Chapitre 40 : Justice impartiale (1/3)

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FLIBERTH


À la nitescence zénithale s’étaient dévoilées les prémices d’une journée ordinaire. Cette couronne inscrite dans le ciel azuré prodiguait un éclat persistant dans ce quartier où les ombres fluctuaient, où ne cessaient de s’entasser les habitants. Perdus parmi cette collectivité, quelques individus ourdissaient contre un pouvoir plus important qu’eux.

Fliberth détaillait la foule depuis le coin de la rue. Des jeunes hommes et femmes contournaient les patrouilles des gardes à une allure pressée. Deux vieux mages, installés sur des chaises en paille, psalmodiaient en fixant le vide. Trois mères riaient comme leurs enfants jouaient ensemble le long de la rue, se couvrant contre le vent naissant.

L’épanouissement et la sérénité apparaissent comme des chimères. Toutes ces années loin de Thouktra, à protéger le reste de l’Enthelian, sans savoir ce que cette cité était devenue. Approchons-nous d’une résolution ? Je reste pessimiste.

Il n’avait pas entendu les nombreux appels, aussi son épouse attrapa son avant-bras. Fronts et paupières se plissaient sous le poids des émotions même si elle gardait la tête et les épaules voûtées.

— Mon amour, nous devons y aller, rappela-t-elle.

— Malgré tous ces jours passés ici, songea Fliberth, je ne m’y habitue pas. Ils se promène dans la crainte que ce soit leurs dernières heures de liberté. Les gardes trouveront n’importe quel prétexte pour les incarcérer.

— Nous œuvrons afin d’empêcher ça.

— Oui. Je sais que tu étais censée me rassurer, mais mes espoirs restent minces.

— Ne manquons pas à nos responsabilités. Depuis que Saulen a quitté la ville, nous sommes responsables de Lysau. Rejoignons-le maintenant.

— Bien sûr. Optimiste ou pas, je poursuivrai le combat.

De l’insistance de Jawine découla l’acceptation de Fliberth. L’envie leur brûlait de se tenir la main au sein des allées, mais ils s’abstinrent pour les besoins de leur mission. Ils emboîtèrent le pas de Zech et Janya qui se dirigeaient vers le centre de Thouktra. Nous savons encore si peu d’eux, surtout de Janya. Priorité à la mission, je suppose ? Allée après allée, ils se concentrèrent sur leur objectif, progressèrent sans piper mot en dépit de leurs interrogations. Jamais ils ne relâchèrent leur vigilance. Lysau, toujours cloîtré chez lui, nous donne rendez-vous à une bonne distance de marche. C’est vrai qu’il commence à se sentir mieux.

À leur arrivée, le vieil homme les attendait, exactement comme il l’avait annoncé.

Chevelure nouée en chignon, vêtu d’un chemisier en coton, Lysau n’était plus recroquevillé sur lui-même. Il se dressait au centre des statues, mains jointes derrière le dos, et accueillit ses amis armés d’un fier sourire. De quoi dilater leurs pupilles au moment où ils s’engagèrent sur cette place.

— Vous avez la forme ! complimenta Zech.

— Ça fait plaisir de vous voir en meilleure forme ! s’écria Janya.

— Ma maladie disparaît, déclara Lysau. Je ne m’étais guère aperçu combien elle me rongeait. Si affaibli, j’étais devenu l’ombre de moi-même. Cette période est révolue.

— Vous savez quelle était sa nature ? demanda Jawine.

— Si seulement ! Les choses seraient grandement simplifiées. Je dois me contenter de maigres hypothèses, et encore, ce serait une perte de temps. Nous avons plus urgent.

— Voilà pourquoi vous nous avez appelés ? Je nous pensais en sécurité dans l’enceinte de votre demeure.

Un froncement de sourcils, et Lysau se mura dans le silence. Il alla vers la sculpture porteuse de l’épée afin d’en effleurer ses écritures. Accroupi, comme connecté avec la structure, il médita une minute durant. Il sursauta au toussotement de Fliberth et le soupir de Janya, comme si son cœur avait raté un battement.

— Soyez délicats ! s’exclama-t-il. Je ne voudrais pas émettre une remarque terriblement redondante sur l’impatience de la jeunesse…

— C’est que le temps presse…, souffla le capitaine.

— Parce que ma stratégie atteint ses limites ? Oui, j’en suis conscient. C’est déjà un miracle que Vatuk ne se soit aperçut de rien. Ces derniers jours, j’ai réfléchi à une nouvelle approche pour protéger notre communauté.

— Et vous préférez en parler ici, dans un lieu public ? s’étonna Jawine.

— Je n’ai plus peur.

— Peur ou pas, nous prenons un risque ! signala Janya.

— Si c’est votre principale préoccupation, j’ai bel et bien un plan pour assurer l’avenir des mages de Thouktra. Qu’ils soient originaires de l’Enthelian, de la Belurdie, de l’Empire Myrrhéen, ou d’ailleurs, leur union est la clé de notre réussite. Jusqu’à présent, nous avons agi de façon défensive. Accompagnez-moi, je vous expliquerai les détails en chemin.

Fliberth, Jawine, Janya et Zech suivirent Lysau, lequel s’engageait sur une rue vers l’ouest. J’éviterais aussi le commentaire sur le vieux sage qui s’exprime indirectement. Il est notre guide, et sûrement celui qui accueillera l’esprit d’Emiteffe. Ils formèrent un petit groupe paré à se baguenauder dans les profondeurs de la cité, forts de l’enseignement de cette culture inscrite dans la pierre.

Des hennissements retentirent.

Des lames furent dégainées.

Piégés au centre de la place, ils aperçurent les ombres des montures grandir à mesure qu’elles fondaient le pavé. Une vingtaine d’inquisiteurs les encercla sous leurs yeux ébahis. Fliberth, Zech et Janya eurent beau défourailler, Jawine eut beau canaliser sa magie, trop d’oppositions étaient coalisées pour une résistance efficace.

Un visage familier apparut par surcroît.

D’une main, Godéra Mohild flatta l’encolure de son cheval. De l’autre, elle adressa un signe à trois des siens, et ils descendirent de leur selle. Elle les imita à brûle-pourpoint, se réceptionnant avec grâce sur le sol, avant de brandir son arme. La pointe luisait par-devers un groupe désemparé et un sourire acéré complétait la provocation. Pas elle, pas encore…

— Qui avons-nous là ? ironisa-t-elle. Un petit vieux, qui par miracle tient encore debout. Un garde soumis à la dégénérescence magique, accompagnée de sa chère et tendre. Et enfin, un traître doublé d’un idiot.

— Et moi, alors ? répliqua Janya.

— Une fausse inquisitrice sans intérêt ni personnalité.

Une provocation prompte à énerver quiconque. Aucune négociation n’est possible avec elle ! Tant Janya et Fliberth étaient prêts à riposter, mais des tremblements se transmirent jusqu’à eux Un soupir résonna à travers toute la place : Zech s’agenouillait, mains derrière la tête, à côté de la perplexité de ses camarades. Il renonce déjà ?

— C’est fichu, murmura-t-il. Ils sont en surnombre. Vous vous souvenez des dégâts que Godéra a commis la dernière fois ? Cette femme me terrifie.

— Il faut surmonter nos peurs, déclara Janya. Se battre ou mourir.

— Relève-toi, bon sang ! réprimanda Jawine. Si nous reculons à chaque fois devant, nous ne la vaincrons jamais ! Racontons plutôt à nos subordonnés comment elle s’est servie des siens pour nous attaquer !

Godéra se gaussa si fort que son rire s’avéra contagieux. Tans d’hommes et de femmes dominaient depuis leur hauteur, devant des citoyens rassemblés pour assister à la scène, si bien que nulle échappatoire ne se manifestait. Une telle intimidation de la cheffe encouragea Fliberth à se rétracter tout de go.

— Ils me sont loyaux, se targua-t-elle. La scission de l’inquisition n’était qu’un malheureux incident. Un sinistre épisode d’un passé révolu.

— Je peine à suivre, admit Lysau. Vous êtes la cheffe de l’inquisition ?

— Ce n’était pas assez évident ? Vous êtes sénile, Lysau.

— Quel courage de s’en prendre à un vieil homme ! critiqua Jawine. Et puis, comment êtes-vous parvenue ici ? Du sud de l’empire au nord de l’Enthelian, et maintenant vous avez chevauché jusqu’ici ?

— Bien évidemment. Vous m’avez assez agacé ainsi avec vos assauts surprises. Vous pensiez que ma riposte était un acte isolé ? Soyez avisés que je me suis préparée. Une petite alliance de scellée avec Vatuk, et les mages subissent enfin ce qu’ils méritent ici.

Grinçant des dents, Fliberth saisit le poignet de sa partenaire, sans quoi elle aurait libéré sa magie. Des chuchotements la gardèrent immobiles, ce même si elle vibrait de tout son être, et contenait ses invectives à l’intention de Godéra. C’était ce que nous craignions. Ils se regroupent pour faire face à nos propres coalitions. Un dirigeant implacable accompagné d’un bras armé sanguinaire… Fliberth resta en tête du groupe bien qu’il déglutît.

— Vous avez donc rencontré Vatuk, dit-il. Vous vous référez à lui, quitte à perdre votre rôle de meneuse ?

— Je dirige très bien, répliqua Godéra. À ma façon. J’établis les rangs, et je surgis au moment où ma lame est utile. Comme dans ce cas précis. Devant moi se trouve un lot extrêmement intéressant.

— Et quoi ? Vous allez nous arrêter ? Pour quel motif ? Votre inquisition n’a aucune autorité ici !

— Quelle naïveté. Vatuk m’a accordé des pouvoirs particuliers. Il existera toujours un motif pour arrêter des mages. Trouble à l’ordre public. Conspiration contre le chef de Thouktra. Oui, c’est aussi spécifique.

Lysau jeta un coup d’œil mélancolique vers ses compagnons, puis il s’avança, bras parallèles au corps, paupières affaissées. Aviser sa progression agaça Godéra qui claqua des doigts : ses trois principaux inquisiteurs braquèrent leur épée vers lui. Il s’expose au danger ! Assurance n’est pas témérité. Néanmoins le mage demeurait insensible.

— Je craignais l’arrivée de ce jour, se confia-t-il. J’ai été trahi, n’est-ce pas ?

— Quel sens de la déduction ! ironisa Godéra. Rien que pour vous laisser dans la frustration, je ne dévoilerai pas l’identité de cet espion. Toujours est-il que le résultat sera le même : incarcérés car vous représentez des dangers.

— Je ne regrette rien. Je me suis engagé à sauver des vies et je m’y tiens.

— Cette constance forcerait l’admiration si ces vies en valaient la peine. Mais en relâchant des mages dans la nature, vous mettez en danger des innocents.

— Vous êtes convaincue par vos fadaises, n’est-ce pas ? C’est bien malheureux. Toute mon existence, j’ai lutté contre des gens comme vous. J’étais persuadé que ce type de pensées finirait par disparaître. Mon excès d’optimisme m’a rattrapé ces dernières années.

Est-ce qu’il essaie de gagner du temps ? Jawine tenta d’intervenir, mais son mari l’en empêcha une fois encore, tandis que Janya se crispait davantage. Face à des inquisiteurs aux nerfs tendus, Lysau privilégiait la quiétude : ses tressaillements se faisaient à peine perceptibles.

— Vous avez fini votre petit discours ? fit Godéra. Dois-je demander à mes inquisiteurs d’applaudir ?

— Oui, c’est terminé, affirma Lysau.

— Parfait ! C’est que vous semblez en forme. Remis de votre maladie ?

— Il semblerait. Quoi qu’il en soit, je présage les prochaines étapes. Vous allez nous enfermer, nous interroger, nous contraindre à avouer où se trouvent nos alliés en dehors de Thouktra. Mais nous ne cèderons pas.

— Certains éléments sont corrects. Juste un petit détail omis : Vatuk m’a confié une instruction spécifique vous concernant, Lysau. Vous êtes trop dangereux pour rester en vie.

Godéra décapita Lysau.

L’épée avait esquissé une large courbe. Jaillit un geyser de sang qui gicla du cou, vola la tête en parabole sur plusieurs mètres. Le tronc s’écroula sur une mare vermeille comme les alentours du mage étaient éclaboussés. Sous la satisfaction des inquisiteurs, sous les hurlements d’autrui, Lysau Diasan avait succombé sans la moindre souffrance.

Mais guère en paix avec ses accomplissements.

Des gouttes de fluide vital glissaient sur les joues de Fliberth. Le sang de notre guide. Fauché sans la moindre raison. Il n’a pas eu le temps de voir sa fin. Il s’était figé, comme secoué de sanglots, le teint plombé. Tout le contraire de son épouse à plein poumons. Quand la magie s’échappa de ses paumes, elle fut aussitôt déviée, et une paire d’inquisiteurs la plaqua à terre. Morsures et coups de pieds ralentirent juste l’inévitable : en quelques secondes, elle se retrouva ligotée aux poignets. Il lui est impossible de canaliser, désormais. Si seulement une matière capable contenir le flux magique n’avait pas été élaborée !

Janya ne résista guère longtemps non plus. Estoquer et mouliner de son épée étaient futiles, tant elle était submergée par ses adversaires. Projetée à terre, réduite à l’impuissance, elle étouffa un cri en chutant face à l’adversité.

Godéra essuya son épée en sifflotant, nargua ses opposants. Sitôt qu’elle l’eut rengainé, elle marcha sur la dépouille de Lysau et toisa la mage.

— Vatuk n’a rien dit sur toi, déclara-t-elle. Tiens-toi tranquille et peut-être que tu garderas le droit de respirer.

— La ferme, enfoirée ! injuria Jawine. Ça ne t’a pas suffi de torturer mes homologues et en massacrer d’autres ? Tu décapites un vieil homme qui s’est rendu ? Tu te crois invincible ? Un jour, la réalité te rattrapera.

— Tu me tutoies, maintenant ? C’est presque adorable. Mais je déteste être infantilisée. Je me remettrai de tes insultes. Vatuk aimerait s’entretenir avec vous. Ne le faisons pas attendre, voulez-vous ?

Elle héla ses compagnons qui ligotèrent aussitôt le garde et les inquisiteurs. C’étaient des liens ordinaires, quoiqu’assez serrés que pour gêner la circulation du sang. Résignés, moroses, les prisonniers se conformèrent aux beuglements des inquisiteurs qui les placèrent sur leurs chevaux. Ils partirent au trot hors de la place, cornaqués vers la figure d’autorité suprême.

Et le cadavre de Lysau était abandonné, fragile silhouette étendue aux pieds des stèles.

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