Chapitre 41 : Menace approchante (1/2)

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ORANNE


Moult odeurs s’entremêlaient au sein de l’auberge. Oranne subodorait que les murs lambrissés avaient été récemment repeints en orage, mais c’était surtout l’alcool qui empestait, avec la transpiration de sa clientèle. Parmi cette multitude d’hommes et de femmes autour de ces tables rondes, dans ce tintamarre de discordantes voix, la diplomate souffrait de déréliction. Ma place n’est pas ici. Je me sens mal à l’aise. Il aurait pu demander de me retrouver ailleurs, non ?

Un pied sur la table, un coude sur le dossier, Scafi balayait ses alentours. Il s’était vêtu d’une ample tunique ambrée par-dessous laquelle ses abdominaux saillaient encore. Et cet homme est célibataire ? Il est presque aussi beau que mon Phedeas ! L’ancien réfugié se détendit d’autant plus qu’une serveuse leur apporta leurs gobelets. Du sien seulement émana la typique odeur alcoolisée, alors qu’Oranne savoura plutôt un jus de raisins.

— Tu pourrais te détendre autrement, proposa Scafi.

— Non merci, déclina la marchande. Je ne me sens pas d’humeur pour de l’alcool.

— Dommage ! Peut-être que tu resteras la plus lucide de nous deux. Parlons des choses sérieuses, maintenant. Nous vivons une époque d’incertitudes.

Oranne acquiesça. Elle avala une lampée de son jus, et le goût fruité passa agréablement quand le liquide coula dans sa gorge. Pendant ce temps, Scafi continuait de s’imprégner des lieux, de se délecter du tintamarre qui leur prodiguait une once de discrétion.

— Tu es une habituée des soirées mondaines ! fit-il. Ce n’est pas assez chic pour toi, ici ? Il existe un monde en dehors du Palais Impérial.

— Je suis consciente de mes privilèges, concéda Oranne. Mais nous nous sommes réunis pour une raison différente.

Scafi se racla la gorge. Remettant ses pieds à terre, ses traits se raidirent tandis qu’il savourait son eau-de-vie à trop grandes gorgées.

— Assez de détours, donc ? lança-t-il. J’ai eu le temps de m’habituer. À faire quelques connaissances. À disséminer mes idées.

— Et donc ? se renseigna Oranne. Quelle est la position des citoyens vis-à-vis de leur impératrice ?

Des propos se perdirent dans l’hésitation. Scafi arqua les sourcils, s’épongea le front, puis se pencha davantage sur la table. Ceci ne présage rien de bon.

— L’avantage de vivre à Doroniak tant d’années, dit-il, c’est que la différence est d’autant plus frappante. Peut-être que cette cité était une exception, mais il y avait une claire défiance contre Bennenike. Ici, pas tellement… Mais ça te surprend ? Nous sommes dans sa ville ! Là où elle exerce ses pleins pouvoirs. Là où son culte bat son plein.

— Officiellement, oui ! rétorqua Oranne. Il m’est difficile de croire qu’il n’existe aucune opposition. Ils ont bien dû entendre parler de la façon dont elle a incarcéré les nobles de façon injuste ?

— Cette question divise. Pour certains, c’est justifié. Elle a perdu une amie, donc enfermer tous les suspects fait sens. Je reprends leurs termes, évidemment.

— Un raisonnement pragmatique… Ce combat est-il si désespéré ?

— Ne sois pas si défaitiste. Je ne suis qu’un citoyen moyen, à qui on a offert un logement pour de loyaux services. J’ai à peine quelques contacts avec les anciens réfugiés. Je dois nouer des liens, créer un réseau, et ça prend plus longtemps que ça.

— À t’entendre, je musarderais pendant que tu accomplis tout le travail.

Dès qu’il acheva son gobelet, Scafi examina son interlocutrice avec plus d’insistance, laquelle échoua à détourner les yeux.

— J’ai juste du mal à te cerner, confessa-t-il. Quel est ton but ? Pourquoi comploter contre ta propre belle-tante ?

— Certaines raisons personnelles ne peuvent être dévoilées. Elles importent peu. Tout ce qui compte, c’est que je suis une alliée.

— Je dois donc me fier à toi sur base de tes propres paroles ?

— Et sur mes actions. Pourquoi faire mes preuves alors que je ne suis pas le sujet ? Je prends déjà un risque en venant te voir. Bennenike ignore complètement ma présence. Trop occupée à assister au procès de Sayari, elle pense que je découvre les merveilles d’Amberadie.

— Admettons. Tu as donc le bien commun en tête ?

— Nous en sortirons tous gagnants si cette tyrane tombe.

— Pas ses soutiens. Ce que je crains, c’est une vindicte populaire. Je le répète : son culte est puissant.

Oranne s’enfonça sur sa chaise en déglutissant.

On couvre ses arrières, impératrice ?

Vous prétendez que le culte s’est développé malgré vous. Foutaises ! Vous êtes bien contente d’avoir une franche non négligeable du peuple qui vous soutient quelles que soient les circonstances. Des citoyens manipulés, persuadés d’être dans le camp du bien, constituent le meilleur rempart contre la vérité.

L’endoctrinement a fonctionné toutes ces années. Néanmoins, serons-nous capables de les persuader combien Phedeas sera un meilleur empereur ? Il a l’intelligence de rassembler du soutien avant son ascension au pouvoir, mais cela restera ardu…

— Toujours là ? demanda Scafi.

Son cœur rata un battement. Oranne s’agrippa sur le rebord de la table, retrouva le contact visuel avec son interlocuteur, quoique crispée.

— Je pense trop, dit-elle. J’en oublie notre conversation.

— Alors je vais être direct, répliqua l’ancien réfugié. Je pense que la subtilité ne marche plus.

— Pardon ? N’oublie pas les risques !

— Je les connais déjà. Que je sois discret ou pas, j’ai des ennemis. Autant assumer qui je suis et adopter une autre stratégie. Les faits doivent être énoncés hauts et forts au peuple s’il refuse de les écouter dans d’autres circonstances !

— Mais tu as le soutien de certains !

— Justement. C’était la première étape. Profitons de ma situation pour que je devienne le porte-parole des opprimés.

— Quitte à s’attirer les foudres du pouvoir ?

— C’est inévitable. Impossible de nous cacher dans cette charmante taverne indéfiniment.

Des tâtonnements assaillirent Oranne, pour qui la proposition demeurait surprenante. Il s’exposerait ainsi, rompant son appui à Bennenike si rapidement ? Il faudrait alors que je suive. Avec un tel accord, je serais révélée avant même l’arrivée de Phedeas. Je suis d’accord que l’impératrice doit être renversée. Mais pas encore : je dois temporiser. À son tour, elle finit le reste de son gobelet qu’elle déposa lourdement sur la table, avant de fixer Scafi avec intensité.

— Un compromis semble bienvenu, suggéra-t-elle.

— Je suis toute ouïe, accepta Scafi.

— Inconcevable de t’empêcher de changer de tactique ? Par pitié, attends au moins un peu ! Une fois que tu auras franchi cette ligne, il n’y aura pas de retour en arrière possible !

— Combien de temps ?

— Jusqu’à notre prochaine rencontre.

— Tu exiges beaucoup sans donner d’explications concrètes… Très bien. Ne t’avise pas de trahir ma confiance envers toi.

Lentement, la diplomate opina, se redressa de sa chaise et salua Scafi d’un geste hésitant. Elle fit alors volte-face malgré la perplexité de ce dernier.

Mais la voix persista tant qu’elle s’arrêta un instant.

— Cachée au milieu de l’ennemi, avertit Scafi. Prends garde où tu te trouveras lorsque la vérité éclatera. Bennenike possède une milice qui massacre des innocents par vagues dévastatrices. Elle n’hésitera pas à les utiliser si elle sent ses soutiens s’effondrer parmi la population. Ce serait dommage d’être une victime de sa colère, collatérale ou non, tu ne trouves pas ?

Oranne ne se retourna pas. Ni ne répondit. Ni n’y songea outre mesure.

Elle dans les denses mouvements humains du centre de la cité. Sans soupir, et nul râle, trop occupée à se frayer un chemin. Or ces visages défilaient et se confondaient. Des inconnus menant paisiblement leur existence. Qu’ils soutinssent l’impératrice ou qu’ils la haïssent, personne ne prenait position dans le tumulte, tant les aléas de leur propre existence importaient davantage. Mais parmi cette pléthore de citadins, un homme encapuchonné, équipé d’une broigne noire passa à vive allure.

Oukrech ? Non, je dois rêver. À moins qu’il prépare lui aussi quelque chose. Peu importe s’il affirme se battre encore pour la cause de mon fiancé. S’il préfère me réprimander, agir selon ses propres idées, qu’il ne se mette pas au travers de mon chemin.

À peine s’était-elle frottée les yeux qu’il avait disparu de sa vision.

Oranne haussa les épaules, puis chemina en direction du nord.

Sur le trajet du retour, curieusement impatiente à l’idée de rentrer au palais, elle marchait d’abord avec assurance.

Cependant, au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, ses nerfs se contractèrent, son front se lustra, et elle dut réprimer des tressaillements.

Scafi s’expose… mais moi aussi. Et si j’étais espionnée ? Et si des individus malveillants patientaient jusqu’au bon moment pour surgir d’une venelle et me poignarder à coups de surins ? Paranoïaque, moi ? Un excès de prudence n’a jamais tué personne !

Elle accéléré sa cadence malgré tout, toujours au centre des rues, à l’abri de toute agression. Pareille mesure s’écourta comme le Palais Impérial se découpa dans l’horizon : quelques minutes supplémentaires lui suffirent pour le rejoindre.

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