Chapitre 24 : L'improbable alliance (2/2)

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Au détour du silence s’imposa Irzine. Tant les inquisiteurs que les mercenaires la dévisagèrent, attentifs au moindre de ses gestes.

— Vous vouliez parlementer ? provoqua-t-elle. Bien, j’espère que votre sens de la diplomatie est toujours présent si je me mets autant en évidence ! Venez-en au fait !

Entre rires et mépris se braquèrent leurs adversaires, leurs mains effleurant leurs armes. D’un signe Adelam les enjoignit à rester immobile.

— Je vous suggère juste d’être judicieux, discourut-il. Il y a des pertes évitables. Tu n’appartiens pas à cette catégorie, Irzine.

— Tiens donc ? fit la femme masquée. J’imagine que cela a un rapport avec les Rodulim juste à côté de vous.

— Ils vous veulent vivants. Vos histoires personnelles ne me concernent pas, mais il faut bien que notre alliance trouve son sens. Voici donc ce que je propose : les mercenaires repartent avec Larno et toi. Nous repartons avec Docini et chacun des mages cachés parmi les réfugiés.

— Qu’est-ce qu’on y gagnerait, au juste ?

— Toi, rien. Ni tous les mentionnés. Pensez donc aux autres ! Une minorité se sacrifie parmi une majorité.

— Quel choix que vous nous offrez ! Soit nous sommes quelques-uns à calancher, soit vous brûlez tout le monde parce qu’ils ont refusé de collaborer ?

— Oui.

— Si vous croyez que nous allons accepter, vous…

Bras ouverts, sourire déployé, Nidroska s’avança à la stupéfaction de tout un chacun.

— J’ai une proposition ! lança-t-elle.

— Au vu de ton accoutrement, tu dois être la capitaine des pirates, répondit Adelam. Quelle autorité exerces-tu ?

— La mienne ! Exprimons les choses simplement. Vous nous demandez beaucoup d’un coup ! C’est pourquoi un sursis est bienvenu !

— Du temps pour réfléchir ? Notre offre est simple, pourtant.

— Mais lourde en conséquences ! Si vous avez une once d’empathie en vous, vous comprendrez l’importance de cette décision. Ça nous donnera aussi le temps de vous livrer proprement tous les otages en temps voulu !

Adelam se retira, avisant la perplexité de ses alliés. Ils se concertèrent une minute durant et traduisirent au besoin pour les mercenaires. Alors que la capitaine se mettait en exergue, cible de la curiosité des siens, le silence se prolongeait plus que de mesure. Je comprends ce que disent les mercenaires. Et cela me fait froid dans le dos.

La tension montait. Au paroxysme des affres se perdaient des regards acariâtres. Et l’âpre sensation que bientôt sifflerait le métal aux anfractuosités de la naissante dévastation.

Le bras droit se présenta de plus belle, traits plissés, quoique sa main n’effleurait plus la poignée de son épée.

— Personne ne proteste contre cette capitaine trop bavarde ? demanda-t-il. Alors voici nos conditions. Les Rodulim ne sont pas connus pour leur patience. Vous avez trois jours pour nous livrer les personnes désignées comme prisonniers. Nous vous attendrons sur la falaise à l’ouest. Si vous ne respectez pas le délai, vous mourrez. Si vous tentez de vous enfuir, vous mourrez aussi.

Ils les abandonnèrent sur cette note. Le son de leurs foulées, tandis qu’ils faisaient volte-face, se répercuta en échos auxquelles s’opposèrent les mornifles du vent. Comme tant d’autres, Jizo observa leurs adversaires disparaître de leur vision, bientôt des silhouettes indistinctes à l’horizon, qui ne s’amenuiserait pas de sitôt.

Et résonna un fracas à proximité. Jizo et Nwelli sursautèrent avant d’en découvrir sa source. Irzine avait flanqué un coup de poing à Nidroska, laquelle saignait du nez, étendue sur le sol. Entre elles deux s’interposa vivement Liliath.

— Hé ! cria-t-elle. N’abime pas son joli minois !

— Je veux être sûre d’une chose, répliqua la femme masquée. Ai-je mal entendu, ou tu as essayé de nous vendre ?

— Elle a une très bonne explication ! Jamais elle ne nous trahirait !

Dominait Irzine, l’expression invisible en permanence, seulement tempérée par l’intervention de Larno. Se relevait Nidroska, le visage souillé, aidée par sa partenaire et sa protégée. Docini se chargeait surtout de la remettre debout là où Lilath essuyait l’écoulement, caressant quelques-unes de ses mèches au passage.

— Je crois avoir besoin de me justifier, rectifia-t-elle.

— Et pas qu’un peu ! gronda Irzine. Chère capitaine, prouve que je n’ai pas eu tort de placer ma confiance en toi !

— Aucune raison de vous décevoir ! Soufflez un bon coup : je n’ai aucune intention de leur livrer quoi que ce soit ! Imaginez comment ça se serait déroulé si nous avions refusé net. Ils auraient brandi épées et sabres et nous auraient massacré jusqu’au dernier !

— Nous nous serions défendus.

— Mais nous aurions été pris au dépourvu ! Nous avons le temps de nous préparer. Et même de planifier votre départ ! Je cogite sur l’idée d’une diversion.

— Une diversion ? Parlons-en avec plus de détails dans un endroit plus propice. Mais je ne me fie pas non plus à leur patience : surveillons Nobak nuit et jour au cas où ils changeraient d’avis ! Et désolée de t’avoir frappée, donc.

— Je mettrai un pansement.

Elle a tellement assumé son mensonge auprès des inquisiteurs et mercenaires que cela a fonctionné ? En voilà une qui ne manque pas d’éloquence ! Réfugiés et pirates se conformèrent aux propositions de leurs meneurs et retournèrent alors au village. Dodelinant, craquant ses doigts, la capitaine recouvrit vite ses forces afin de se joindre à pleine prestesse. D’aucuns avaient poussé des soupirs de soulagement, au contraire de Docini, pour qui il était ardu de détacher son attention de la menace encore tapie à l’horizon. Le pire a été évité. Ou plutôt retardé.

Jizo entreprit de les imiter, mais il s’attarda sur cet esprit en proie à l’affliction, si loquace en injures qu’elle en avait épuisé son vocabulaire. Maîtresse Vouma est vidée de son énergie.

— Tu réalises enfin ce qu’est la souffrance, lança-t-il.

Vouma se tourna vers Jizo, dépossédée de toute force, inapte à délivrer ses émotions.

— Je me relèverai, affirma l’esclavagiste. J’accepterai de ne plus jamais le revoir. Que mes amies le traitent de façon injuste. Lui infligent mille douleurs.

— Comme vous le faisiez autrefois, répliqua Jizo. Quelle est la différence ?

— Tes insinuations me pèsent. Es-tu en train d’affirmer que dans d’autres circonstances, nos rôles ont été changés ? Que vous vous êtes retrouvés esclaves par malchance ?

— La vérité tombe enfin. Nous ne sommes pas inférieurs. Et personne ne mérite de finir dans un état de servitude. Dommage qu’il t’a fallu mourir avant de le réaliser.

— Je ne suis pas moret, Jizo. Je ne me suis jamais sentie aussi vivante.

Un sourire carnassier habita son faciès. Jizo en frissonna tout entier, et seule la main salvatrice de son amie les refoula.

— Encore Vouma, n’est-ce pas ? fit-elle d’une voix étrangement douce. Elle n’en vaut pas la peine.

Il suffirait de ne pas l’écouter. Pourquoi n’est-ce jamais aussi simple ? Il se fendit d’un sourire à son tour, prompt à l’apaisement réclamé, avant d’emboîter le pas de Nwelli. Il savait que Vouma s’était redressée et les suivrait. Il était conscient que Gemout représenterait tôt ou tard l’ombre d’une réminiscence, contrastant avec l’esprit s’accrochant au corps, naguère soumis au sien. Une pensée à effacer. Une présence à assumer.

Jizo et Nwelli ne cheminaient pas encore entre les façades que Taori courait vers eux.

— Vous avez réussi à retarder leur attaque ? se réjouit-elle, arc-boutée pour récupérer son souffle.

— Nous n’avons pas fait grand-chose, admit Nwelli. Remercions toutes ces personnes éminentes dont nous n’atteignons pas l’aura.

— Je suis quand même rassurée. Nous avons échappé au pire. Pour l’instant.

— Trois jours, répéta Jizo. Ils vont s’écouler si vite.

— Assurons-nous d’être prêts. J’ai une revanche à prendre sur les inquisiteurs.

Taori serrait le poing même si ses traits s’illuminaient en présence de Jizo et Nwelli. Elle est déterminée. Nous en aurons besoin.

Lorsqu’ils retournèrent au sein de leurs préoccupations, ils s’interrogèrent sur la portée de leur tâche pour chasser leurs pires frayeurs. Jizo était plutôt tiraillé en raison de tout ce qu’il devait accomplir. Il voulait soutenir les travailleurs dans leur chargement. Il désirait participer à l’élaboration du plan aux côtés de Nidroska, Decierno et Irzine. Il souhaitait poursuivre l’entraînement de Nwelli au combat, comme la nécessité s’en trouvait imminente.

Cette nuit-là, cependant, son choix se révéla différent.

Docini musardait sur la digue. Assise entre deux plateformes, les flots fendus entre les navires, elle s’abandonnait au flux et reflux. Le clapotis des vagues entonnait si bien sa mélodie qu’elle n’avisa pas l’arrivée de Jizo de prime abord.

Si Vouma s’installa à côté de l’ancien esclave, elle préconisa le mutisme, même si elle fredonnait sporadiquement. Contente-toi de cela. Camoufle ton affliction. Laisse-moi mener mon existence comme je l’entends. Ainsi débarrassé d’un tel poids, fût-ce éphémère, Jizo observa Docini se revigorer dans cette fraîcheur.

— Quelques jours s’écoulent et tout change, constata-t-elle.

Jizo imita sa posture. Lui aussi admirait la sérénité de la mer. Lui aussi contemplait les eaux oscillant tel un mirage à l’horizon, derrière lequel, pourtant si loin, se dressaient les îles dans lesquelles ils trouveraient leur aubaine. Puis il s’orienta vers cette présence directe, murée autant que lui dans ses réflexions.

— As-tu écouté comment les choses se dérouleront ? demanda-t-il.

— Pas encore, avoua Docini. J’avais besoin d’une pause avant.

— Je comprends. Tu es au cœur de notre confrontation, après tout.

L’ancienne inquisitrice se rembrunit.

— Je m’y étais préparée depuis notre rencontre. Je suis loin d’être la première cible. Autrefois j’appartenais aux rangs des oppresseurs, maintenant je partage le sort des opprimés. Une belle leçon. Un fracassant retour à la réalité.

— Tu n’as pas l’air d’être mauvaise. Pas comme…

— Je t’ai vue discuter avec Nwelli quand Adelam a évoqué le sort de Ghanima. Pourquoi ?

— Elle est maintenant au service de deux esclavagistes. Il a mentionné un autre : Gemout Sereph. Il était un de mes maîtres. Il traitait Nwelli… de la pire façon possible.

— Je suis désolée pour elle… Certains diraient qu’ils ont eu ce qu’ils méritaient. Pourtant… Ghanima était une esclavagiste aussi par le passé. Quand je suis arrivée au Palais Impérial, Bennenike la maintenait prisonnière depuis des années, en rétribution des souffrances infligées à Badeni, ancienne esclave et capitaine de sa garde. Maintenant Ghanima est devenue ce qu’elle réprouvait. C’est l’ironie du destin. Ou la vengeance. Malgré tout, je n’ai pas bondi de joie en l’apprenant.

— La même pensée m’a traversé.

Jizo et Docini continuèrent de se fixer tandis que Vouma grommelait. Est-ce que nous nous ressemblons ou s’agit-il juste d’une coïncidence ?

— Leur sort est scellé, décréta la jeune femme. Peu importe notre opinion là-dessus. Même si le passé nous poursuit, il nous appartient de décider de notre avenir.

— Je reste sur mes ambitions, dit Jizo avec résolution. Je me sens responsable de tous ces réfugiés. S’il faut batailler, s’il faut fendre les mers, alors je le ferai.

— Je t’aurais bien dit que tu aurais fait un superbe inquisiteur. Si je croyais encore qu’ils représentent des parangons de justice. Mais j’ai ouvert les yeux. Ou plutôt, ils m’ont ouvert les yeux.

— La fatalité en a décidé autrement. Tu es une pirate. Je suis un exilé. Et notre seul choix est de nous battre.

En dépit de leur parcours distinct, en dépit de leurs différences, Jizo et Docini s’accordèrent sur ce point. Ils n’ajoutèrent aucune parole et s’imprégnèrent plutôt du moment.

De leur dernière nuit de répit.

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