Chapitre 53 : Les lames de l'ombre

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NAFDA


Depuis combien de temps n’avais-je pas aperçu les contours de notre chère capitale ?

Ses murailles imprenables, surmontées de courtines sur laquelle des dizaines de gardes circulent en permanence.

Ses tours d’ocre où oscillent les oriflammes. Ainsi se sont perpétuées les légendes d’Amberadie. L’une des plus vieilles cités jamais bâties sur notre monde. Maintes fois brûlées, elle réémerge toujours de ses cendres. Moult fois pillées, pourtant intacte.

Qu’est-ce que ces séditieux espèrent accomplir ?

Bien éloignée de la confrontation, Nafda s’était mise à ses aises. Des ondes de chaleur sillonnaient tandis que le vent fouettait de pleine aigreur. Une journée ensoleillée pour une heure sombre. Car au-delà de leurs ombres se déchaînait une vague issue de l’ouest. Des milliers d’hommes et de femmes sous les ordres de Phedeas Teos bataillaient aux pieds des remparts, déterminés à les renverser.

Pas de catapulte ni de trébuchet. Juste la magie comme arme destructrice. Elle incite vraiment à la facilité.

Les rebelles s’étaient dispersés en plusieurs rangs. Épéistes au-devant, archers et mages derrière eux, ameutés contre l’adversité. S’ils avaient sans doute anticipé de faire face à de la résistance, tant de soldats rassemblés aux pieds des murailles les obstruaient au plus haut point. Cimeterres contre hallebardes, haches contre masses, des entrechoquements en série, que tous remarquaient à des centaines de mètres à la ronde.

Depuis les courtines sifflaient des nuées de flèches et de carreaux. D’abord filèrent-elles à haute vélocité, s’abattirent sur les combattants. Aux salves subséquentes, cependant, toutes n’achevèrent pas leurs trajectoires : des sorts projetés en similaires rafales les brisèrent. Rayons lumineux et enflammés voletaient, prompts à déchirer les cieux, déployés vers les murailles. Tant que se dresseraient les militaires, leur arme flamboyant au zénith, chaque tentative était déviée.

Des fissures lézardaient le sol à défaut des murailles. À l’abri derrière archers et arbalétriers, le flux de mages s’insinuait sous terre, d’où des secousses jaillirent. Les soldats s’opiniâtrèrent à les atténuer du mieux qu’ils pussent, ce même si les premières lignes les submergeaient. À l’avenant, le champ de bataille gagnait en opacité, comme s’élevaient des amoncellements de sable.

Là où brillait l’ocre chatoyaient les nuances dorées. Les teintes argentées se ternissaient lorsque fusait le liquide vermeil. Il était difficile d’estimer depuis combien de temps avait débuté la bataille, mais une multitude de victimes gisait déjà sur le terrain.

Leur manipulation de sable ne vaut pas grand-chose par rapport à la tempête à laquelle nous nous sommes confrontés. Ils assaillent en vain, sacrifient leur vie pour une cause futile. Escomptent-ils un quelconque triomphe si les murailles ne s’ébranlent pas sous leur assaut ?

Aucune figure ne se distingue. Tout porte à croire que Phedeas ne mène pas cette attaque perdue d’avance. Koulad, j’espère pouvoir t’annoncer que tu te trompais. Comporte-toi en héros de guerre si cela t’enchante, tu n’auras pas la tête de l’usurpateur.

Malgré le bastion sablonneux, des voix transpercèrent parmi la mêlée. Tel fut le moment où Koulad émergea aves ses troupes. Il brandit son cimeterre en impulsant les siens.

Les rebelles étaient assaillis dans les deux sens. Ils durent répartir leurs forces en conséquence : épéistes et archers échangèrent leur place alors que les mages s’adaptaient mieux. Quand leurs ennemis s’avéraient trop proches, ils déployaient leurs boucliers, renforçaient leur corps, supplantaient la distance par la mêlée. Leurs sorts restaient de portée modeste par rapport à ce que l’assassin avait déjà affronté.

Ruya a gardé les meilleurs mages auprès d’elle. D’où la stupidité de la décision de Phedeas. Soit il comptait sur une armée plus réduite à la capitale, soit il s’en sert véritablement comme diversion. Un tel manque de loyauté envers ses subordonnés est lamentable.

Nafda pouvait encore détailler longtemps l’avancée des événements. Même l’absence de vibrations de ses dagues n’atténuait guère ses frémissements. Appuyée contre le tronc d’un palmier, yeux plissés, elle était comme absorbée.

Dénou l’interpella subitement.

— Assez perdu de temps ! s’impatienta-t-elle. La bataille pourrait s’approcher de nous.

— Tout comme la bourrasque de sables ? persiffla Nafda.

— Tu te moques de moi, là ?

— Quelle perspicacité.

Plaquant ses mains contre ses hanches, Dénou foudroya son interlocutrice du regard.

— Emprunter ce tunnel était ton idée ! s’écria-t-elle.

— Je sais, dit l’assassin. Je souhaitais juste prendre quelques précautions. Tu es si excitée à l’idée de te battre ?

— Hum, pas tant que cela. Mais de quelles précautions tu parles ?

— Je vérifiais si Phedeas menait ses troupes. Difficile d’identifier les visages depuis notre position, cela dit l’avancée des rebelles est désorganisée. Mon intuition est probablement fondée.

— Donc ma tante est en danger !

— Tu t’inquiètes pour elle ? Comme c’est adorable. Allons voir ce qu’il en est.

Une centaine de soldats avait patienté. Ils se référaient à l’assassin, laquelle se contenta de les héler. Siffler des instructions ne m’intéresse pas. Je veux du concret.

Les environs de la capitale lassaient par leur répétitivité. Bien que des fermes se déployaient à l’est, et que le sud comportait quelques oasis, ils cheminaient surtout au milieu des dunes, de palmiers et de dattiers. S’écarter du conflit ainsi que des routes les libérait de la sérénade de beuglements et d’entrechoquements, toutefois se répercutaient d’autant plus leurs foulées. D’aucuns tressaillaient, et leur souffle rauque compensait le mutisme. Tout ce qui habitait Nafda se cantonnaient aux frissons.

Je préfère largement la solitude. Par chance, ce n’est que temporaire. Dépêchons-nous de repérer cet accès.

L’assassin hésitait à disperser les soldats sous son commandement. Fouillant les alentours en une masse compacte, ils perdaient un temps précieux à se référer aux vagues indications qui leur avaient été fournies. Partout apparaissaient des roches rutilantes à proximité des palmiers, et des râles ponctuaient chacun de leurs échecs nourris de faux espoirs.

Puis Dénou suivit son instinct. Obombrée par les troncs, elle se glissa près d’un autre point de ressemblance fidèle à la description. Des amas de rochers rougeâtres longeaient des lits d’halophytes. Ci-bas se tapissait une structure en métal rouillée, munie d’une poignée. De quoi intriguer l’ensemble des soldats qui s’y ruèrent aussitôt.

Un sourire distendit les lèvres de Nafda. Parfait, il était temps. Méthodiquement, elle examina la trappe, et de suite avisa des pétales et des brins d’herbes jaunâtres arrachés tout autour. Elle était dissimulée par la végétation en plus de la pierre. Mais il doit y avoir tout de même une probabilité que quelqu’un tombe dessus par hasard.

— Nous y allons ? questionna Dénou.

— Moi d’abord, suggéra Nafda. J’ai un… certain pressentiment.

— Cesse d’être aussi évasive ! Quel est ce pressentiment ?

— Ouvrez-moi cette trappe, j’irai en première, et je vous appellerai lorsque vous pourrez descendre.

Dénou acquiesça à contrecœur. Suite à quoi un couple de militaires se placèrent de part et d’autre de la trappe dont ils saisirent leur poignée. Ils peinèrent à la tourner, néanmoins perçurent-ils un vrombissement qui égaya Nafda. De la poussière jaillit sitôt qu’ils tirèrent, aussi toussèrent-ils en s’écartant.

Aurai-je besoin de ma potion ? C’est ce que je vais découvrir.

L’assassin se pencha alors vers l’obscurité. Une vétuste échelle était disposée contre les murs et descendaient quelques mètres plus bas. D’ici elle reconnaissait un chemin pierreux. D’ici elle identifia une chiche source de lumière.

C’est bien ce qu’il me semblait. Phedeas possède quelques subtilités dans son plan douteux. Voyons combien de personnes s’occupent de faire le guet.

Soudain Nafda bondit dans l’opacité malgré les protestations de ses alliés. Elle se réceptionna avec souplesse et se redressa ce faisant. Debout, parée, l’assassin observa le tunnel qui se déployait sur une grande distance. Pas que ses yeux s’étaient adaptés au noir complet : un éclat vacillait à quelques mètres d’elle.

Issu d’une torche que brandissait une guerrière.

— Bon sang, Phedeas parlait d’inutile précaution ! s’exclama-t-elle. À vos armes, camarades, nous…

Deux lames introduites sur sa poitrine la turent à jamais.

Dans sa chute, la femme lâcha son bâton que Nafda écrasa aussitôt.

Elle se glissa par-delà la clarté que réverbérait la trappe. S’infiltra dans ces ténèbres dont elle serait la maîtresse.

Sont-ils aptes à se mesurer à moi dans ces conditions ?

Constatons sans tarder.

— L’intruse est juste devant nous ! paniqua un homme. Vite, éclaire-nous !

— Quoi ? fit son ami, confus.

Nafda avala sa potion d’une seule goulée. Aussitôt ses réflexes s’accrurent.

D’une roulade vers l’avant elle trancha la cheville du deuxième homme sur sa lancée. Sa douleur serait son impulsion. Des palpitations pour la rythmer, bercée par l’harmonie des tintements. Peut-être que ses lames miroitaient un peu dans cet environnement, mais ni elle, ni ses adversaires n’y voyaient quoi que ce fût.

D’autres repères jalonnaient le tunnel. Tant les pas désordonnés de ses ennemis que leurs moulinets guidaient Nafda. Elle était la silhouette invisible dont le simple déplacement angoissait les badauds. Et quand son sourire étincèlerait, ils réaliseraient combien il était trop tard pour eux.

D’un pivot l’assassin s’approcha de ses cibles. Tournoya et bondit en continu. Elle décochait ses coups si vite que les collisions se produisirent de pleine intensité. Ses adversaires eurent beau parer, ils eurent beau esquiver, ils atermoyaient juste la fatalité. Chaque fois que Nafda les égorgeait, chaque fois qu’elle transperçait leur cœur, le désespoir s’amplifiait davantage chez les survivants.

Combien sont-ils ? D’après ce que je perçois, pas plus qu’une dizaine. Ce devrait être faisable. À force de les abattre l’un après l’autre, l’éreintement commençait à poindre. Des gouttes de transpiration qu’elle devait essuyer, une pointe à la poitrine entravant ses mouvements. De quoi baisser sa vigilance alors que ses adversaires s’élançaient à corps perdu. L’une lui érafla le flanc, l’autre lui lancina le visage, causant une estafilade à l’arcade sourcilière.

Nafda haleta. Rah, j’ai surestimé mes capacités pour cet affrontement ! Immobile le temps de songer à une riposte, elle para les attaques de ses deux assaillants. Sa lame ripa sur la hache de l’homme, après quoi elle obliqua et lui cisailla la gorge. En position défensive, sa figure éclaboussée du sang de sa victime, elle perçut le hurlement de son homologue. Laquelle se rua sur elle, réalisa un coup vertical que l’assassin bloqua derechef. Il lui suffit alors de caler son cimeterre d’une dague avant de l’empaler avec l’autre.

— Fuir, il faut fuir ! s’affola un homme. Phedeas doit savoir que…

Nafda lança une lame qui virevolta dans l’ombre. Après quelques secondes, les cris s’estompèrent. Plus aucun son ne se manifestait. Ai-je triomphé ? Si facilement ? Nafda enjamba les dépouilles afin de récupérer son arme. Plantée sur la nuque du fuyard, l’assassin dut forcer un peu pour l’extraire. Elle était prête à rengainer ses lames dégoulinant de fluide vermeil. Elle s’épongea d’abord le front tout en pantelant.

Un orbe bleuté scintilla à côté d’elle.

Il restait un survivant, et il s’agissait d’un mage.

Il canalisa l’énergie des alentours et des étincelles jaillirent de ses paumes. Malgré ses réflexes, Nafda ne réagit point à temps : le jet la frappa de plein fouet. Sonnée, la douleur vrillant ses membres, elle fut repoussée par un autre sort. La projection la fracassa contre l’échelle et lui arracha un hurlement de géhenne.

Quelle erreur de débutante ! Après tous les mages que j’ai tués, je suis dominée par le seul de ce groupe ?

— Je vais venger mes camarades tombés ! s’écria-t-elle.

Un poing saturé de magie comme incarnation de sa résolution. Le mage chargea vers Nafda en beuglant comme un forcené. Cette fois-ci, cependant, l’assassin comptait bien se défendre. Elle dressa ses dagues en croix, du sang s’égouttant des pointes. Claudique, misérable mage. Ta fin est proche.

Jaillit une ombre avant le contact. Une épée s’abattit sur la nuque du mage et y resta plantée, sans pourtant le décapiter.

Nafda écarquilla des yeux. Pas question d’être submergée par la surprise. Plus de rempart, juste des vociférations. L’assassin cisailla la gorge de son adversaire qui agonisa dans un borborygme.

Remise du choc, Nafda récupérera peu à peu. Seulement alors reconnut-il sa sauveuse, illuminée par nitescence qui se reflétait sous la trappe : Dénou se pavanait avec un large sourire.

— Un mage de tué, enfin ! s’esbaudit-il.

— Toi ? s’étonna l’assassin. Je me débrouillais très bien toute seule !

— Quel manque de gratitude, se gaussa l’adolescente. Tu es si bornée que cela, Nafda ? Nous entendions depuis là-haut ! À la vue de tous ces cadavres, tu te débrouillais en effet plutôt bien. Mais ton dernier adversaire était sur le point de t’occire, j’ai donc jugé bon d’intervenir.

— Eh bien, merci, je suppose. Il est vrai qu’il m’a surpris. Phedeas a laissé un seul mage faire le guet dans ce tunnel. Une tactique étrange, au demeurant.

— Des excuses peu convaincantes à mon goût.

Nafda toisa Dénou qui en détourna les yeux, quitte à s’orienter vers les cadavres. Pourquoi me suit-elle, déjà ?

— Et maintenant ? demanda l’adolescente.

— Maintenant, répondit l’assassin, il est temps que l’usurpateur rejoigne celles et ceux qu’il a abandonnés.

— Il ne faudrait pas te soigner d’abord ?

— Ce ne sont que des éraflures ! Plus nous lambinons ici et plus grand sera le risque que Phedeas pose un danger.

Un temps hésitante, Dénoua finit par acquiescer. Alors une détermination déjà renforcée s’amplifia en Nafda. Elle se retourna vers la nitescence au-dessus de laquelle patientaient ses troupes.

— Soldats ! interpella-t-elle. Ne vous tracassez pas pour mon état, j’ai connu pire. Focalisons-nous sur notre mission : nous avons désormais la certitude que Phedeas emprunte ce tunnel. Je suis peu inspirée pour vous motiver… Vous savez pourquoi vous êtes là. Nous nous rendons au palais, nous protégeons l’impératrice et ses proches. Rien de bien compliqué. Suivez-moi, je crois que la voie est assez simple.

Sur ces mots s’entama la descente. Aussi une longue file se forma à la tête de laquelle se placèrent Nafda et Dénou. Il leur était impossible d’attendre que chacun d’entre eux s’engouffrât dans le tunnel, ce pourquoi ils progressèrent de cette manière. Si je n’avais pas sauté en éclaireuse, plusieurs joncheraient peut-être ce chemin maintenant. Nous sommes parfaitement équipés pour affronter Phedeas. Sauf s’ils nous surpassent d’un grand nombre.

D’interminables minutes s’avérèrent requises pour cette traversée. Une avancée synchronisée dans l’obscurité, où régnait le silence, où des cœurs battaient la chamade. Tous avaient déjà amené la main sur leur arme au cas où une autre menace se tapisserait ici-bas. Nafda tentait d’en anticiper, circonspecte, mains frôlant souvent sa ceinture. Foulée après foulée, comme grandissait le risque, ils bandèrent leur volonté comme leurs muscles.

Ils atteignirent finalement l’autre bout du tunnel. Nafda dut saisir Dénou par le bras pour éviter qu’elle se cognât contre l’échelle. De nouveau, l’assassin grimpa la première. D’une main elle s’accrochait tandis qu’elle actionna la poignée de l’autre, bien que cela lui coûtât beaucoup de force.

— Nous y sommes, fit-elle. C’est ici que la rébellion se terminera.

Nafda exécuta un grâcieux bond grâce auquel elle accéda à une volé de marches jaunâtres. Sur les murs en brique ambrée s’alignaient des torches qui s’ouvraient sur une embrasure. Ni une, ni deux, elle atteignit l’ouverture et arriva au sein d’une salle circulaire. Sur les mosaïques céruléennes s’inscrivait un symbole en spirale dont les extrémités se prolongeait jusqu’aux pieds des étagères.

La bibliothèque du palais. Là où sont consignés de précieux savoirs : histoire, géographie, sciences, littérature et philosophie. Des livres que Bennenike a sûrement dévorés, riche de connaissances que Phedeas ne pourra jamais appréhender. Va-t-il seulement le réaliser ? Sa seule force ne surpassera pas la grandeur et l’influence de notre impératrice. Que son échec retentisse dans le sang.

Nafda trépignait à l’avance. Au-delà du seuil de la porte se dressait une succession de couloirs, un chemin tout tracé jusqu’au trône impérial. Une fois les militaires rassemblés autour d’elle, de retour dans un environnement familier, ils s’élancèrent à l’unisson dans les méandres du Palais Impérial.

Parés à verser le sang de la souillure.

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