Chapitre 43 : Loyauté et questionnements (1/2)

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NAFDA


Où que je me rende, la mort me côtoie toujours.

Une odeur méphitique saturait les lieux. Aux pieds d’un versant rocheux, le long du sentier herbeux, une quinzaine de corps jonchait le sol. Entailles, mutilations, brûlures et gelures les meurtrissaient de part en part. Ils portaient d’amples manteaux striés de bandes bleues et de manches pendantes. Des tatouages en forme de croix ou de courbes bariolaient leurs joues, sauf lorsqu’elles étaient trop ravagées pour être reconnaissables.

Tant de sang écœurait Dénou qui se cachait derrière Nafda. Pas le moindre rictus ne déparait le faciès de l’assassin tandis qu’elle s’accroupissait. Paumes posées sur les poitrines et doigts appuyés sur des gorges, elle s’assurait de leur état, ce en dépit des tremblements de l’adolescente.

Nafda s’orienta vers elle, non sans se gausser.

— Ils sont morts, dit-elle. Il n’y a rien à craindre.

— Je ne suis pas sereine pour autant ! s’écria Dénou. C’est dangereux, par ici !

— Comme partout ailleurs. Tu es partie à l’assaut de ton aîné avec trois gardes, rien ne devrait t’effrayer.

— Je sais, c’était imprudent. Aucune lamentation ne ramènera mes malheureux protecteurs à la vie. Il n’empêche que nous sommes dans un territoire en guerre !

— La guerre va s’étendre partout. Si nous sommes partis à l’ascension des montagnes plutôt que de se ruer vers l’est, c’est pour affaiblir une partie des forces de Phedeas. Et accessoirement parce que nous étions déjà sur place.

— À nous deux ? Tu as des capacités surhumaines, je te l’accorde. Mais on parle d’une armée, là ! En quoi camper à la belle étoile, dégustant du bouquetin cuit au feu, va nous aider à arrêter mon frère ?

Nafda soupira. Malgré ses ambitions, elle doit encore gagner en maturité. Je préférais voyager seule, mais je ne peux pas l’abandonner. Au lieu de soutenir ses propos, elle inspecta les autres cadavres, et ne trouva rien de notable. Ses dagues n’émettaient pas la moindre vibration, aussi réprima-t-elle un râle. Y’a-t-il un moindre indice quant à la position de l’armée de Phedeas ? Une bataille s’est déroulée ici, donc leurs cadavres devraient également être là !

Un des hommes, le plus charpenté d’entre tous, glaviota du sang.

Dénou retint un cri tout en bondissant en arrière. Nafda se précipita vers lui et avisa les dégâts. Des lésions au thorax. Des lacérations aux avant-bras et au menton. Du sang s’écoulant de ses pores. Un miracle qu’il soit encore en vie… Même s’il n’en a plus pour longtemps. Par-delà les borborygmes, l’assassin l’aida à se redresser. Ses bras s’enduisirent de sang tandis qu’ils soutenaient tout son poids. Une fois sur la paroi, l’homme tenta d’articuler, mais cracha plutôt une autre gerbe de fluide vital que Nafda dut essuyer.

— Les entrailles auraient dû m’accueillir, souffla-t-il. Pourtant… M’a-t-on laissé en vie pour assister à la mort de mes sœurs et mes frères ?

— Qui vous a mis dans un tel état ? demanda Nafda.

— C’était si rapide… Ils nous ont tendus une embuscade. Ils voulaient qu’on rejoigne leur guerre. On leur a répondus que le clan Voshkin n’en voulait pas, n’y prendrait pas part. Puis… Ils nous ont massacrés.

— Fâcheux. Avez-vous eu le temps de reconnaître quelqu’un ?

— Leur cheffe. Mince. Tatouages en forme de lignes. Manteau gris. Elle disait être de la tribu Lanata. Déplorable… Ils sont plus guerriers que nous, mais ils n’attaquent pas aussi lâchement ! Et puis… D’habitude, ils ne s’allient pas avec des mercenaires. Ils étaient… trop nombreux…

Ruya zi Mudak. Les retrouvailles étaient inévitables. Des pointes de géhenne lancinaient l’homme pour qui s’exprimer relevait de l’exploit. Anhélant, saignant en abondance, il ne parvenait même pas à regarder l’assassin dans les yeux.

— Savez-vous par où ils sont allés ? questionna Nafda.

— Ils sont descendus…, murmura l’homme. Le long du sentier.

— Peut-être que je pourrai les rattraper. Et ainsi vous serez vengés.

— Si je meurs… Nous devons…

La suite de ses paroles se révéla inintelligible. Il échouait à esquisser tout mouvement, fût-ce remuer le doigt. Impuissant face à la fatalité, il était livré à sa propre agonie, sans que nul ne pût l’en extirper. Nafda hésita à défourailler afin d’abréger ses souffrances.

Mais le temps de se décider, il avait déjà succombé.

Tu ne seras pas mort en vain, inconnu.

Nafda lui ferma les paupières avant de se relever. Quand elle revint auprès de Dénou, toute peur s’était dissipée d’elle. Elle penchait la tête et fixait sa compagne de route, bras suspendus le long du corps.

— C’est beaucoup d’honneur que tu lui accordes, nota-t-elle.

— Ah bon ? fit Nafda en arquant les sourcils. J’ai fait le minimum requis.

— Tu ne te souviens pas de ce que racontait ma tante ? Elle soupçonnait que de nombreux mages s’étaient cachés parmi les tribus nomades des montagnes d’Ordubie après la Grande Purge. Elle avait toujours hésité à envoyer des troupes là-bas, mais son inaccessibilité l’a souvent freinée dans ses ambitions. Mon grand frère l’a devancée, pas pour les bonnes raisons !

— Quoi qu’il en soit, cet homme n’avait pas l’air d’être un mage.

— Peut-être qu’il abritait des mages dans son clan ! Je croyais que ton but était de tous les exterminer !

Nafda manqua de la baffer. Une inspiration aida à la rasséréner, tout comme éviter de croiser son regard. Sa main vola aussitôt à son front.

— Mon esprit est confus, avoua-t-elle. Oui, tel était mon but. Tout était plus simple lorsque je recevais mes instructions et les appliquais. Jusqu’au moment où d’autres ennemis sont apparus. Je ne sais plus où donner de la tête…

— Ton assurance de tout à l’heure semble s’amenuiser… Cette période d’incarcération ne t’a pas laissée indemne, n’est-ce pas ?

L’acquiescement ne suffit guère puisque Dénou lui attrapa le poignet. L’empathie d’autrui m’affaiblit. Je suis forte et solitaire, bon sang ! Cela dit… J’ignore toujours ce que Leid et Niel m’ont fait. La raison pour laquelle ils se sont infiltrés en moi. Si jamais je les retrouve…

— J’en suis ressortie endurcie, mentit Nafda.

— Pas vraiment, contesta la jeune fille. Les marques des chaînes envahissent notre corps et empoisonnent nos esprits. Et puis, si tu cherches à éliminer les ennemis de l’empire… Les nomades ont aussi mauvaise réputation.

— Bennenike m’a peu parlé d’eux.

— J’en ai surtout entendu parler indirectement. Certains prétendent qu’ils sont primitifs. Qu’ils refusent de s’intégrer dans la société. Qu’ils participent au commerce de la drogue dans le but de corrompre la jeunesse.

— J’ignore pour les deux premières affirmations, mais pour la troisième, je réfute. Parmi mes premières cibles, il y avait un couple de marchands esclavagistes. La drogue était leur principale source de revenus.

— Oh…

— Est-ce que les nomades constituent une menace directe pour l’empire ? Difficile à savoir. Ce dont je suis consciente, par contre, c’est que les troupes de Phedeas le sont ouvertement. Si Ruya a attaqué il y a peu, elle doit encore être à proximité. Rattrapons-la avant qu’il ne soit trop tard au lieu de perdre notre temps à débattre !

— D’accord, d’accord. Il faut croire que je vais encore être épuisée à force de sprinter.

Nafda et Dénou abandonnèrent la tribu Voshkin à sa partielle déliquescence. Tombés au combat, fauchés par surprise. Au-delà ces décès vivaient des responsables pour qui contrôler les montages d’Ordubie constituait la priorité. Engagée sur le sentier, trottant à bonne allure, maints frissons rythmaient l’avancée de l’assassin.

Ils ont versé le sang sans moi. Une erreur à compenser. S’imaginent-ils prendre le contrôle de ces montagnes par leur volonté d’unification ? Ruya semble si fidèle à sa volonté d’indépendance qu’elles assassinent les membres des clans refusant de se joindre à eux. Peut-être que mon intervention n’est même pas nécessaire.

Quelque part, pourtant, j’ai un rôle à jouer.

Deux minuscules silhouettes fendirent un décor gigantesque des dizaines de minutes durant. Moult chemins s’entrecroisaient entre les versants. Foulée après foulée, rapides mais prudentes tant le panorama était escarpé, terre ocre et herbe jaunâtre supplantèrent les pentes verdoyantes. Il régnait une certaine chaleur que compensèrent les rafales par leur fraîcheur et leur aigreur.

L’assassin s’immobilisa en explorant le contrebas du regard.

Dans la vallée s’étendait une troupe de plusieurs centaines de combattants. Des nomades se confondaient au sein d’un cercle de cèdres que traversait une rivière.

Hélas Nafda ne pouvait être bercée par le clapotis, car leur discussion s’apparentait à une cacophonie. Elle s’accroupit tout en s’assurant de la proximité de l’adolescente. Un sourire élargit ses lèvres à la vibration naissante de ses dagues.

— Voilà qui est intéressant, dit-elle en plissant les paupières.

— Et maintenant ? s’inquiéta Dénou, éreintée. Je n’arrive même pas à calculer combien ils sont ! Dès que nous serons repérées, nous serons exécutées ! Ils ne s’embarrasseront pas d’une quelconque capture, cette fois-ci.

— Soyons subtiles. Approchons-nous sans nous faire remarquer. Nous pouvons beaucoup apprendre juste en les écoutant.

— C’est trop dangereux !

— Manque de confiance en tes capacités ? Suis-moi sans un bruit.

Nafda s’engagea, toujours accroupie. Un grognement précéda l’acquiescement de Dénou qui l’imita alors. Elles contournèrent l’attroupement de leurs pas feutrés. Par une telle approche, elles identifièrent leurs adversaires comme leur environnement, portée par l’intensité du vent. Qu’ils soient aussi proches les uns des autres rend l’infiltration plus simple. Le problème, c’est que je ne peux éliminer personne sans être aperçue. Pierres, racines et feuilles mortes craquaient au contact de leurs semelles, si bien qu’elles ralentissaient à chaque fois, de crainte d’une discrétion dissipée.

Avisant des buissons agglomérés sous des rochers, Nafda apostropha Dénou, et ainsi elles s’y glissèrent toutes les deux. Elles obtinrent une large vue de l’armée à bonne distance depuis cette cachette, ce malgré la densité des cèdres. D’emblée elles reconnurent Ruya comme meneuse avec Assar à ses côtés. Bien protégée par tous ses suiveurs. Comment l’atteindre ?

— Répète un peu ça ! tonna Ruya.

Elle s’adressait à un jeune homme en face d’elle. Mains jointes derrière le dos, gouttes de sueur lustrant sa figure, il peinait à soutenir le regard de la cheffe.

— Phedeas est parti à l’est, rapporta-t-il. Avec toute son armée. D’après lui, tuer Bennenike est la priorité absolue.

— Mais c’est insensé ! rugit Ruya. Il avait promis de nous attendre.

— Parole rompue, donc. D’après lui, le recrutement des nomades au sein de ces montagnes est une diversion. Ça permet de créer un autre front qui attirera les armées des régions de Gisde, de Kishdun et de Nilaï.

— Il nous sacrifie sans même nous avoir prévenus ? Il a besoin de nous pour sa guerre ! Pourquoi diviser ses propres troupes ? Pourquoi nous trahir ? Ça ne lui a pas suffi d’abandonner deux mages que nous aurions pu recruter, il enchaîne les mauvaises décisions ?

— Eh bien… Vous vous souvenez de notre altercation avec les miliciens, non ? Il sait qu’ils sont bien plus nombreux que le groupe qui s’est entretué à cause d’un mauvais élément. Il craignait donc que s’ils s’alliaient avec l’armée, ça freinerait son avancée vers Amberadie. Évidemment, je ne suis pas un messager qu’il a envoyé pour vous prévenir. J’ai déserté.

— Et comment il va faire sans nous ?

— D’autres mercenaires recrutés, surtout venus du sud de l’empire. Il leur a promis une bonne place dans son nouvel empire, et apparemment, c’est une récompense plus substantielle qu’une poignée de myrs.

Ruya s’arracha les cheveux. Tapa du pied sur le sol. En d’autres circonstances, sa succession d’incompréhensibles injures aurait suscité l’hilarité parmi ses subordonnés, au lieu de quoi ils élevèrent leur voix contre Phedeas. Seule Nafda pouffait depuis son buisson. Pitoyable ! Elle croyait vraiment qu’il était digne de confiance ? Phedeas n’a pas trahi un amour, mais deux ! À croire qu’il le fait exprès… Ruya cogna un tronc à proximité, mais s’arrêta sitôt que la douleur se propagea dans ses phalanges.

— Je lui ai donné ma loyauté ! vociféra-t-elle. J’ai passé des semaines, des mois, à me vouer corps et âme à sa cause, et c’est comme ça qu’il me remercie ? Il m’a obligé à tuer des membres d’autres tribus juste parce qu’ils refusaient de se joindre à nous ! Ça ne m’a pas fait plaisir de les massacrer, loin de là !

Une autre salve d’insultes jaillit de sa bouche. Elle a des regrets ? Certaines tribus risquent de réclamer vengeance. Comment exacerber des tensions inexistantes auparavant… Elle criait tant qu’elle postillonnait à la figure du déserteur, lequel s’autorisa un mouvement de recul. Soudain des larmes humidifièrent sa cornée.

— Je l’aimais…, se dolenta-t-elle. Je l’imaginais déjà m’épouser, avouer à cette pimbêche d’Oranne que j’étais plus digne qu’elle, pour qu’elle finisse seule et malheureuse. Je m’imaginais déjà régner à ses côtés… Mais c’était une tromperie. Tout n’est que mensonge.

De la mucosité coulait de ses narines, si bien qu’une mage lui proposa un tissu pour se moucher. Ruya déclina et l’essuya plutôt du revers de la main. Quand les sanglots cessèrent de couler, elle se mit à héler les siens.

— Nous n’avons pas besoin de lui, trancha-t-elle. Il nous a dupés ? Trahissons-le aussi ! La famille Teos est souillée jusqu’à sa racine. Plus question d’aider qui que ce soit de cette lignée à accéder au titre suprême ! Quittons ces montagnes et agrandissons notre propre armée. Nous obtiendrons notre indépendance sans Phedeas !

Une incroyable clameur se propagea instantanément. Quel retournement de situation ! Un problème en moins, j’imagine ? Par ses simples gestes, Ruya amplifia la motivation de ses pairs, où s’entama une levée d’armes et une canalisation de magie. Un guerrier interpella néanmoins Ruya au milieu de cette effervescence.

— Et nos éclaireurs ? demanda-t-il. Ils doivent nous donner la position de la tribu Iflak !

— As-tu mal entendu ? répliqua Ruya. Nous ne sommes plus intéressés par ces tribus. Avec ce que nous avons fait, elles risquent même de détester la mienne… C’est pourquoi nous devons partir d’ici au plus vite. Ils nous rejoindront plus tard.

Plus de dissidence ni de contestation. Ruya dictait l’instruction et son armée la suivait. Ils se synchronisèrent sous ses impulsions, abandonnèrent leur occupation actuelle. L’impact de leurs foulées résonna sur toute la vallée tandis qu’ils s’éloignaient, bientôt conglomérés en une masse indistincte à l’horizon.

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