Chapitre 47 : Remous annonciateurs (2/2)

6 minutes de lecture

De prime abord, ses repères se noyaient dans l’inextricabilité de la foule. Tant de chemins probables, des dizaines de milliers d’habitants que Scafi pourrait apostropher.

— Excusez-moi ! cria Oranne. C’est urgent !

Mais sa voix se répercuta mal au sein de ce tintamarre. En dépit de sa carrure inadaptée, la marchande réussit à se glisser entre les citoyens, s’attirant le grognement d’une charpentière et d’un ébéniste. Après quoi elle trotta en continu, tendit son oreille aux indices quant à l’emplacement de Scafi.

— Maman, maman ! interpella un enfant. Il y a un gars qui dit du mal de l’impératrice sur la Place Suprême ! On y va ?

— Surtout pas ! rejeta sa génitrice. C’est dangereux, là-bas !

Merci de l’indication, petit gars.

Oranne gagna encore en vélocité. Désormais elle se conformait à la densité de citadins, dont les propos convergeaient vers les harangues de l’ancien garde. D’immenses tours ivoirines la guidèrent par surcroît, en-dessous desquelles tout un chacun paraissait insignifiant. Chatoyaient également les murs des dômes, qui par-delà leurs pans concentraient une des incarnations du pouvoir. Le pentagone de platanes flamboyait toujours autant sur le pavé triangulaire de teinte dorée.

De quoi mettre en exergue l’homme en son centre.

— Il est fou ! s’écria une vieille femme. Certains ont été incarcérés pour moins que ça…

— Pas qu’il ait totalement tort, marmonna un homme d’âge moyen à proximité.

— Du spectacle ! s’ébaudit un adolescent. On s’ennuie, parfois !

Sapristi, c’est pire que prévu ! À sa hauteur, la diplomate peinait à obtenir un correct aperçu de l’événement, aussi poussa-t-elle encore quelques concitoyens. Elle s’arrêta sitôt que Scafi s’imposait, et après qu’une femme lui eût glavioté au visage. C’est bien vrai… Depuis combien de temps discourt-il ? Une heure entière ?

— L’ennemi n’est pas l’orbe, mais la hache ! dénonça Scafi.

Bras braqué vers la structure en cipolin. Doigt contempteur dirigé vers l’arme. Tout un symbole, désigné comme déliquescence, fragmenté sous sa puissance destructrice. Scafi interpellait un plus grand nombre de personnes à chaque minute.

— Ils nous ont mentis ! tança-t-il. Le courage ne se rassemble pas au sein du Palais Impérial. Ils n’incarnent que la violence et le chaos ! Myrrhéennes, myrrhéens, ils ne vous représentent pas ! Moi, Scafi, ancien garde de Doroniak, je suis une meilleure voix du peuple ! Pas ces privilégiés, réfugiés dans leurs fleurissants jardins et leur excès de luxe !

Pourquoi oriente-t-il son discours de cette manière ? La richesse est bien le dernier des problèmes du pouvoir. Ils adorent se moquer d’eux plutôt que de dénoncer les meurtriers.

— Espèce de traître ! beugla un homme. Notre vénérée impératrice et sa milice se battent pour nous ! Je ne me suis jamais autant senti en sécurité !

Une pierre réalisa une parabole à toute vitesse. Scafi la reçut en pleine figure : une estafilade stria sa joue. Il va se faire lyncher ! Au soulagement d’Oranne, il se dressa d’autant plus, essuya la trace de sang de son pouce.

— Cette vérité n’est pas agréable à apprendre, concéda-t-il. Mais si vous aviez vécu la même chose que moi, vous me soutiendriez ! Bastion de l’empire, Amberadie est protégée. Jusqu’à maintenant. Je suppose que les rumeurs d’invasion doivent vous être parvenues.

Une autre pierre vola prestement. Cette fois-ci, cependant, Scafi la réceptionna à temps. Un faible fracas accompagna sa chute sur le dallage.

— À qui tu t’es vendu ? accusa une citadine. Aux mages ? À Phedeas le félon ? Aux deux, peut-être ?

— À personne, rectifia Scafi. Je le répète, je ne suis qu’un citoyen comme vous. Je menais ma vie paisiblement car je n’étais pas concerné par les injustices. Puis les malheurs se sont succédés. Des milliers de réfugiés, dispersés dans l’empire, et probablement au-delà, confirmeront mes dires ! L’armée et la milice ne nous ont pas sauvés. Ils prenaient plaisir à massacrer des mages, mais quand il y a eu la débâcle, ils nous ont abandonnés.

Des cris de stupéfaction se répercutèrent. Si seulement d’autres réfugiés appuyaient son discours… Sont-ils présents ? Peut-être, mais sans doute trop terrifiés pour se manifester. Quelques voix de soutien s’élevèrent, toutefois furent-elles étouffées en comparaison de la clameur dominante. De cette myriade d’invectives et interjections qu’accompagnaient les salves de cailloux et de dattes.

Pas un projectile ne fit broncher Scafi.

— Vous craignez Phedeas ? reprit-il, haussant encore la voix. Craignez plutôt Bennenike ! Elle a bien plus de morts sur la conscience ! Accueillez son neveu ! Moi, je le ferai, car je sais qu’il sera un meilleur empereur !

— Ça suffit ! tonna un homme.

La foule dégagea le passage. Les armes luirent. Des frissons secouèrent Oranne. Toute une voie s’ouvrit pour la vingtaine de miliciens alignés par rangs de deux. Hallebardes, cimeterres, lances et haches encerclèrent bientôt Scafi. Impavide, rigide, ce dernier s’élevait face à une troupe guindée. Main sur sa lame, des ondes de détermination, telles étaient ses égides contre cette force.

Où s’est-il procuré cette arme ? Elle est différente de celle avec laquelle il est entré en Amberadie ! Suspendue à la scène à l’instar de ses concitoyens, Oranne dissimulait frémissements et transpiration, à l’abri dans cette densité. Il est prêt à se défendre ? C’est de la folie ! Tout seul, il a perdu d’avance !

Xeniak et Djerna s’avancèrent davantage, mais Koulad les en empêcha. Il préférait s’approcher lui-même de Scafi, grondant ostensiblement.

— Tu es pathétique, vitupéra-t-il.

— C’est tout ? se gaussa Scafi. Vous n’avez aucune insulte plus piquante ?

— D’abord, nous aimerions savoir ! Ma tendre épouse a fait preuve d’une incommensurable bonté. Elle aurait pu vous interdire de franchir ces murailles, agissant comme ses prédécesseurs quand affluaient d’incontrôlables hordes de réfugiés. Ou, plus récemment, comme les nombreuses villes qui vous ont refusés. Non seulement elle vous a accueillis, mais elle vous a offerts des logements. Une nouvelle vie dans la prospérité d’Amberadie, merveille architecturale, culturelle et gastronomique ! Et c’est ainsi que tu exprimes ta reconnaissance. En la diffamant.

— Cette cérémonie de bienvenue était hypocrite. Votre milice est autant responsable de la destruction de Doroniak que vos ennemis mages.

— Si vous n’étiez pas contents, vous n’aviez qu’à reconstruire Doroniak au lieu de l’abandonner. Au lieu d’errer comme ces nomades à cause de qui circule de la drogue !

— Avez-vous seulement vu l’état de la cité une fois la bataille terminée ? Les cadavres ensevelis sous les pans ? La fumée s’élevant au ciel, portant les lamentations de défunts ? Car moi, j’y ai assisté.

— J’étais absent, mais je connais les faits. Nous vous avons délivrés. Khanir Nédret et Jounabie Neit sont morts !

— À quel prix ? Des milliers d’innocents ont accompagné leur trépas. Et je ne compte plus le nombre de réfugiés qui ont succombé à blessures ou maladies ! Vous avez abandonné des âmes en tourmente dans un amas de ruines.

— J’en ai assez entendu. Présente tes excuses maintenant, ou tu ne reverras jamais la lumière du jour.

Scafi déclina et dégaina. Sombre éclat ! Il ne recule devant rien ! Est-ce que sa lame est aussi affûtée que ses propos ? Brillait la pointe sous l’effet de l’astre diurne. Souriait le séditieux devant une milice enragée et une foule estomaquée. S’opiniâtrait cet homme esseulé, dont la sculpture échouait à ternir la consécration.

— Pose ton arme tout de suite ! somma Koulad.

— Je ne les écoutais pas, songea Scafi. Jizo, meneur de lui malgré lui de ses rescapés. Taori, traitée comme une esclave par les inquisiteurs. Larno et Irzine, qui plus que tout autre étaient en quête de leur foyer. Même ces pirates, avec le recul, ne devaient pas avoir un mauvais fond. Je regrette de les avoir quittés. Puissent-ils avoir atteint leur objectif. J’espère que les réfugiés que j’ai conduits ici trouveront leur bonheur. Ce n’est pas mon cas.

— De quoi tu parles ? Cesse de déblatérer et obtempère !

— J’ai compris, après tout ce temps. Pour moi, l’échappatoire est hors d’atteinte. D’autres auront cette chance.

Scafi s’élança dans un cri tonitruant. Il s’apprêta à abattre sa lame sur Koulad, toutefois un milicien s’interposa. Pas à temps pour parer.

L’arme transperça la brigandine, puis la chair. Tandis que l’homme chutait dans un râle, les autres miliciens réclamèrent vengeance. Ils le cernèrent de tous les côtés, le lancinèrent de part en part.

Koulad l’acheva en lui fendant le crâne. Ce fut une courte ironie, car dès que Scafi sombra, cette vive lueur s’éteignit. Il succomba aux pieds de la statue, sous les acclamations d’une majorité et les huées d’une minorité.

Oranne, quant à elle, était paralysée. Oukrech, qu’as-tu fait ? Tu avais raisons sur la témérité de Scafi. Pas sur la tienne.

— Nous avons un confrère à enterrer, déplora Koulad. Emmenons-le, et que cette foule se disperse. Quant à Scafi… Laissez son cadavre pourrir.

Des larmes coulèrent pour leur homologue. Ils portèrent l’homme cérémonieusement, et les citoyens accordèrent derechef l’espace requis pour leur retour.

Néanmoins, contrairement à leurs expectatives, les citadins mirent beaucoup de temps avant de retourner vaquer à leurs devoirs. Beaucoup restaient fixés sur la dépouille de feu le garde de Doroniak, à peine reconnaissable aux pieds de la statue.

Les veines d’Oranne se glacèrent.

Pitié, Phedeas, viens. Sinon je serai la prochaine.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0