Chapitre 34 : Changement inopiné (1/2)

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FLIBERTH


Nous nous retrouverons, tôt ou tard.

Fliberth et Jawine ne cessèrent de contempler le vide derrière eux. Les objectifs avaient été établis au grand dam de leur lien. Ils avaient consacré des minutes entières à se blottir dans les bras de Vendri, laquelle promit justice et retrouvailles en bonne et due forme. Le couple ne comptait plus combien de jours s’étaient écoulés depuis cette séparation, mais ils se remémoraient chaque regard, chaque sourire, chaque larme.

Une situation dramatique appelle à des décisions uniques. Nous avons déjà perdu tant d’amis, donc même séparés, nous resterons unis. J’aurais juste souhaité que Vendri vienne avec nous. Il faut croire que nous formons un autre quatuor. C’est sans mentionner Hatris.

Zech et Janya voyageaient avec une endurance qui suscitait l’admiration. Ni l’aridité des plaines à l’herbe jaunie, ni les sinuosités des chemins ne furent en mesure de les ralentir. Seule leur relative méconnaissance de la contrée les contraignait à se référer au garde et à la mage. Toutefois Zech comblait le silence par ses anecdotes de sa vie d’inquisiteur, des paroles auxquelles ses compagnons se suspendaient, tandis que Janya se révélait peu loquace. Des remords pèsent dans son discours, même lorsqu’il évoque sa transition chez les modérés. Il pense ne pas avoir fait assez ? Pourtant commencer par s’opposer aux mages pour ensuite les aider est un accomplissement en soi !

Ils longèrent la frontière avec la Belurdie à un rythme soutenu, fendirent des steppes dominées par des cormiers, traversaient des ponts délabrés par-dessus des rivières au doux écoulement. Après des journées à se diriger vers le sud, ils bifurquèrent en direction de l’ouest, et ainsi côtoyèrent-ils des régions davantage habitées. À l’adoucissement du climat s’accrut l’humidité comme se déploya une verdure plus étendue. Baies, glycines et clématites décoraient un paysage baigné dans une atmosphère auxquels juste quelques oiseaux contribuaient. La région de Vierla n’a pas volé sa réputation : la chasse et le braconnage ont privé ces paysages de vie. Comment repeupler ces grandes combes ?

Contourner des fermes raviva d’autres réminiscences chez le couple. Pour maximiser leur discrétion, ils ne pouvaient demander le logis dans ces villages. Ce serait si agréable d’oublier notre devoir, ne serait-ce qu’un poigné d’heures. S’allonger sur la paille, au milieu des granges, en se moquant bien de l’odeur. Juste à rire, juste à profiter de nos existences, en pleine insouciance. C’était avec un soupir de regret que Fliberth et Jawine s’éloignaient de ces chaumières au-dessus desquelles s’exhalait une fumée grisâtre. Au-delà des moulins et des prés où paissait le bétail s’entrecroisaient des sentiers creusés des passages des sabots et des chariots.

La canopée leur révéla leur proximité avec Thouktra. Aussitôt parvenu à sa lisière, le groupe s’imprégnait de cet air si particulier, immergé sous les inaccessibles nuances smaragdines. Il régnait une brillance tamisée que les feuilles ovales engendraient par leur densité. Aux pieds des écorces grises et lisses, au milieu des plantules, moult champignons bariolaient les bords du sentier. Hoquetant de joie, Jawine ne put s’empêcher d’en ramasser un, le faciès illuminé comme ses doigts maintenaient le pédoncule.

— Tu te rappelles de nos cueillettes aux champignons ? évoqua-t-elle.

— Comment oublier ? répondit Fliberth avec un large sourire. Vendri nous réveillait toujours en hurlant à ma fenêtre, quitte à ce que ma mère la semonce ! Nous passions des heures à nous perdre cette forêt, à collecter le plus de spécimens possibles… C’était l’époque où notre plus grande peur était d’être empoisonné.

— L’époque de l’insouciance… Parfois, j’aurais aimé que notre jeunesse dure pour l’éternité.

— Moi aussi…

Zech toussota, Janya fronça les sourcils, tous deux interpellèrent le couple par de grands gestes de la main.

— Loin de moi l’envie d’interrompre cette scène, se permit Zech. Pour citer Hatris, elle dit que vous êtes mignons. Mais les murailles sont en vue.

— Et elles ont l’air impressionnantes, nota Janya. Je comprends mieux pourquoi vous êtes nostalgiques de cette cité.

Fliberth et Jawine obtempérèrent, non sans s’empourprer au passage. Les murailles déjà visibles d’ici ? Comment est-ce possible ? Je croyais que…

Le capitaine s’en retourna à la tête du quatuor, désireux d’effacer ses doutes. Or, après avoir franchi une nuée d’hêtres, il réalisa que l’inquisiteur ne se fourvoyait pas. Lui comme son épouse se figea face à la hauteur des remparts. Deux principales couches de pierre ocre se superposaient, et surmontaient des courtines entre des tours anthracites, dont les murs se paraient d’une coloration verte grâce aux lierres.

— Combien de temps nous nous sommes absentés ? s’étonna Jawine. La dernière fois que nous sommes venus, nous apercevions encore les toits des habitants d’ici !

— Quelqu’un a renforcé la protection de la cité en notre absence, dit Fliberth. Mais qui ? Et pour quelle raison ? Thouktra n’a jamais eu à se soucier d’une quelconque invasion !

— Vatuk Locthor, devina Zech. J’ai le pressentiment qu’il ne sera pas notre ami. Nous allons vite le découvrir.

— Gâcher une si belle cité, grogna Janya. Il va avoir des comptes à rendre.

Je n’encourage pas de suivre la voie de ses parents, mais il aurait dû reprendre l’auberge de son père. À peine eurent-ils achevé de se consulter, tâtonnant dans la clairière, qu’ils se heurtèrent à une agglomération de gardes. Ils formaient les rangs par-devers l’entrée principale, matérialisée sous forme d’une porte mordorée et hérissée. Femmes et hommes engoncés dans des broignes cloutées en cuir, avec un écusson azur barré d’ivoirin, épée ou hache en fer accrochées à leur ceinture en bronze. Deux silhouettes familières émergèrent parmi eux.

— Vous ? fit un garde. Après tout ce temps ?

Un homme grand, de carrure charpentée, dont la barbe hirsute striée d’anneaux mangeait ses joues. Une femme un peu plus petite, au gabarit fuselé, dont les taches de rousseur renforçaient l’intensité de ses iris émeraudes. Leur chevelure de feu se dissimulait sous leur heaume conique, néanmoins demeuraient-ils reconnaissables, si bien que Fliberth et Jawine les saluèrent guillerettement.

Derrière cillait un inquisiteur perplexe.

— J’imagine que vous les connaissez, dit-il en arquant les sourcils.

— Évidemment, j’ai été garde de nombreuses années à Thouktra ! précisa Fliberth. Zech, Janya, je vous présente Carrice et Sharic, de vieilles connaissances !

Janya et Zech leur serrèrent amplement la main, quoique les gardes manifestèrent davantage de dynamisme. Toujours fidèles à eux-mêmes, ça fait plaisir ! Sharic et Carrice s’écartèrent du principal groupe de gardes, et arborèrent un sourire jusqu’au moment où leur attention se perdit au-delà des murailles.

— C’est un immense plaisir de vous revoir ! s’ébaudit Carrice. Seulement… Ce n’est peut-être pas le bon moment.

— Je n’aime pas cette insinuation, murmura Jawine. Alors nos craintes sont fondées. Qu’a fait Vatuk en plus de renforcer les remparts ?

— Beaucoup de réformes, rapporta Sharic. Impossible de toutes les lister. Mais au contraire de la plupart des autres gardes, on ne les aime pas trop.

— Nous étions un peu renseignés avant d’arriver ici, expliqua Fliberth. Étant investis d’une mission importante, nous ne pouvons pas reculer et sommes conscients. Disons que nous nous sommes beaucoup exposés à la violence, ces temps-ci.

Le couple se rembrunit à l’instar du duo de gardes. Nous nous reconnaissons en dépit des circonstances. C’est déjà bon signe. Alors que Fliberth se trouva incapable de poursuivre la conversation, Carrice lui flanqua une forte tape sur l’épaule.

— Avec nous, vos secrets sont gardés ! s’exclama-t-elle. Autant préconiser l’honnêteté quand on vit dans un monde de mensonges et d’hypocrisie. Mais assez de faux détour. J’imagine que vous voulez plus de détails quant à la situation ?

Tous opinèrent à l’unisson.

— Très bien, concéda Carrice en s’éclaircissant la gorge. Au début, quand Vatuk a été élu à la tête de Thouktra, il n’y avait pas vraiment de différences. Les changements ont été progressifs avant de perdre en subtilité. Des quartiers entiers ont été réaménagés ! En une phrase claire : soyez discrets.

— Je crois avoir décelé ce que tu n’oses pas dire, fit Jawine. Vatuk est opposé aux mages, n’est-ce pas ?

Les deux gardes se pincèrent les lèvres.

— Il tente de les séparer du reste de la population, enchaîné Sharic. De les regrouper dans ces nouveaux quartiers. Les seules exceptions sont les mages qui renoncent à leur pouvoir : eux sont tolérés dans les plus hautes sphères de la ville. Et il n’a pas encore fini… Nous ne sommes pas informés de ses prochains projets, mais ils ne risquent pas d’aller dans l’autre sens.

Jawine contractait ses poings. Vibrait de tout son être. Juste à côté d’elle, Fliberth sentait son flux se canaliser dangereusement, aussi enroula-t-il son bras autour de son coude. Son propre teint s’était plombé, quoiqu’il évitât de le montrer.

— Pas ici, chuchota-t-il. Gardons la tête froide et réfléchissons. Tu sais ce pourquoi nous sommes ici.

Fermant les paupières, inspirant, Jawine recouvrit une paix intérieure, fût-elle éphémère. Suivons leur premier conseil. Même si c’est encore plus difficile pour elle que pour moi d’apprendre de telles injustices…

— Thouktra est l’un des berceaux de l’Enthelian, affirma-t-elle. Une cité grande, diversifiée, un joyau de civilisation et de développement personnel. Elle a ouvert les bras aux mages réfugiés, qu’ils viennent de l’Empire Myrrhéen ou de Belurdie. Comment est-elle tombée aussi bas ? Comment peut-elle considérer les mages comme des citoyens de seconde zone ? Y’a-t-il eu des tensions ?

— Juste des craintes parmi la population, éclaircit Carrice. Mais assez pour que Vatuk les capture, et leur promette la sécurité contre les puissances voisines.

— Si c’est ce qui les effraie, il devrait mener la même politique que le reste du pays, à savoir protéger les mages ! C’est désespérant…. Comment réparer de tels torts ?

— Je vous souhaite bonne chance, car ça ressemble à un combat perdu d’avance… Mais rien ne vous arrête, pas vrai ?

— Nous nous y efforçons. Avant tout, nous cherchons Lysau Diasan.

— Lui ? Dépêchez-vous, dans ce cas ! Vatuk a une obsession toute particulière contre lui. Même si ces derniers temps, il est plutôt absent. Les rumeurs le prétendent affaibli…

Jawine se réfugia dans les yeux de son mari, mais même lui grinça des dents, proche de se rétracter. Affaibli ? Voilà qui est mauvais signe. Nous avons besoin de lui…

— Où se trouve-t-il ? demanda Fliberth.

— Il vit dans le quartier nord-est, dit Sharic. Comme beaucoup des mages, du coup… Et avec son fils, notamment. Il vous suffira de demander là-bas, ils vous indiqueront.

— Merci. Nous ne devrions pas tarder. J’espère que nous continuerons de nous revoir, et dans de meilleures circonstances…

— Même souhait pour nous. Que tout se passe bien, camarades, et bonne chance dans votre quête. Les autres gardes devraient vous ouvrir la porte. Tant que nos armes ne vibrent pas en présence des mages…

Comme les inquisiteurs ? La situation est décidément gravissime. Sur le point de pénétrer à Thouktra, fendus en signe d’adieux, l’inquisiteur sollicita les gardes une dernière fois :

— Pour détendre l’atmosphère, dit Zech, je dois avouer que vous formez un charmant couple !

— Nous sommes frère et sœur, précisa Carrice.

— Ah.

Le quatuor passa entre les gardes, lesquels les dévisagèrent tout en leur accordant leur passage. Tous ne se montreront pas aussi accueillants que nos amis. Un lourd grondement précéda leur entrée.

Dans la cité de leur jeunesse.

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