Chapitre 32 : L'échange (1/2)

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NAFDA


Elle avait arrêté de compter les jours. Redondant immobilisme et répétitifs dialogues avec Dénou s’enchaînaient dans la chaleur de la tente. De temps à autre entrait Phedeas dans l’unique but de les narguer et les menacer, encore que ses visites se raréfiaient.

Voilà que je redeviens mélancolique. Je chéris ce dont j’ai été privé, ce que je prenais pour acquis. Filer sur de larges panoramas sans apercevoir la moindre ombre. Dormir à la belle étoile, effleurant mes dagues de temps à autre. Cisailler la gorge de mes ennemis puis contempler leur agonie. Ne pas penser au passé et ne pas craindre l’avenir. Si je retrouve ma liberté, je devrai d’abord me plonger de nouveau dans les sensations d’antan. Mes armes me manquent, comme si je n’étais rien sans elles…

La promesse adopta une saveur attendue.

— C’est le grand jour, annonça Ruya. On vous aurait bien exécutés, mais vous êtes attendus ailleurs.

Assar pénétra à son tour dans la tente, flanqué d’une dizaine de soldats. Ils se répartirent entre les deux prisonnières et commencèrent à leur retirer leurs chaînes. Peu à peu Nafda se voyait extirpée d’une emprise à laquelle elle s’était trop habituée. Inhalant une bouffée d’air sous de malveillantes grimaces, elle avisa les nombreuses marques rougeâtres sur sa peau. Elles ne disparaîtront. C’est toujours plus enviable que la torture. Mais à peine s’était-elle réjoui que les liens l’obombrèrent. Elle fut relevée avec brutalité, mains plaquées contre son dos, et des cordes enserrèrent ses poignets sous le dédain de ses ennemis.

— Passez-moi l’assassin, somma Ruya.

Un des guerriers poussa Nafda sur la femme qui la rattrapa avec force. Après quoi l’emmena-t-elle promptement à l’extérieur. La lueur la contraignait à clore les paupières, quoiqu’aussitôt Ruya la plaqua à terre, contre laquelle sa mâchoire se heurta. Étalée en disgrâce, Nafda se cantonna à quelques râles. Je vais épargner ma langue et plutôt imaginer dans ma tête quels supplices je pourrais lui infliger.

— Bon travail ! complimenta Phedeas.

— Nous venons à peine de commencer, rétorqua Ruya.

— Ils se sont postés à deux kilomètres au sud de notre campement. Ça ne prendra pas longtemps.

Les deux amants piétinèrent l’assassin et s’embrassèrent par-dessus. Quelle est leur prochaine étape, roucouler en s’essuyant sur moi ? Phedeas retourna Nafda sur le dos afin de mieux la toiser, ce alors que sa benjamine se tenait derrière lui.

— Tu as mauvaise mine, fit-il. Comment tu te sens, en ce dernier jour à nos côtés ?

— Garde tes sarcasmes pour toi, répliqua Nafda.

— Quelle rabat-joie ! Ce n’est pas amusant de discuter avec toi, alors que tu as réussi à être aussi verbeuse avec ma sœur.

— Il fallait bien nous occuper ! s’écria l’adolescente.

— Quoi qu’il en soit, tu devrais t’estimer chanceuse. Combien de morts tu as sur la conscience ?

— Beaucoup moins que toi, lâcha l’assassin. Derrière ta fausse noblesse, tu es impitoyable. Aucun doute que tu massacreras des populations entières sur ton passage.

Des plis déparèrent les traits de Phedeas qui écrasa le genou de sa captive. Nafda ne flancha pas en dépit de la pression. Grogne autant que cela te chante, succomber à la violence au lieu d’objecter est une preuve de faiblesse.

— Je pourrai plaider ma cause des heures durant, se targua-t-il. Mais ce serait une perte de temps précieuse. Ne plus te savoir dans les parages m’aidera. Ça vaut pour toi aussi, sœurette. Si ça ne tenait qu’à moi, le nombre de Teos en vie se serait encore réduit.

Dénou le foudroya du regard, mais elle déglutit aussitôt. Elle opta pour le silence à l’instar de Nafda : leurs liens étaient trop serrés pour résister. Ce malgré les chuchotements insistants qu’elle assena en cours de route.

Ils cheminèrent au sein d’un campement dont Nafda discernait mieux les contours. Que c’est désorganisé. Comme si c’était une rébellion improvisée. Elle s’empêcha de pouffer, au lieu de quoi elle huma et admira les alentours au rythme de cette escorte d’une quinzaine de guerriers. Cessez de camoufler votre incompétence derrière votre rigidité. Seul votre surnombre a été en mesure de me vaincre, alors que je suis spécialisée dans les assassinats discrets.

Au bout d’une dizaine de minutes, quand seul le vide les entourait, le point de rendez-vous avait été atteint. Une vallée verdoyante, de légère déclivité, s’étendait à perte de vue. À son horizon s’élevaient des coteaux sous d’épais nuages. Les vastes panoramas myrrhéens, où on se croit éloigné de toute civilisation. Où je peux courir en toute liberté. À proximité patientait l’autre partie de l’échange.

Parmi ces cinq personnes, une seule était inconnue à Nafda. Une vieille femme coiffée d’un turban bai, au regard profond, et dont elle décela l’affiliation sans difficulté.

S’il n’y avait que Horis et Médis, elle les aurait dévisagés un long moment, et ils auraient répliqué avec une intensité semblable.

Néanmoins se fixa-t-elle sur Niel et Leid, à la plus fière posture, à l’aura plus marquée. Une dizaine de mètres la séparait encore d’eux.

— Qu’est-ce que cela signifie ? rugit Nafda.

— Je voulais garder la surprise, révéla Phedeas. Pour le reste, je les laisse s’expliquer.

Les anciens espions opinèrent. Ainsi mis en évidence, Nafda put les détailler de tout son être, au contraire de Dénou qui en haussa les sourcils.

— Souviens-toi de notre dernière rencontre, déclara Niel. Tu savais que, tôt ou tard, nous nous reverrions. Les circonstances ne se prêtent juste pas à ta faveur. C’est mieux ainsi.

— J’avais dit que je vous tuerais ! tonna Nafda. Et comment je vous retrouve ? Avec d’autres mages à votre emprise ! Vous êtes restés fidèles à vos principes, traîtres. J’aurais dû me douter de quelque chose. Tapis dans les profondeurs isolées du territoire, vous attendiez le bon moment pour répliquer. Comme si être découverts ne vous dérangeait aucunement.

— Je suis perdue ! s’exclama Médis. Quelqu’un peut m’expliquer ?

— Je peux clarifier les choses aussi. Voici Niel et Leid. S’ils se ressemblent beaucoup, c’est normal : Leid s’est dédoublée, s’est fabriquée un frère. Ils se sont faits passer pour des agents de l’empire, alors qu’en réalité, ils étaient des mages.

Une scène d’une curieuse teneur se déroula sous la consternation des uns et l’amusement des autres. Tandis que Phedeas et Ruya pouffaient, les mages prisonniers se retournèrent vers leurs homologues libres.

— Une autre pratique vétuste et oubliée, dit la vieille femme avec nonchalance. Est-ce que l’interdiction de la magie encourage à revenir vers ce type de savoir ?

— Vous connaissez aussi cette magie, Yuma ? s’étonna Horis. Vos connaissances surpassent tout !

— Hélas, je ne peux pas tout anticiper. Cette situation, par exemple, est hors de ma portée.

— Vous n’aurez plus à vous interroger longtemps, trancha Leid. Que nous soyons mages ou pas, cela n’a aucune importance pour vous. Après tout, ne combattiez-vous pas les vôtres il y a encore quelques mois ?

— Malgré sa folie à ses derniers jours, répliqua Horis, Khanir ne s’opposait pas aux mages, contrairement à vous. Quel est l’intérêt ?

— Nos objectifs ne vous concernent pas. Rencontrez plutôt vos nouveaux hôtes.

Phedeas se pavana dès son évocation. Il se mit en évidence par-devers ses prisonnières, lesquelles se fondirent dans son ombre. Il ne peut pas s’en empêcher. Il reste à savoir pourquoi il est intéressé par mes ennemis naturels. À moins que…

— Mes salutations, Horis Saiden ! s’enthousiasma-t-il. Puis-je dire que ta réputation te précède, ou est-ce trop convenu ?

— Je suis déjà informé de vos intentions, répondit le jeune homme. Je refuse de devenir l’un de vos subalternes.

— Je ne te laisse pas le choix. Ni à toi, ni à tes deux amies dont je n’ai pas le nom. Elles n’étaient pas prévues.

— Je suis Médis Oned, se présenta la première femme en dépit de ses tressaillements. J’ai voué corps et âme à la cause de Khanir Nédret. Je le regrette, désormais.

— Yuma, chamane du clan Iflak, renchérit la deuxième femme. Quoi que vous pensiez de moi, je suis trop âgée pour faire la guerre. Même si en aucun cas je n’aurais rejoint la vôtre.

Nafda dissimula un sourire comme Phedeas pesta. En même temps brasilla une lueur dans les yeux de Ruya qui prit son compagnon en aparté. Bennenike est sûre d’elle. Phedeas est prétentieux. C’est une différence de taille. Même si l’assassin ne captait guère leurs murmures, elle essaya de deviner leur teneur. Ils ne s’éternisèrent cependant, aussi Phedeas exécuta-t-il derechef quelques foulées vers l’avant.

— Peu importe ! cria-t-il. Votre pouvoir est entre mes mains ! C’est un pacte dont nous sortirons tous vainqueurs. Excepté chez ma petite sœur. Et l’assassin de l’impératrice, celle que nous abhorrons tous.

— Votre respect de la famille est tout relatif, commenta Yuma.

— Vous me jugez ? Cette traîtresse m’espionnait, prête à ruiner mes plans ! Vous devriez être contents, elle tient l’impératrice en haute estime !

— C’est encore une enfant…, constata Médis.

— Et alors ? Pourquoi vous ne comprenez pas ? Ma loyauté se situe au-delà de ma famille ! Le peuple se range derrière moi !

— J’en doute, dit Horis, arquant les sourcils. Si c’était vraiment le cas, vous n’auriez pas dû nous enchaîner pour nous forcer à nous joindre à vous. Surtout si vous connaissez notre passif.

— Je n’en ai cure. Je pensais que nous partagions le même objectif : renverser Bennenike l’Impitoyable ! Je ne devrais même pas avoir à vous convaincre !

— Il y a une manière de le faire. Que faites-vous des leçons du passé ?

Sa mine s’obscurcissait. Ses traits se durcissaient. Poings plaqués à hauteur de ses cuisses, il toisait tout un chacun avec davantage de hargne. Si susceptible. Si prévisible.

— Puisque vous êtes trop stupides pour comprendre, lâcha-t-il, je vais devoir être plus explicite. Si j’ai échappé au pouvoir, c’est par un malheureux concours de circonstances. Mon père, Haphed Teos, était un brillant soldat, qui aurait sans conteste terrassé Bennenike lors du combat de succession. Mais il fut empoisonné juste avant cet événement, et privé de cette victoire.

— Combien de fois tu l’as répété ? persiffla Nafda. Admets juste que tu es un frustré, cela ira plus vite.

— La ferme ! Les raisons de ma lutte se situent au-delà de vos caprices idiots ! Là où je voulais en venir, c’est que je suis un Teos avant tout. Moi seul dispose du charisme nécessaire pour rassembler toutes les séditions. Mages, nomades, et autres déçus du système, sont unis contre la tyrannie !

— Attendez, interrompit Yuma. Depuis quand les nomades sont de votre côté ?

Phedeas désigna Ruya et Assar. Aussitôt s’amenèrent-ils à sa hauteur, un air triomphant dépeint sur leur faciès.

— Ruya zi Mudak, de la tribu Lanata. Et Assar est aussi un membre d’un clan nomade, bien qu’il soit plus obscur.

— Et alors ? fit la chamane. En quoi ces deux personnes sont représentatives de l’ensemble des clans ? Le mien a toujours revendiqué sa neutralité et s’écarte des conflits en toute circonstance.

— Parce que vous êtes des pleutres ! dénonça Phedeas. Pourquoi vous vous planquez au lieu de combattre l’oppression ?

— Vous croyez pouvoir nous dicter notre conduite ?

— Oui ! Merci d’illustrer mes propos. Vous êtes incapables de vous révolter par vous-mêmes. Mon sang, en revanche, m’y prédispose naturellement. Je suis né pour être empereur. Mais je n’arracherai pas ce statut seul. J’ai besoin de vous. Alors vous me rejoindrez, de gré ou de force ! Je chercherai mes alliés, où qu’ils soient ! Aux frontières de l’Enthelian, aux sommets des montagnes d’Ordubie, partout !

Un mutisme pesant s’ensuivit. Même Ruya dévisagea son amant avant de lui agripper le bras. Il dévoile son hypocrisie au grand jour, ainsi que la fragilité de sa rébellion. L’on se plaignait que Bennenike encourageait un culte de sa personnalité ? Ce serait véritablement le cas avec lui. Ah, si seulement je pouvais me libérer ! Il s’en détourna, s’en déroba, esquissa des gestes à un rythme anormal.

— Nous parlons dans le vent ! tonna-t-il. Nous avions un accord, respectons-le ! Entamez l’échange des prisonniers !

Comment éviter l’humiliation. Ton heure viendra plus tôt que tu ne le crois, Phedeas. De nouveau Nafda endura la pression qu’on lui appliquait, tandis que Dénou se courbait, yeux et lèvres plissées. Elle réclame de l’aide. Pauvre petite. Au moins sera-t-elle débarrassée de son aîné.

C’était le rapprochement le plus silencieux possible. Aux fraîches rafales se cumulait le résonnement des pas. Restaient des coups d’œil dispersés çà et là, des captifs qui s’affadissaient et déglutissaient, et l’étreinte d’une escorte aux ambitions disproportionnées.

Et en quelques clignements d’yeux, ils furent à proximité. Où ils purent mieux se fixer.

— L’Empire Myrrhéen est vaste, dit Nafda. Et pourtant, nous nous retrouvons.

— Peut-être un signe du destin, répliqua son ennemi. Il a échappé à notre contrôle.

— Appelons cela d’éphémères retrouvailles. Je ne suis pas dupe : ni toi, ni moi ne resterons prisonniers bien longtemps. Nous rappelons notre existence et notre allégeance.

— Si nos chemins convergent, c’est parce que nous sommes des adversaires naturels. Ce cycle devra cesser un jour.

Alors qu’ils ne se lâchaient pas des yeux, alors que se calfeutrait le flux magique, un guerrier jeta Nafda contre les anciens espions, qui la rattrapèrent aussitôt. Ils firent de même avec Dénou, puis avec ses dagues : Niel les accrocha même à sa ceinture. Qu’elles restent à proximité est une bonne nouvelle. Mais cela signifie aussi qu’ils en trouveront une utilité… Leid et lui contemplèrent leur nouvelle captive comme s’ils s’agissaient d’objets de convoitise. Ils les saisirent alors par le coude et les emmenèrent d’un hâtif volte-face.

L’assassin tourna la tête en direction des mages, et remarqua qu’ils avaient à peine bougé.

— Tu n’es pas le seul à marquer l’opposition, signala Médis. Je suis aussi liée à cette assassin. Souviens-toi que Bérédine l’a libérée. Que Khanir l’a tuée pour cette raison.

— Khanir avait sombré dans la folie, rectifia Horis. Cela dit, elle reste notre adversaire.

— Vous deux…, interpella Yuma. N’oubliez pas que nous n’avons rien à gagner à ruminer le passé. Nous ignorons ce qu’il va nous arriver. Évitons de laisser la vengeance nous empoisonner.

— Vous avez sans doute raison, mais…

Un vacarme se répercuta sur la vallée. Un écho soudain mais continu. Tout le monde s’arrêta, chercha la provenance du bruit.

Vers l’ouest fouaillait le vent au rythme des bottes. Ils étaient une cinquantaine de miliciens, équipés de leur solide brigandine, armés de leur cimeterre, hallebarde ou lance. Ils marchaient avec synchronisation, formant un carré parfait où disparaissait l’individualité. En tête de cortège, Lehold Domaïs, meneur envers et contre tout. Une fois à proximité de l’échange, il brandit le poing, et ses alliés se figèrent.

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