Chapitre 38 : La fin du voyage (2/3)

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La cité portuaire s’étendait sur chaque rive. Des constructions en pierre anthracite surprirent les arrivants par leur faible hauteur et leur toit plat. Elles se succédaient, se ressemblaient dans un ensemble homogène que trahirent quelques bâtisses plus hautes, dont les sommets s’incurvaient en forme et nuances plus extravagantes. Fourmillées par centaines, dépourvues de façades, elles limitaient les larges rues pavées d’un dallage rectangulaire.

Terne, mais organisé. Bien sûr, nous n’avons qu’un aperçu limité de la ville pour l’instant, mais cette ressemblance entre les maisons indiquerait-il quelque chose ? Ou bien je réfléchis trop. Pour l’instant, je dois juste espérer que nous serons bien accueillis.

À proximité directe de la terre, ils identifièrent plus de détails. D’ordinaire les bâtiments le long des digues exposaient leur contenu à travers de grandes baies vitrées, or les fenêtres étaient petites et dispersées. Nulle végétation n’égayait les allées par surcroît, en opposition avec la forêt de leur arrivée.

Mais surtout, ils avisèrent combien il bouleversait une société. Qu’ils se baguenaudassent, qu’ils accomplissent leur métier ou qu’ils allassent acheter des denrées, les citoyens cessèrent toute activité. Ainsi les réfugiés devinrent source de murmures, de chuchotements et d’interjections. Forcément, je ne comprends rien à ce qu’ils racontent, cela dit… Craignant le pire, Jizo se tourna vers Larno aux traits plissés et à la bouche grande ouverte. Ha oui, c’est clair. S’habitueront-ils à notre présence ?

— Quoi qu’il arrive, annonça Irzine, laissez-moi négocier. Nous allons bientôt accoster.

Même si ses propos se confirmèrent, les quelques minutes restantes à voguer sur le fleuve parurent interminables. Jizo chercha à mieux connaître les habitants durant cet intervalle, fût-ce au travers d’un prompt coup d’œil. Il échoua de prime abord à aviser l’uniformité, tant leurs tenues s’avérèrent diversifiées. Vestes carminées en velours, chemises froncées au col noir, pourpoint à laçages dorés, bustiers en cotons avec broderies abondaient avec les tuniques à galons et les tablars à capuches qu’accompagnaient ceinturons en cuir, pantalons ou bandes à molletières. À la lueur de cette ville, la plupart des citoyens possédaient la peau ivoirine et des yeux azurs, à l’instar de Larno, quoique quelques profils s’en distinguaient. Il paraissait très fréquent de tresser les cheveux, en particulier s’ils étaient clairs, tandis que certaines figures et poignets se paraient de tatouages. De même que les femmes tenant la main de plusieurs hommes. Conformément à ce qu’Irzine nous avait racontés. Il faut s’habituer à ces différences culturelles. Mais j’ai quand même hâte de connaître certaines choses…

Ils aperçurent finalement les plateformes le long desquelles s’étaient déjà amarrés deux de leurs navires. Puisque nulle protestation ne semblait émerger du tintamarre, ils conclurent qu’ils étaient les bienvenus. Gabares et jonques occupaient une partie de cet espace, toutefois leur bateau parvint à se frayer une place, et bien vite purent-ils enfoncer l’ancre.

Cependant, les réfugiés ne regagnèrent guère de suite la terre ferme. Des centaines d’habitants s’étaient rassemblés de part et d’autre de la digue. Enfants juchés sur les épaules de leurs parents, gardes circonspects avec une main sur leur pommeau, passants jetant un coup d’œil furtif et pestant aussitôt contre l’obstruction de passage. Il était ardu de discerner une figure d’autorité parmi eux.

Aucun autre choix que d’attendre, donc. L’un après l’autre, ils balayèrent leur environnement, cherchèrent quelqu’un à qui se référer. Alors que Jizo et Nwelli se consultèrent, sourcils froncés et mains jointes, Irzine bondit par-dessus le bastingage. En voilà une plus pressée que nous ! Après toutes ces semaines, patienter un peu plus ne devrait pas nous déranger.

Une troupe de gardes rappliqua subitement. Là où leurs homologues s’attifaient de simples brigandines, courtes épées luisant à leur ceinture, ils se pavanaient dans un attirail bien plus complet. Une armure d’acier intégrale couvrait de la tête à leurs pieds. Ainsi un casque avec visière surmontait leur gorgerin et leurs bottes à hauts talons s’achevaient en pointes. Tous étaient armés d’une lance et leur poitrine était frappé d’un écusson bleu, où resplendissait le symbole d’un marteau par-dessus un trèfle.

La femme à leur tête ôta son heaume. Transpercèrent alors ses iris dorées et son nez étroit inscrits sur une figure carrée de carnation pâle. Ses cheveux mi-longs, teintés de quelques mèches grises, étaient légèrement bouclés près de leurs pointes. De grande taille, sa stature n’était pas en reste, comme découlait la comparaison avec Irzine juste en face d’elle. Elles s’échangèrent un intense regard sous la circonspection des réfugiés.

Elles se connaissent ? Non, ça paraît tellement improbable ! Les premières personnes que nous rencontrons ici auraient déjà un lien avec Irzine et Larno ! Pourtant ils vivaient coupés de la société, à moins que…

La femme masquée et la garde s’entretinrent, bien que l’apparence de la première révulsât la dernière. Une telle conversation échappait à la majorité des réfugiés, peu importait combien ils tendaient l’oreille. Seul Larno faisait d’office d’exception à l’aubaine de ses grimaces. Observer ses traits se distordre coûta à Jizo sa subtilité, comme ses doigts se crispaient sur le bastingage.

Irzine fit signe à ses compagnons. D’abord son cadet, puis Jizo, Nwelli et Taori la rejoignirent, obligés de s’écraser face à l’aura de ladite garde. Laquelle approcha la lance de la tête de Larno, qui écarquilla aussitôt les yeux.

— Continuons en myrrhéen, dit-elle avec un accent guttural, si cela te chante. Voici donc ton petit frère ? Il a bien grandi !

Irzine dégagea l’arme avec brutalité. Je suis complètement largué… Et je ne suis pas le seul…

— Pas touche à mon frangin, pigé ? rugit-elle.

— Très bien, très bien ! dit la femme. Ton masque n’est pas joli, mais il est pratique pour effrayer ! En tout cas, c’est un groupe très varié qui vous accompagne. Une myrrhéenne, une dimérienne et… un mélange de plusieurs ascendances ?

— Ma mère est dimérienne et mon père est skelurnois, précisa Jizo.

— Oh, intéressant ! C’est rare d’entendre parler de ce pays. Quoi qu’il en soit, nous avons plus d’habitants d’origine myrrhéenne que dimérienne. J’imagine que nous trouverons de la place pour tout le monde. Ma chère Irzine, comme tes camarades ont l’air perplexes, peut-être que tu pourrais leur raconter.

Toute l’attention se focalisa sur Irzine. Elle était si occupée à frotter la plateforme de ses pieds qu’elle laissa le silence s’éterniser.

— Je n’ai pas été totalement honnête, avoua-t-elle. Je crois qu’une présentation résumera très bien : cette femme en face de nous est Cynka Andanne, capitaine de la garde royale.

— De la garde royale ? fit Jizo. Mais ça veut dire que…

— J’ai menti. Larno et moi ne sommes pas des anonymes inexistants de cette société. Enfin, ça a commencé autrement. Mes parents étaient au service de la famille royale. J’ai hérité de leur rôle alors qu’ils sont morts prématurément.

— Mais tu avais dit que votre père était pêcheur, et votre mère bûcheronne !

— Vrai, en partie. Tout comme la façon dont ils sont morts. La nuance est qu’ils accomplissaient ces métiers au service de la famille royale.

Jizo et Nwelli se consultèrent d’un air renfrogné. Ça change tout… Je ne peux plus les considérer de la même façon.

— Larno grandissait, reprit Irzine, et j’ai réalisé très vite que ce n’était pas une vie pour lui. J’ai demandé une faveur à la reine Lefrid et elle me l’a accordé : elle m’a offert une maison, bien loin de toute ville, où nous serions tranquilles, où je pourrais l’élever. Vous savez comment ça s’est terminé…

— Mais alors… Larno a été kidnappé à cause de votre lien avec la famille royale ?

— Pas sûr, car jamais ils n’ont demandé de rançon. Mais la possibilité n’est pas à écarter.

Des ondes de stupeur se propagèrent au sein de la foule. Nwelli plaqua sa main contre sa bouche et se réfugia auprès de Jizo pendant que Taori s’enquérait de Larno qui n’avait pas quitté son aînée du regard. En retrait, craquant ses doigts, Cynka la fixait aussi continûment.

— Tu aurais pu nous prévenir, signala-t-elle. Larno, kidnappé… Heureusement qu’il n’a rien !

— Nous avons traversé de nombreuses épreuves, se confia Irzine. Au départ, je souhaitais juste massacrer ses ravisseurs et le ramener sain et sauf sur les îles Torran. Ça a pris plus de temps que prévu. Plus quelques personnes croisées en chemin.

— J’adore tes euphémismes. Ils sont des centaines ! Toi qui es de nature solitaire, Irzine, ça m’épate !

— Nous sommes des rescapés de la bataille de Doroniak.

Mains sur les hanches, paupières plissées, Cynka parcourut les navires des yeux. Dès qu’elle eut terminé, elle inspira et haussa les épaules, bientôt revenue à hauteur du plus restreint nombre de représentants.

— Les rumeurs racontaient la vérité, dit-elle. Voilà une sombre tragédie… Il y a des mages parmi vous, pas vrai ?

Taori hocha du chef, et aussitôt Cynka lui flanqua un coup de coude à la surprise de tout un chacun. Comme elle se courbait, Jizo se sentit crisper, d’autant que Vouma déployait un sourire malaisant. Comment ose-t-elle ?

— Chers mages, vous êtes en sécurité ! se vanta Cynka. Ici la magie ne revêt aucun statut particulier. Elle existe, et vous êtes libres de l’employer sans être jugés !

— C’est bon à savoir…, murmura Taori, quoiqu’hésitante.

— Concernant votre accueil… Ça nous exigera pas mal de ressources. Bien sûr, avec cette loi douteuse, les îles Torran ont vaincu leurs problèmes de surpopulation. Reste à trouver des logements ou à en construire, tout en s’assurant qu’en échange ces nouveaux arrivants contribueront au développement de notre société. Mais la spécialiste de ces problématiques, c’est Lefrid, pas moi.

— Vous voulez qu’on s’entretienne avec elle ? demanda Irzine. Elle est sûrement à Idramir, à des centaines de kilomètres d’ici !

— Elle l’est, en effet. Et alors ? Nous avons des chevaux, et même si vous ne savez pas les contrôler, nos gardes vous guideront.

— Mais qui vous accompagnerait ? demanda Nwelli.

— Vous cinq, bien sûr. Vous êtes les représentants de ces réfugiés, n’est-ce pas ?

— D’accord, mais que deviendront-ils en attendant ?

— Bah, c’est de la responsabilité de Neledeth, non ? Ils seront probablement pris en charge. Pour une réponse définitive, pas de temps à perdre ! Plus tôt nous arriverons à Idramir et plus tôt leur avenir sera prospère.

Cynka décocha un sourire et revint auprès de ses gardes, à qui elle murmura quelques instructions dans sa langue. Les propos s’achevèrent en un claquement de doigt, après quoi ses subordonnés s’approchèrent du groupe.

— Et nous prenons vos armes, ajouta-t-elle.

— Pourquoi ne pas nous avoir prévenus plus tôt ? demanda Larno.

— Déjà, tu es un gosse, tu n’aurais jamais dû en porter une. Et puis, même si vous la connaissez, personne en dehors de ses propres gardes n’a le droit de la voir armée. Elle est la reine d’Ymaldir Hadoan, après tout.

Si Larno porte une épée, c’est parce qu’il n’avait pas le choix de se défendre… Jizo soupira, Irzine grogna, mais tous deux finirent par obtempérer, à l’instar de leurs compagnons. À peine eurent-ils le temps d’informer les réfugiés qu’ils se retrouvèrent embarqués pour la suite de leur voyage. Dans cet enchevêtrement de rues attirèrent-ils le regard des citoyens puisqu’au centre de leur escorte : les lames pouvaient arrêter de tremper, la pâte pouvait cesser de cuire, les fruits pouvaient attendre avant d’être vendus. À Doroniak, nous parvenions à nous fondre dans la masse. Pas de panique, Jizo, c’est juste le premier jour. Nwelli et Taori optèrent pour baisser la tête en lieu et place de répondre à leur curiosité. Seule Vouma se permettait d’admirer la foule, consciente que nul ne la verrait.

Ils atteignirent l’écurie où ils empaquetèrent leurs affaires et sellèrent les montures. Plusieurs minutes seulement et le groupe abandonna Neledeth vers d’autres horizons, rythmés par les hennissements des chevaux.

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