Chapitre 45 : Amour et haine (2/2)

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Un instant d’adoucissement flotta à leur arrêt. D’un coup sec, Nerben ôta le sac de la tête des captifs puis les jeta à terre. L’impact fut net, et des ondes de douleur vibrèrent sur eux. Au moins purent-ils inspirer de grandes goulées d’air.

— Godéra m’a informé de l’existence de cet emplacement, dit Nerben. Ce sera idéal. Débutons, voulez-vous ?

Leur riposte s’étouffa en borborygmes. Un regard acéré et un râle prononcé étaient futiles face à la vigueur avec laquelle l’ancien milicien les empoignait. Derrière eux se déployait une plaine verdoyante que jonchaient jonquilles et fusains. À la lueur zénithale, où s’accumulaient grésillements, l’isolement frappait d’autant plus.

Mais ces nuances diapraient au détriment de leur état, comme les prisonniers se heurtèrent au renfoncement rocheux. Nerben les attacha par leur chaîne à l’entrée tout en les toisant. Il contempla son œuvre dès son achèvement.

— Vous êtes mieux ainsi, décréta-t-il. Même hors d’une cellule, votre liberté est inexistante.

Il nous nargue, en plus ? Je préfèrerais encore être prisonnier de Godéra…

Nerben se raidit sur sa posture, dans une tentative d’intimider les captifs. Puis un cheval hennit. Ce pourquoi il se retourna en grognant et avisa le vieux cocher qui descendait de la charrette.

— Faites ce que vous avez à faire, dit-il. Justice contre les meurtriers de Vatuk, je veux bien. Mais moi, je suis juste l’intermédiaire.

— Pour quelle raison tu me déranges ? tança Nerben.

— Je vous ai pas conduit ici par pure charité ! Où est mon argent ?

— Le voici.

Nerben dégaina sa hallebarde et la planta sur le visage du cocher.

Il décéda aussitôt, fendu net, effondré aux pieds de ses montures qui hennirent de plus belle. Ainsi le cri des prisonniers fut couvert. Seul leur soutien mutuel, inscrit sur leur faciès détérioré, les empêcha de sombrer.

— Qu’est-ce qui vous prend ? s’indigna Jawine. Vous l’avez assassiné sauvagement !

— Inutile de me le rappeler, s’amusa Nerben en haussant les épaules.

— Mais pourquoi ? tonna Fliberth.

— Il m’agaçait. Et puis, je n’avais plus d’argent pour le payer.

Fliberth sentit ses nerfs se tordre davantage comme sa gorge se noua. Il s’évertuait à feindre l’impavidité, mais un coup d’œil de Jawine suffit à le trahir. Sa querelle avec Godéra était trompeuse. Cette maudite inquisitrice est bien contente d’avoir un monstre comme lui en tant qu’allié. Voici notre châtiment… Et il ne s’annonce pas tendre.

Nerben garda sa hallebarde ensanglantée dans ses mains. Il alternait entre chacun des captifs, lesquels peinaient pour ne pas trémuler.

Brusquement, il cogna Fliberth, lui arrachant une dent au passage. Le capitaine cracha une gerbe de liquide vermeil mais résista.

— Pas mon mari ! rugit Jawine. Laissez-le tranquille !

Nerben conservait son sourire narquois. Tant les semonces du garde que les halètements du garde le maintenaient intéressés. Le plus douloureux, c’est que Jawine assiste à ça…

— Vous pouvez me tutoyer, proposa-t-il. Je n’ai plus de grade, et puis nous sommes entre nous.

Un frisson courba leur échine. C’est bien le problème…

— D’ordinaire, confessa Nerben, je m’en prends directement aux mages. Ils sont les ennemis naturels de l’humanité. Faciles à repérer, surtout avec les outils que Bennenike nous a octroyés. Mais ce cas-ci est particulier. Jawine et Fliberth Ristag, vous formez un couple unique.

— En quoi ? s’opposa Jawine. Quelles machinations habitent ton esprit empoisonné pour que des idées aussi malsaines y naissent ?

— Une formulation bien élégante en myrrhéen, surtout pour une native de l’Enthelian. Puisque rien ne vous délivrera, vous n’avez d’autres choix que de m’écouter. Vous connaissez mon nom : Nerben Tioumen, ancien chef de la milice myrrhéenne. J’ai dirigé la Grande Purge sous les instructions de l’impératrice Bennenike avant de prendre paisiblement ma retraite. Huit ans à me prélasser, après une vie bien remplie… Naïf que j’étais, je pensais mon devoir terminé ! J’ai dû revenir.

Le couple disposait juste de leur lien en guise d’égide. Face à face, leur ravisseur entre eux deux, ils pantelaient, se rebiffant contre toute forme de renoncement.

— Coupé du monde, reprit Nerben, j’avais sous-estimé la menace. Bien sûr que j’avais rencontré de la résistance chez les mages. Mais en les assaillant par surprise, en les encerclant en surnombre, je m’en sortais sans trop de pertes. Tout a changé avec la bataille de Doroniak. Ce jour-là, j’ai réalisé pourquoi certains mages avaient survécu.

— Parce que la magie fait partie de nous ! interrompit Fliberth. Massacrer des mages innocents ne la supprimera jamais !

Un coup de pied au thorax extirpa un autre cri au capitaine, au désespoir de sa femme. Résister… Je dois résister, sans abandonner mes convictions.

— Merci d’avoir ramené l’attention sur toi, lâcha l’ancien milicien. Tu es le représentant de cette décadence. Nous devons nous unir contre les mages, pourtant tu as choisi de t’allier à eux. Pire encore, de les secourir ! Cette sorcière a infecté ton esprit !

Du sang grimpa au visage de Jawine. Moult injures surgirent tandis qu’elle s’efforçait de se libérer, mais les chaînes annihilaient toute énergie. Après m’avoir sauvé à de nombreuses reprises, elle ne peut plus. Sa magie reste coincée dans son corps. Fliberth essaya un murmure afin de la rasséréner, toutefois Nerben bloqua tout espoir par sa présence.

— Fliberth et moi sommes amis depuis l’enfance ! plaida Jawine. Il m’a accompagné toutes ces années, m’a encouragée dans chacun de mes choix. Sans son soutien, je ne serais jamais allé aussi loin… Merci pour tout.

— Ce sentiment est réciproque, dit Fliberth dans un moment de soulagement.

Le couple s’admira avec affection. Quand côtoyait l’affliction, quand engloutissaient dangers et ténèbres, ils s’échangeaient un intense regard, lors duquel circulait cette énergie providentielle. Cependant Nerben coupa court à ce flot, frappant le garde une fois de plus.

— Épargnez-moi votre niaiserie ! s’énerva-t-il. Tu ne comprends donc pas pourquoi ton attitude pose problème ?

— Non, rétorqua Fliberth. Je suis parfaitement sain. Parfaitement… moi-même.

— Les mages sont une abomination. En partageant ta vie avec elle, tu légitimes son existence, tu soutiens ses actions !

— C’est bien le but. Nous sommes partenaires. Notre combat est le même.

— Alors tu as applaudi quand elle a lâchement assassiné Vatuk ? Il était sans défense.

— Et s’apprêtait à envoyer l’ensemble des mages de Thouktra à l’abattoir. Jawine a sauvé de nombreuses vies, sans jamais exiger un quelconque remerciement, toujours nourrie du désir de se surpasser. Elle est mon héroïne.

La mage rougit en dépit des circonstances. Aussi Fliberth gardait le sourire, quitte à s’attirer les foudres de son interlocuteur. Je ne regrette rien. La peur ne doit pas réduire ma volonté à néant. Face à moi se pavane sans doute le plus grand tueur de mages de l’Empire Myrrhéen. Si extrême qu’il a été exclu de son propre ordre. Il va me faire souffrir. Mais je ne flancherai pas.

Des doigts se serrèrent à forte intensité. Des traits se plissèrent sur une figure déjà hargneuse. Fliberth et Nerben se foudroyèrent du regard dans un moment où nul ne pipait mot. L’ancien milicien rengaina sa hallebarde.

Puis les coups s’abattirent. L’un après l’autre, avec fracas, sans le moindre répit. Sous les lamentations de l’une, sous le plaisir de l’autre. Os et muscles craquèrent aux impacts, et des plaies s’ouvraient en continu. Fliberth grinçait des dents pour mieux supporter. Il se contractait, plissait les paupières, serrait les jambes. Le garde saignait partout, obligé d’endurer, ce jusqu’à cessation de la violence.

Il m’a sans doute cassé quelques côtes… Brisé le nez… Il s’est arrêté juste pour reprendre son souffle.

— Sale couard ! s’emporta Jawine, s’agitant encore et encore. Tu aurais été trop faible pour le terrasser en combat singulier. Fliberth est mon héros ! Je ne connais personne de plus brave que lui !

— Fermez-la avec vos sentiments ! vociféra Nerben. Tu t’énerves parce que j’ai abimé son joli minois ? Tu peux continuer. J’ai tout le temps à ma disposition. Aucun témoin pour nous déranger. Personne pour critiquer mes méthodes. J’ai retrouvé cette chère liberté.

Fliberth anhéla. Il brillait un éclat en mesure de le garder conscient. Des plaies avaient beau le lanciner, il ne reculerait point. Une vague de détermination luisait sur son visage tandis qu’il glaviotait une once de fluide vital.

— J’ai finalement compris, affirma-t-il.

— Il m’aura fallu te rosser pour ça ? se gaussa Nerben. Trop tard pour te repentir.

— Non… J’ai compris pourquoi je me battais. Parce qu’il existe des gens comme toi. Aucun passé tragique, aucune mauvaise décision n’excusent ton comportement. Tant que des innocents souffriront par ta main, je me dresserai. Quitte à périr.

— Mon amour…, souffla Jawine, prête à larmoyer. Conserve tes forces. Il va…

— Tu représentes tout ce que je hais, gronda Nerben. Un homme aveuglé par ses idéaux de justice. Tu te souilles auprès de cette mage, et la vermine se répandra de générations en générations. Jusqu’à ce que la pratique de la magie devienne obligatoire. Et que nos terres finissent dans un amas de poussières et d’escarbilles.

— Tu es cinglé.

— Je n’ai pas de passé tragique. Aucun mage n’a tué quelqu’un que j’aimais, car je n’aime personne. Je suis juste la voie de la raison.

Ni Jawine, ni Fliberth ne put refouler un frisson. Comment… Comment quelqu’un comme lui peut exister, et atteindre un âge pareil ? Il faut l’arrêter. À tout prix. Croiser ses yeux gris suffisait à éveiller la terreur.

— Il me reste tant à éliminer, enchaîna Nerben. Les mages s’enfuient, se réfugient chez les faibles qui se soumettent à leurs maléfices ! Sans Vatuk, ils pourraient vivre en toute sécurité en Enthelian ! À cause de personnes comme toi, Fliberth. Je suis investi d’une mission primordiale. Une quête sacrée.

— Tu as fini de discourir ? répliqua Jawine sur un ton agacé. Tu nous as frappés, tu nous as méprisés, pourtant nous ne cédons pas. Ni la peur, ni la douleur ne nous vaincrons.

Fliberth se redressa du mieux qu’il pût tandis que Nerben s’orientait vers son épouse. Un grognement lui permit de ramener l’attention vers lui.

— Je suis ton ennemi ? lança-t-il. Alors, qu’attends-tu pour me tuer ? Si tu ne m’exécutes pas maintenant, tu le regretteras. Je te traquerai jusqu’au bout du monde. Tel est mon engagement !

Son regard prolongea ses paroles. Dans le mutisme subséquent, le tintement affola Jawine. Car Nerben rapprocha dangereusement sa hallebarde de Fliberth, sitôt défouraillée. Avant de clore les paupières, le garde adressa un ultime sourire à l’intention de sa bien-aimée. Puisse mon sacrifice réveiller tes pouvoirs. J’aurais souhaité que les choses se déroulent autrement… Mais c’est la seule manière de te sauver, Jawine.

Les secondes s’égrenèrent sans impact. Jusqu’au râle de Nerben.

— Tu m’as tellement mis en rogne que j’ai failli céder à la provocation ! s’écria-t-il. Non, traître à ton sang pur, tu ne t’en sortiras pas si facilement. Je connais mes principaux ennemis.

Nerben se retourna.

Nulle vocifération ne triompha face à sa domination.

Il éventra Jawine. Chaque entaille figeait davantage le capitaine. Il était livide face aux hurlements de sa partenaire. Il était muet face aux giclées de sang. Ces instants s’imprimèrent dans son esprit. La violence avec laquelle la hallebarde pénétra la chair. La vie s’éteignant des yeux de son épouse. Le rire de Nerben dès qu’il s’éloigna du corps.

Les souvenirs s’entremêlèrent. Autrefois souriants, lorsque l’épée et le flux coalisaient pour vaincre l’adversité. Naguère épanouis, quand ils s’allongeaient sous la voûte céleste. De brûlantes réminiscences, de glaciale réalité.

— Ton trépas sera lent, siffla Nerben. Tu mourras de faim et de soif, enchaîné ici. Tu ne pourras pas détacher ton regard de ta femme. Tu regretteras le moindre de tes choix, ceux qui t’ont amené ici. Adieu.

Nerben s’en fut, mais Fliberth ne le vit pas.

Car comme il l’avait prédit, il lui était impossible de la quitter.

Jawine, emportée dans la géhenne.

Jawine, qu’il n’avait su protéger.

Jawine, qu’il avait aimé depuis sa tendre enfance.

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