Chapitre 24 : L'improbable alliance (1/2)

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JIZO


— Jizo…, souffla Nwelli en saisissant son avant-bras. Qu’est-ce que ça veut dire ?

L’ancien esclave se rompait au contact de son amie. Il peinait à la fixer, trop occupé à observer autrui. À constater combien les pirates et réfugiés partageaient la même sensation. Lui-même trémulait intensément.

— Tu n’as pas à être effrayée, dit Vouma. Tu as déjà livré d’innombrables batailles.

Elle a beau être à l’intérieur de moi, elle ne me comprend pas. Ou bien elle essaie de m’encourager, auquel cas c’est raté. Jizo se remémora son dialogue avec Docini. À ce moment, elle paraissait sereine avec elle-même, bien intégrée dans cet équipage en dépit de son origine. Pourtant elle venait de laisser tomber son épée, et était autant pétrifiée que tout un chacun. Si même elle se retrouve dans cet état, c’est que la situation est grave. Un soupir s’échappa comme Jizo chercha du réconfort auprès de Nwelli.

— C’était à prévoir, déclara-t-il. Ils nous rattrapent juste au moment où nous allions quitter ces terres.

— Alors l’affrontement est inévitable ? demanda Nwelli en déglutissant.

— Oui. Je crains que oui.

Un mouvement désordonné rompait l’organisation si bien bâtie du groupe quelques minutes plus tôt. Dans cette collectivité peinaient à émerger des meneurs. Des cris se perdaient. Des murmures se multipliaient. Beaucoup trébuchaient, sans savoir quoi faire, entrecroisés dans des voies guidées vers l’impasse. Nous nous doutions que les mercenaires et les inquisiteurs nous traquaient. Mais alliés, vraiment ? Sans doute parce qu’ils avaient un objectif commun.

Soudain Irzine leva le bras, haussa la voix, et tous l’écoutèrent.

— On se calme ! somma-t-elle. Ils veulent juste discuter, non ? Rendons-leur service et évitons l'issue la plus violente. Au pire, nous la retarderons.

Ralentissement fut provoqué. Toutefois réfugiés et pirates continuaient de se consulter, lustrés de transpiration, saturés de tremblements, et ils étaient nombreux à rester en retrait. Nidroska et Liliath s’engagèrent, que bientôt suivit Docini même si ses pas se révélaient hésitants. Derrière Jizo, Taori préconisa le recul.

— Je suis parmi leurs premières cibles, dit-elle. Je préfère rester en arrière.

— Je comprends, accepta Jizo. J’irai, en espérant me rendre utile.

— Moi aussi ! ajouta Nwelli.

Alors que l’ancien esclave entamait sa marche, ils jetèrent un coup d’œil à Taori, dont les lèvres comme les traits s’étaient plissées.

— Ce n’est pas de la lâcheté…, murmura-t-elle.

— Jamais je ne penserai cela ! s’exclama Jizo. Et ne crois pas non plus que tu nous mets en danger. Scafi avait tort !

— Pas totalement. Je vous protègerai au besoin. Mais puisqu’il existe un possible terrain d’entente, même infime, je ne veux pas ruiner vos chances.

Une décision sensée. Encore faudrait-il que nous puissions négocier avec eux.

Ils étaient une vingtaine à se regrouper pour ce nouveau devoir. Outre les précédents volontaires complétaient Decierno ainsi que Larno, à proximité de son aînée. Eux aussi sont exposés. Les mercenaires dimériens les cherchent. Quel que soit leur choix, nous le soutiendrons.

L’ombre de l’adversité s’étendit dès qu’ils atteignirent les contours du village. Deux groupes, naguère distincts, se mélangeaient dans un agglomérat pernicieux. D’un côté, les Rodulim, hommes et femmes à la svelte carrure et à la longue chevelure noire. Certains ont dû les teinter, car leur couleur ne paraît pas naturelle. La plupart étaient tatoués de peintures argentées par-dessous leurs yeux fins et étroits, engoncés dans des brigandines pourpres et armés de sabres ou d’arcs courts, De l’autre, des individus à la peau pâle pour la plupart, équipés de longues épées et de plastrons en acier. Certains portaient des capes exagérément longues, bariolant d’un intense ensemble de couleurs. Dans les deux groupes s’incluaient également des personnes aux origines myrrhéennes diverses.

Au centre, à leur tête, se dressait indubitablement leur meneur. Un homme de corpulence trapue et de petite taille rayonnait par sa stature, portant mieux que quiconque le symbole de l’inquisition sur sa poitrine. Sous ses cheveux châtains attachés en queue de cheval brillaient ses iris émeraudes qui contrastaient avec son visage rond figée dans une expression peu commode.

Pourtant il sourit quand le groupe d’en face se plaça. Ses yeux se plissèrent tout particulièrement à l’intention de Docini, laquelle se tassait face à l’autorité adverse. Je comprends mieux. Une rivalité d’antan. Nous ne devons surtout pas le sous-estimer.

— Je m’attendais à ce que tu viennes, affirma-t-il Adelam Ordun, pour celles et ceux qui ne me connaissent pas. Docini, au vu de ta tenue, tu es tombée bien bas. Avant tu étais soumise à l’impératrice, maintenant tu as rejoint les pirates ? Quel revirement !

— À qui la faute ? riposta Nidroska. Vous l’avez laissée pour morte !

— C’était le but. Docini a fait honte à l’inquisition lors de la bataille. Si elle avait été plus vaillante, digne de notre ordre, bien des morts auraient été évitées.

— Vous osez dire ça en face de tous ces réfugiés ? s’irrita Decierno. Nous avons recueilli Docini parce que vous l’avez abandonné. Si ce qu’elle est devenue vous déplaît, blâmez-vous d’abord !

Adelam foudroya les pirates du regard. Forcément, ils sont venus terminer ce qu’ils ont commencé. Mon intuition me dit que nous ne serons pas épargnés. Mains derrière le dos, circulant en-deçà des siens, le bras droit les toisa sévèrement.

— Docini canalise notre haine, insista-t-il. Mais elle n’est pas la seule. Lequel d’entre vous a tué Ferdo, notre compagnon ? Un simple éclaireur, mort dans l’exercice de ses fonctions. Parce que vous voyez, je doute que son meurtrier soit forcément un pirate.

Taori, tu as bien fait de ne pas venir. Jizo dissimulait tant bien que mal son malaise. Bien qu’il exsudait d’abondance, bien qu’Adelam exerçait une pression sur chacun d’eux, il resta raide. Tout le contraire de Docini qui devait compter sur ses compagnons pour endiguer ses peurs.

L’ancienne inquisitrice s’affirma en avançant d’un pas.

— Godéra vous envoie sans l’ombre d’un doute, dit-elle. N’en aviez-vous pas fini avec moi ?

— Tu te crois si importante ? ironisa Adelam. Nous avions certaines consignes. Pour ma part, j’obéis aux ordres, car c’est ce que je sais faire de mieux. Nous avons divisé notre groupe en deux, et notre cheffe est repartie au nord. Nous avons d’abord fouillé les ruines à la recherche de survivants et nous en avons trouvé une. Elle s’appelait Ghanima.

— Je la connais ! Elle était prisonnière dans le Palais Impérial ! Avant de s’échapper avec Horis…

— Mage et ancienne esclavagiste, elle nous a tout avoués. J’étais bien tenté d’allumer un bûcher rien que pour elle, mais elle nous a dévoilé quelques informations en échange de sa vie. Les menaces ont bien fonctionné : elle nous a appris que si des mages avaient survécu à la bataille, ils s’étaient sûrement infiltrés parmi les groupes de réfugiés. Tout porte à croire qu’elle avait raison, car nous ressentons les vibrations de nos armes.

Hoquetant, Jizo plaqua une main devant sa bouche. Ils sont au courant. Ce n’est qu’une question de temps avant que leurs lames ne s’abattent sur nous. Il demeurait silencieux, fort du soutien de Nwelli, ce même si Adelam lui adressa un coup d’œil intéressé.

— Je suis un homme de parole, reprit-il. Ghanima a été épargnée dans un échange de bons procédés. Mérid et Agnémonne, deux esclavagistes de Nilaï, nous l’ont achetés à très bon prix. Elles ont dit qu’elles feraient un très bel ajout dans leur collection, en plus de leur dernier esclave, un certain Gemout Sereph.

— Mais l’esclavage est interdit dans l’empire ! signala Larno. Vous contribuez à ce marché ?

— Et alors ? C’est une mage. Elle mérite d’être réduite à cet état misérable. C’est même un beau retour de bâton puisqu’elle était elle-même esclavagiste. De plus, je n’ai aucun compte à rendre à l’impératrice.

Toujours à l’écart, Jizo songea à la portée des propos. Il se tourna vers Nwelli, qui ne savait quoi penser, et lui non plus. Des noms trop familiers. Les réminiscences d’un passé rejeté. Vouma, jusqu’alors pavanée devant lui, tomba à genoux, yeux délavés. Ses sanglots hantèrent l’ancien esclave.

— Pas toi, Gemout, non…, se lamenta-t-elle. Tu as été abandonné de tous… Tu me crois morte. Et tu es condamnée à la souffrance, toi aussi.

Ses lames impactèrent l’herbe tandis que Vouma était repliée sur elle-même. Elle fracassa ses poings sur le sol.

— Vous étiez mes amies ! fulmina-t-elle. Et vous avez récupéré mon mari blessé pour faire de lui votre esclave ? Soyez maudites !

Jamais Jizo n’avait vu son ancienne maîtresse dans un pareil état. Recroquevillée, secouée de pleurs, du sang accumulé sur son faciès. Enfin elle réalise ce qu’est la souffrance. Pourquoi ressentirais-je de la compassion pour de telles personnes ? Le destin finit par châtier les fautifs.

— Je devrais me réjouir, chuchota Nwelli. Que justice ait été enfin rendue. Que même si nous avons épargné Gemout, il ne fera plus de mal à personnes. Mais est-ce que même le pire individu mérite de finir esclave ?

— C’est grâce à ta compassion que tu es meilleure que lui, rassura Jizo.

Tous deux sourirent par-dessus les larmes et les insultes de Vouma. Nous sommes au moins fixés. Vouma s’en remettra bien vite et continuera de me harceler. Mais elle ne fera plus de dégâts. Je résisterai. Et puis, nous avons des ennemis bien réels en face de nous.

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