourir humainement ? répliqua Phedeas. J’attendais ce moment depuis si longtemps. Ma chère tante, vous n’avez pas la moindre idée de mes ambitions.

— Tu te dresses en usurpateur. Tu es convaincu que tu ferais un meilleur empereur. Nous ne saurons jamais si tel est le cas.

— Je vous trouve bien arrogante, pour quelqu’un dont le sort est scellé !

— Tu n’émets aucun doute quant à ta victoire, et c’est moi l’outrecuidante ? Nous pourrions débattre longtemps quant à ta prétendue légitimité. Vous êtes une infime poignée ici à nous avoir pris par surprise, tandis que tes troupes meurent dans les murailles. Une diversion, voilà tout ce qu’ils représentaient à tes yeux.

— Les vôtres aussi ! Vous êtes restée dans le confort de votre palais pendant qu’ils meurent pour vous !

— Je m’apprêtais à les rejoindre. Puis tu es arrivé. Plus qu’un obstacle, tu es la cible.

— Et qu’espérez-vous ? Venir à bout de mes cinquante alliés avec votre comité réduit ?

— Ha, mon cher neveu… Tu as commis tant d’erreurs. Depuis mon confortable trône, pour reprendre tes propos méprisants, j’étais bien informée de ton avancée. Tu te prétends honorable guerrier ? Pourtant tes choix stratégiques relèvent de l’incompétence. Tu aurais dû attendre d’être plus expérimenté dans l’art de la guerre avant de soulever une rébellion.

— N’avez-vous pas compris ? Votre tyrannie ne pouvait plus durer !

— Tu as divisé tes troupes. Contraint des gens à rejoindre tes rangs. Incendié des villages. Sacrifié tes amis. Et je n’ose imaginer les dégâts que tu as commis à l’intérieur. Malheureusement pour toi, il t’est impossible d’assassiner mes enfants, car je les ai placés en sécurité.

— C’étaient des maux nécessaires pour vaincre !

— Tu as organisé ton propre génocide. Souhaites-tu en faire une tradition familiale ? Certains de nos prédécesseurs sont irrattrapables.

Phedeas braqua sa lame vers sa tante comme son regard sévit.

— Un dernier mot avant votre trépas, Bennenike ? lança-t-il.

— Aucun, riposta l’impératrice. Car si tu ne l’avais pas deviné, j’essayais surtout de gagner du temps.

Au grondement qui s’ensuivit, son rire en devint sardonique.

Les troupes de Phedeas se retrouvèrent submergées en un rien de temps.

Quoi ? Mais comment ?

Ils vociférèrent, bramèrent, appelèrent à l’aide. Mais ils étaient déjà une dizaine à avoir succombé avant même leur défense. Brandissant leur arme, ils chargèrent contre l’adversité, fût-il trop tard. Car retentissait le tumulte de la défaite à mesure qu’ils se retiraient à l’intérieur de la salle. Cimeterres et hallebardes abattues, juste pour être déjetées. Haches et lances assénées, désaxées au gré des parades. Jaillissaient des gerbes de fluide vital lorsque taillades et démembrements se succédaient. Tempêtaient les cris de désespoir au rythme des déclins. Même s’ils emportèrent plusieurs adversaires, les rebelles endurer la vague dans la géhenne. Inondés, dévastés, fauchés.

Une paire de dagues miroita dans la terreur. L’assassin plongeait sur ses opposants et les transperçait, un sourire étincelant sur son visage ensanglanté. Paralysée, Oranne la reconnut inévitablement. Elle n’avait personne à qui se raccrocher. Nul à qui se fier, sinon son amour de toujours, résolu à batailler jusqu’au trépas.

Néanmoins son fiancé chancelait. Chaque décès l’affligeait un peu plus. L’agonie de ces hommes et femmes, la véhémence avec laquelle on les dilacérait. Ils choyaient si proches de leur objectif, au sein d’une salle déjà témoin de maints événements historiques.

Mes craintes étaient fondées. Cette assassin qui m’avait inquiétée quand nous étions encore dans notre maison. Cette assassin de laquelle Bennenike s’était séparée au moment où nous rentrions en Amberadie. Si seulement j’avais évalué correctement sa dangerosité… Si seulement il existait un moyen de protéger Phedeas…

— Rendez-vous ! implora Oranne. Pitié, faites-les prisonniers !

Son hurlement retentit parmi les belligérants.

Or il ne restait plus qu’une dizaine de rebelles toujours en état de lutter.

Face à la supériorité adverse, noyés de larmes à l’intention des leurs, ils obéirent à la volonté d’Oranne. Un apaisement la traversa au moment où Phedeas leur ordonna de lâcher leur arme. Un échec cuisant, je l’admets. Mais au moins, nous sommes en vie… Pour le moment.

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