Chapitre 50 : Ourdir dans la lumière (1/2)

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JIZO


Parmi la densité de conifères serpentait un chemin strié de racines. Là où s’élargissaient les perspectives s’émettaient des clapotis. C’était une route que peu connaissaient, pourtant Irzine et Larno parvenaient à guider leurs trois compagnons avec facilité. Ils se référaient aux indications de leur reine, marchant à une cadence soutenue, quoiqu’ils se retournaient de temps en temps.

— Vous venez ? s’impatienta l’aînée. Nous sommes presque arrivés !

Leur essoufflement ne cessait de s’accroître. Nous ne nous attendions pas à ce que le sentier soit aussi pentu ! Malgré ses dunes, le désert est plat, en comparaison. Si Irzine dit vrai, aucune raison de nous plaindre… Jizo prêta sa gourde à Nwelli, nonobstant l’assèchement de sa gorge, et son amie en prit deux gorgées avant de lui rendre. Eux deux trimaient davantage que leurs camarades, puisque Taori cheminait un peu devant. Au moins étaient-ils assurés qu’elle s’enquerrait en permanence.

Taori couvre nos arrières. Aucun mot ne suffirait pour la remercier de son soutien. Peut-être qu’elle fera la différence contre Cynka. Car tôt ou tard, nous devrons nous confronter à elle. Pas de paix possible autrement.

— Je suis aisément ton regard, signala Vouma. Quand tu insistais sur ton amitié avec Nwelli, je me demandais si ce serait le cas de chaque femme que tu croises. Apparemment, non. Admets-le, elle ne te laisse pas indifférent !

Mes sentiments n’ont aucune importance pour l’instant. Le danger nous guette. Même si nous nous éloignons de sa source, il nous rattrapera à un moment donné. D’un mutisme imparable, Jizo ignorait l’insistance de cette voix. Vouma eut beau sautiller mains jointes, incapable de le lâcher des yeux, il ne lui répondrait pas.

— Ton silence confirme mes suspicions, dit-elle. Je dois avouer que Taori est une belle femme. Une beauté exotique, d’une certaine façon. Mais je te connais, Jizo, tu ne t’arrêtes pas à ce critère. Qu’elle soit mage, et donc puissante, a sûrement été décisif. Tu dépendras toujours de quelqu’un pour te dorloter et te protéger, car au fond de toi, tu es faible. Autrefois je remplissais ce rôle, mais tu as trouvé quelqu’un de meilleure.

Jizo se renfrogna, retint un soupir. Je dois me focaliser sur l’imminence de la situation. Pas sur sa jalousie, ni sur sa volonté de me contrôler. Tant d’acharnement lui coûtait son rythme, ce à quoi Nwelli répondit par une moue. Toutefois Irzine ne se montra pas aussi amène : elle s’immobilisa sitôt qu’elle avisa la mine de l’ancien esclave.

— Je n’aime pas ça, fit-elle.

— Quoi donc ? s’inquiéta Nwelli.

— Votre attitude, depuis quelques temps. Vous étiez déterminés à mener l’enquête, et maintenant votre motivation est au plus bas ? Y’aurait-il une confidence qui m’a échappée ?

— Irzine, laisse-les souffler un peu ! préconisa Larno.

— Je me soucie de mes amis, c’est normal ! Ils ont fait plus ce que nous aurions pu exiger d’eux. C’est l’épuisement qui vous taraude ?

— Pas de quoi te tracasser, mentit Jizo. Continuons : plus tôt nous aurons rempli notre mission et plus tôt nous serons rentrés.

Irzine n’en démordit pas. Elle examina son compagnon d’assez près que pour poser son index sur sa tempe, sur lequel elle recueillit une goutte de transpiration. Relâchant le bras, faisant volte-face, elle ne se mut pas de pleine vigueur pour autant.

— Quelque chose d’étrange se trame, soupçonna-t-elle. Vous avez peur, ça ne fait aucun doute. Vous savez que vous pouvez tout me dire.

— Et s’ils ne veulent pas ? contesta Larno. Ils se confieront au bon moment.

Irzine acquiesça, puis progressa en silence. Suivait un cadet plus dynamique dont elle ébouriffa les cheveux en s’enfonçant entre les conifères. Il haussa des épaules face à un Jizo perplexe. Nous ne pouvons rien lui avouer, même en privé, sinon Lefrid mettra ses menaces à exécution.

Subitement, Taori prit la main de Jizo, son visage peint de résolution. Des filaments bleutés circulèrent dans ses veines. Ainsi s’ouvrit sa connexion avec la mage, à la voix s’écoulant tel un fluide laminaire.

— Cette question est impossible à éviter éternellement, craignit-elle. C’est vrai qu’ils sont concernés, par leur proximité avec la reine. N’oublie pas : au besoin, je te protègerai. Choisis juste le bon moment pour te confesser.

Une grimace dépara les traits de Jizo. Mais quand sera le bon moment. Aussi agréable fût-il, il se déroba du contact de Taori, marcha à hauteur de Nwelli dont les rares sourires s’étaient affadis.

Plus aucun commentaire ne rythma leur avancée. Une fraîche brise sollicitait les conifères alentour, depuis lesquels chutaient parfois des pommes de pin. Persistait le clapotis tandis que des oiseaux sifflaient d’agréables mélodies. À force de se rapprocher du nord, l’espace entre les arbres s’agrandissait, en-deçà desquels se déployait le panorama recherché.

Nous voici à l’écart de la ville, pour une quête qui donnera peut-être lieu à un bon aboutissement. Escorter un représentant du culte vers le pavillon royal. Affermir le rapport de ces fidèles afin de mieux les séparer de la minorité fanatique. Simple, en théorie. Mais si nous sommes absents, Lefrid peut lancer son coup à tout moment.

J’ignore comment agir…

— Impressionnant ! s’ébaudit Vouma. Encore une prouesse architecturale ! Décidément, ces torraniens forment une culture intéressante à explorer.

Elle n’a pas tort, pour une fois. Le groupe se pâma face à la bâtisse. Une structure carrée, incrustée à même la terre, munies de frontons que soutenaient des colonnes argentées. Sur les épais murs de teinte cristalline resplendissait le sempiternel symbole de glace, enchâssée entre des alignements de vitres teintées. Par-delà une arcade voûtée se dressait une immense porte.

Ils ne s’y rendirent néanmoins guère de suite. Ce lieu s’inscrivait sur un amas de roches massives, par-dessus une cascade se jetant sur un lac d’un bleuté sans pareil. Or le groupe apercevait des rangées d’adeptes rôder vers le contrebas de la déclive. Ils étaient vêtus de longues robes ivoirines aux ourlets pointus. Des sphères semblables à des feux follets flottaient au-dessus d’eux.

— Ils psalmodient, identifia Taori. Part de leur coutume, j’imagine ?

— C’est encore une autre manière de vivre le culte, précisa Larno. Certains restent dans les contours des villes. D’autres s’isolent comme eux. Il faut dire que le Lac Yiduzar est magnifique !

De ses contours irréguliers, léchant les amas de galets, jusqu’à ses îlots, le lac resplendissait fidèlement à sa description. Ça donne envie de s’y baigner. De prendre un peu de répit et de profiter de la vie. Un jour, peut-être… L’admiration se prolongeait outre mesure, si bien qu’Irzine dut rappeler ses compagnons à l’ordre.

D’autres fidèles leur faisaient face. Un homme âgé, à la peau ivoirine et parcheminée, leur servait de guide. Tant sa longue chevelure et barbe blanches que l’épais livre à la reliure de cuir trahissaient son appartenance. Le groupe ignorait comment le saluer : à leur surprise, il fut celui qui se courba, et ses suivants s’inclinèrent pareillement. Dubitatifs, Jizo et Nwelli se consultèrent. Une autre coutume qui nous échappe ?

Le vieil homme commença à parler en torranien. D’un signe Irzine l’interrompit, après quoi Larno et elle s’avancèrent un peu. Débuta une conversation privée, lors de laquelle Jizo, Nwelli et Taori ne pouvaient que spéculer. Bras croisés, posture rigide, l’aînée haussait parfois le ton en dépit des recommandations de son cadet. Taori pouffa, calant son poing contre ses lèvres, alors que ses amis préféraient rester sérieux.

Une fois leur discussion achevée, Irzine et Larno revinrent auprès de leurs compagnons, qu’ils prirent aussi en aparté.

— J’imagine qu’ils ne parlent pas le myrrhéen, conclut Nwelli.

— Pas du tout, confirma Larno. Mais bon, l’important, c’est que nous ayons tout compris !

— Il s’appelle Panheil Kornamin, expliqua Irzine. Il prétend que son culte n’a pas de chef, qu’il a le rôle d’un précepteur local. Pour lui, c’est un grand honneur de rencontrer leur reine Lefrid, même lors de leur rituel.

— D’où les fidèles marchant au bord du lac ? demanda Taori.

— Oui, même si je n’ai pas tout saisi. Ils nous suivront, c’est certain.

— Alors pourquoi tu t’es énervée ? se renseigna Jizo.

Irzine s’éclaircit la gorge au grand dam de Larno. Tant pis si je suis indiscret, je veux savoir. Elle s’éloigna d’autant plus du guide, dressant une autre barrière que la langue.

— Il a posé des questions déplacées sur Larno, rapporta-t-elle. Il se dit intrigué. Il prétend que sa pureté pourrait être salvatrice, parmi toutes ses évocations sans aucun sens.

— Du calme, plaida Larno en attrapant son poignet. Un peu de curiosité n’a jamais tué personne. Je suis un cas particulier. Peu d’enfants de mon âge ont vécu autant que moi. Et ce n’est pas de la vantardise du tout…

— Plus rien ne doit t’arriver. Je ne laisserai pas les personnes comme lui approcher.

— Tu m’as appris à me défendre. De plus, nous ne sommes plus seuls depuis un moment. N’angoisse pas trop. Nos ennemis sont ailleurs.

Irzine soupira. Ils n’ont pas idée. Ce serait le bon moment pour… Non, je me trompe. Elle se gratta la capuche dans une tentative de réplique, mais aucun mot ne se transmit au-delà de son masque. Aussi héla-t-elle les fidèles qui s’engagèrent en lignes parfaites et synchronisées. Ils devaient toutefois ralentir afin de s’adapter à la vélocité des autres. Mission accomplie, donc ? Où pourrons-nous souffler uniquement lorsque nous serons rentrés ?

Parcourir le sentier en sens inverse leur parut bien plus court. Quand la montée devenait descente, l’effort était moindre. Les préoccupations étaient projetées sur l’avenir proche, le temps défilait d’une étrange manière. Néanmoins, à plusieurs reprises, Panheil coulait un regard trop appuyé à Larno.

L’astre diurne atteignait déjà le ponant au moment où Idramir se découpa à l’horizon. Circuler au sein de ces murs attira la curiosité des passants, peu accoutumés à un pareil rassemblement. Encore quelques efforts pour l’intégration… Quoique cette escorte interpelle dans n’importe quelle circonstance. Au-delà du bain de foules, au-delà des murmures, ils arrivèrent au pavillon en bonne et due forme.

Tout avait été préparé. Des tables ovales, garnies de pichets anthracites, étaient disposées entre des poutres soutenant un plafond où des chandeliers étaient suspendus. Derrière la baie vitrée s’étendaient les jardins où des haies cernaient des boqueteaux.

Lefrid les accueillit avec un large sourire, flanquée de ses maris et enfants. Elle esquissa une révérence à Panheil, lequel lui rendit la pareille. Je ne comprends pas comment cela fonctionne… La reine lui proposa alors de s’asseoir et le guide s’exécuta. Libre de s’adresser au groupe, elle contourna la table et hocha de nouveau.

— Merci beaucoup pour votre aide ! fit-elle.

— Une quête d’une banalité affligeante, dit Irzine. Pourquoi c’était à nous de les escorter ?

— Vous étiez témoins directs d’un horrible attentat… Je voulais que vous ayez une vision plus positive de ce culte.

— Nous n’avions aucun préjugé négatif dessus ! affirma Larno.

— Presque, rectifia sa grande sœur.

Elle se méfie de Panheil ? Son comportement ne lui donne pas tort. Mais il y a un danger plus imminent… Comme Lefrid dodelinait de la tête, trépignant à l’idée de partager une coupe, Irzine se détourna de sa personne. À cet instant, Jizo repéra Cynka derrière une poutre. Elle complote, aucun doute là-dessus. Mais ma vigilance est vaine au vu des risques. Il déglutit, Nwelli aussi. Pas même les doux chuchotements de Vouma ne le rassérénèrent.

Un brouhaha emplit la pièce à mesure qu’ils s’installaient. Gardes, servants, adeptes et nobles s’étaient réunis pour l’occasion. Febras et Dolhain durent donc hausser la voix afin de rétablir un semblant de mutisme. Et lorsque Lefrid se leva, l’attention convergea à la répercussion des tintements.

Comme de juste, elle discourut en torranien. Inévitablement. Si Jizo, Taori et Nwelli plissèrent les paupières, les propos formulés en inintelligibles salves, ils se référèrent à la gestuelle grandiloquente de la souveraine. Sitôt qu’elle désigna Panheil s’ensuivit une kyrielle de congratulations. Ainsi que la perspective de déguster des alcools aux notes subtilement fruitées.

Le tintamarre domina derechef. Curieusement, Larno se précipita sur la cruche la plus proche, toutefois Irzine lui tapa au poignet. Le cadet se renfrogna aussitôt : Jizo choisit ce moment pour l’interpeller.

— Qu’est-ce qu’elle a raconté ?

— Rien d’extraordinaire, dit le garçon en roulant des épaules. Surtout des remerciements à nos invités pour avoir fait le déplacement jusqu’ici. Et que le culte de Rendil sera toujours accepté, même s’ils sont minoritaires, et en toute circonstance.

— Est-ce que les récents événements ont terni leur réputation ? demanda Nwelli.

— Boh… Je suis revenu en même temps que vous.

Ce n’est pas faux. Faute de mieux, ils se versèrent à leur tour une coupe de cet alcool local. D’emblée son odeur piquait les narines, et la première lampée confirma les soupçons de Jizo. Il crut que sa gorge avait été arrachée, le goût épicé surpassant tout.

D’une tape au dos, Taori l’aida à mieux supporter la boisson, et des rires se propagèrent sur l’ensemble de la table. Toutes les drogues restent plus agréables que la thynème. Elle-même avalait l’alcool par grandes quantités, laissant Nwelli et lui bouche bée. Il doit exister des saveurs similaires au Diméria.

Les pichets se vidaient à une cadence si drastique que leur parfum imbibait l’air. Toutes les conditions étaient réunies pour ressembler à une taverne, excepté le manque de nourriture. Dommage que les torraniens accordent moins d’importance à leur cuisine. Demeurait la boisson dans une paire de coupes, en face de deux invités perplexes. Alors Taori souhaita les dérober, mais des ombres obscurcirent la table quand naquit l’intention.

— Jizo et Nwelli, c’est bien ça ? demanda un garde dans un myrrhéen approximatif.

Les concernés opinèrent avec hésitation.

— Suivez-nous dans le couloir.

— Pour quelle raison ? fit Nwelli.

— Quelqu’un d’important souhaite vous parler.

— Juste à nous deux ?

— Oui.

C’est louche. Un regard vers leurs compagnons conforta Jizo et Nwelli dans leurs frayeurs. À force de rester immobile, cogitant intensément, ils placèrent l’impatience des gardes à rude épreuve. Quand Taori serra les poings, quand des sillons se creusèrent sur sa figure, ils finirent par acquiescer. Nous avons notre arme. Car je doute que leurs intentions soient amicales.

Nwelli et Jizo se conformèrent au déplacement des gardes. Derrière eux se poursuivait une célébration à la teinte allègre, même s’ils n’appréhendaient guère ce qu’il s’y racontait. Devant eux se tapissait l’inconnu, qui bientôt se manifesterait au sein d’une étroite allée.

Trois amis desquels ils se séparèrent demeurèrent circonspects. Des silhouettes réconfortantes qui disparurent dans un claquement de portes. Resta leur lourde respiration et de prestes foulées. Ils accédèrent au couloir contigu et tournèrent à gauche, où s’imposa un autre profil familier.

Le garde qui avait menacé Nwelli.

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