Chapitre 20 : Moyens et objectifs (2/2)

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Un crissement signala l’arrivée d’un homme à la démarche chaloupée. De peau tannée, il marchait prestement au contraire de ce que suggérait son visage parcheminé et sa barbe grise. Des amples manches aux nuances bigarades pendaient sur sa tunique croisée tandis que sa ceinture mal boutonnée contenait mal son embonpoint prononcé.

Il se prosterna à une dizaine de mètres de son impératrice.

— Emed Duldas, pour vous servir, salua-t-il cérémonieusement.

— Inutile de me présenter, je suppose ? ironisa Bennenike. Posez vos questions, que je puisse savoir comment vous aider.

Sitôt debout qu’Emed croisa ses doigts, le long desquels se transmettaient d’imperceptibles tremblements. Je le savais ! Difficile d’être à l’aise, seul face à l’Impitoyable.

— Je viens plutôt rapporter un problème, dit-il. Autrefois ma ferme était un modeste établissement, mais elle s’est agrandie avec les décennies, de sorte que toute ma famille travaille avec moi. Croyez-moi bien, nous prenons toujours plaisir à l’agriculture et l’élevage, mais nos productions sont limitées. Il risque d’y avoir un manque de nourriture d’ici le prochain mois.

La main de la dirigeante se resserra, toutefois s’efforça-t-elle de garder sa placidité.

— Un problème d’approvisionnement, donc ? demanda-t-elle.

— Tout à fait, confirma Emed. Nous ne voudrions pas affamer toute la population d’Amberadie, n’est-ce pas ?

— Ce serait criminel. Ne soyez pas présomptueux, cependant : l’approvisionnement en en nourriture vers la capitale ne provient pas uniquement de votre ferme. Avant d’agir, j’aimerais savoir quelles sont selon vous les causes de ce manque.

Emed se gratta l’arrière du crâne, l’air dubitatif. On va éviter une galéjade de mauvais goût. Il avança d’un pas lors duquel il faillit trébucher.

— J’ai d’abord pensé à la sécheresse, proposa-t-il. Elle a été plus importante cette année, après tout. Mais j’ai interrogé quelques spécialistes durant votre absence, et il semblerait que le problème s’avère plus complexe.

— Je suis toute ouïe, dit Bennenike en se penchant légèrement vers l’avant.

— Ces derniers temps, il y a eu d’importants mouvements de population. Même sans tenir compte de la destruction de Doroniak, les habitants de l’empire ont eu une tendance à émigrer de leurs foyers au sud du territoire jusqu’à l’est, particulièrement ici. En résumé, c’est assez simple, nous avons plus de bouches à nourrir.

Oranne porta sa main à son menton, geste qu’imita sa belle-tante. Il reste poli, allant dans le sens du pouvoir. S’il imagine que ces déplacements de population ne sont pas liés à la bataille de Doroniak, il se fourvoie ! Encore qu’ils peuvent transformer ces tragédies en discours contre les mages. Parfait pour occulter la responsabilité de ses soldats dans cette histoire. Après quelques instants de réflexion, Bennenike s’adossa derechef sur son siège et fixa son interlocuteur avec résolution.

— Une solution provisoire serait donc l’importation de récoltes, suggéra-t-elle. Avec certaines priorités. Il est clair que beaucoup réclament le vin épicé de Tanéhisse Oudora. Qu’elle s’assure elle-même qu’il soit toujours livré, l’important est d’éviter une famine.

— D’où voudriez-vous importer de la nourriture ?

Bennenike jeta son dévolu en direction d’Oranne. Cette dernière se raidit, oreilles tendues jusqu’alors à défaut d’avoir été loquace.

— Profitons de ce dont nous avons à disposition, songea-t-elle. Oranne, je vais avoir besoin de tes services, si c’est possible.

— Que puis-je pour vous, impératrice ? se renseigna la marchande en évitant de paraître pompeuse.

— Pourrais-tu rédiger une lettre à tes parents ? Ils doivent avoir des contacts avec de nombreux fermiers et commerçants. Ainsi pourront-ils combler nos manques.

— La région de Gisde est à plusieurs semaines de route d’ici, nous l’avons bien constaté ! Pourraient-ils seulement fournir la nourriture à temps ? Pourquoi ne pas demander à Souniera et Nilaï ?

— Gisde ne sera pas en effet notre unique source contient les terres les plus fertiles de l’empire et sera donc en mesure de nous apporter le plus gros, moyennant un accord avantageux pour les deux côtés. Gisde est, avec Kishdun, la région la moins menacée par des risques de famine. Et si cela pose problème, cette région est frontalière avec l’Enthelian.

— Enthelian est neutre avec l’empire, ce qui n’empêche pas les échanges commerciaux. Mais tant de détours sont-ils vraiment nécessaires ? Cela risque d’engendrer une dépendance !

— Ainsi fonctionne le monde. La richesse de l’empire coïncide avec l’abondance de nos pays voisins. Nous ne cultivons pas les mêmes légumes et céréales, et nous n’élevons pas les mêmes animaux. Nous avons dès lors tout à gagner à un partage équilibré des ressources.

— Des échanges pour sceller des alliances ? Intéressant. Très bien, je le ferai.

— Je savais que je pouvais me fier à toi. Une belle opportunité de renforcer notre entente avec l’Enthelian, qui se distancie définitivement de la Belurdie. J’aurais presque du respect pour eux s’ils n’accueillaient pas des mages chez eux.

D’un acquiescement Oranne intériorisa ses sentiments. Nous y voilà. Combiner un soutien au peuple avec un opportunisme politique. Gisde n’a jamais souffert de la faim, donc mes parents et leurs amis accepteront sûrement l’offre, mais quand même. Il lui fallut plusieurs secondes pour remarquer qu’Emed la sollicitait.

— Jeune femme ! s’écria-t-elle. Vous vous appelez Oranne, c’est bien ça ?

— Oranne Abdi. Mon fiancé est le neveu de Bennenike. D’où ma présence ici.

— Merci pour votre contribution. Et merci à vous, ô vénérée impératrice, pour m’avoir accueilli. J’espère que vos mesures seront rapides. Je m’engage de mon côté à produire autant que possible en attendant les importations.

Emed esquissa une nouvelle révérence avant de réaliser un demi-tour. Ainsi céda-t-il sa place à une femme pâle et de grande taille, attifée d’un étroit pourpoint orangé, et dont la chevelure possédait la couleur et la texture du blé. Je me sentais déjà en minorité dans cette région, j’ignore comment elle doit se sentir. Elle aussi se courba comme de coutume, quoiqu’elle fût plus proche de son impératrice.

— À qui ai-je l’honneur ? se renseigna Bennenike.

— Brasha Fastan, se présenta la femme. Représentante du conseil citoyen du quartier Herzaf pour une réclamation de première importance.

— Tu es dans la liste des demandes urgentes, en effet. Quel est le sujet ?

— La nécessité d’agrandir le quartier, s’il vous en gréé. La densité de population a augmenté à une vitesse assez inattendue. Nous comprenons qu’Amberadie doit se montrer accueillante, mais nous nous épanouirons davantage sur une zone plus grande.

— Et j’imagine qu’ajouter quelques étages aux bâtiments déjà existants ne serait pas une idée applicable.

— Sauf votre respect, impératrice, ils sont déjà assez hauts ! Non, cela nous attriste, mais à moins d’étendre les murailles, il va falloir raser une partie du parc avoisinant.

Une lueur de déception dépara les traits de Bennenike. Son front se plissa comme elle se plongea encore dans une cogitation.

— Étendre les murailles coûterait bien trop cher, d’autant que ces dernières rénovations datent de l’époque de Chemen. Si vous cherchiez juste mon approbation pour abattre quelques arbres, j’imagine que vous l’avez.

Le faciès Brasha s’embellit par contraste d’un large sourire.

— C’est si rapide ? s’étonna-t-elle. Je pensais que vous seriez plus réticente.

— Pourquoi le serais-je ?

— Car cette décision introduit un changement conséquent.

Bennenike ricana tant qu’elle toussota. Après quoi elle se redressa, s’imposant de toute sa stature, et ses yeux s’étrécirent.

— C’est mal me connaître ! s’exclama-t-elle. En une décennie de pouvoir, j’ai apporté un plus grand nombre de réformes que mon père sur un bien plus long règne. Nous ne devons pas craindre le changement, nous devons transformer notre société. Tel est mon objectif, d’autant plus accessible que j’y consacre les moyens.

— Un beau discours, complimenta Brasha. Mais qu’implique-t-il, concrètement ?

— Que le quartier Herzaf va connaître un agrandissement. Je vais prendre contact avec les meilleurs architectes et constructeurs. Il y aura de la place pour tout le monde grâce à l’investissement nécessaire.

— Je vous en suis grandement reconnaissance, impératrice ! Le conseil apportera également sa contribution financière avec son budget alloué. Je file leur annoncer la nouvelle !

Brasha s’en fut sans le silence de rigueur, trop occupée vers la sortie. Forcément, je suis moins utile dans ce contexte. Quelques secondes de silence et la dirigeante souffla, tout en s’installant plus confortablement sur son trône.

— Les deux problèmes sont liés, commenta Oranne. Amberadie est surpeuplée.

— Oui, confirma sa belle-tante, mais à t’entendre, ce serait dramatique.

— Vos mesures sont louables… sur le court terme. Que ferez-vous à l’avenir ?

— Si cela peut te rassurer, ma vision se porte au contraire sur le long terme. Insinuerais-tu quelque chose ?

Oranne se tint l’avant-bras. Elle s’estimait encore capable de regarder l’impératrice droit dans les yeux.

— Amberadie prospère, dit-elle. Qu’en est-il du reste de l’empire ? Je ne mentionne pas seulement Doroniak. La capitale commence à éclipser toute notre patrie.

— Pourquoi craignais-tu de l’affirmer ? J’en suis bien consciente. Bien des impératrices et empereurs ont commis l’erreur de se focaliser sur l’empire, au détriment de ces centaines de villages et dizaines de villes. Venir à votre rencontre à Gisde m’a permis de redécouvrir ses profondeurs et son charme. Je tâcherai de m’y garantir à l’avenir, mais hélas, mon devoir m’exige souvent de rester en Amberadie. Je me serais battue à Doroniak si je le pouvais.

Et ainsi il y aurait eu encore plus de victimes. Si Oranne se garda de donner son opinion, elle ne remarqua pas directement sa belle-tante lui adresser un signe. Déjà se dirigeait-elle vers la porte en compagnie de ses gardes.

— Seulement deux cas urgents, fit-elle. Me voici enfin tranquille ! Avant de revoir mes enfants, je vais te conduire à ta chambre, Oranne.

La négociatrice, ayant rendu service, se voyait fort aise d’obtenir incessamment le repos. Elle suivit le groupe dans un autre dédale de couloirs. Il leur suffit de descendre d’un étage et de bifurquer à droite. Entre de luxueux ameublements, par-dessus une tapisserie carminée brodée d’or, Bennenike désigna la plus proche porte.

— Nos chemins se séparent ici, déclara-t-elle. Enfin, jusqu’à demain. Nous avons encore beaucoup à vivre ensemble. Oukrech dormira aussi dans cette pièce, si cela te convient ?

Oranne opina de la tête. Beaucoup à vivre ensemble ? Je crains le pire.

— Tu estimeras peut-être cette mesure non nécessaire une fois que tu seras à l’aise ici. Personne n’essaiera de t’assassiner, à moins que tu ne prennes des décisions controversées. Bref, repose-toi bien, et viens me voir dès que possible demain matin. Nous discuterons plus en détail du contenu de la lettre que tu dois te rédiger.

Cette affirmation est plus ironique que tu ne le penses, tyrane.

Bennenike posa doucement ses mains sur les joues de sa belle-nièce avant de baiser son front. Un frisson incongru la parcourut toute entière alors que le groupe cheminait vers une autre direction. Perturbée, Oranne ne s’attendait pas à ce que Badeni se retournât, ses traits déformés en illisibles sillons.

La diplomate s’engouffra dans son intimité comme dans sa chambre. Deux lits à baldaquin, nimbés de plusieurs oreillers et de couvertures smaragdines, étaient séparés par des tables de nuits en bois lustré, tandis que des immenses armoires étaient calées contre les murs. Sur les carreaux azurs miroitaient les reflets des rayons du soleil progressant, à travers la large baie vitrée que délimitaient les rideaux mordorés.

Oukrech déposa le sac de la négociatrice sur le lit de gauche, décidant pour elle qu’il s’agirait du sien.

— C’est le plus loin de la porte, justifia-t-il.

Il y retourna dès sa mention, tira délicatement la poignée, balaya le couloir des yeux puis revint auprès d’Oranne. Pourquoi une telle précipitation ?

— Nous sommes en territoire ennemi, affirma-t-il sur un ton sombre. Il y a des précautions à prendre.

— Ne dramatise pas trop, suggéra Oranne. Nous avons le temps, non ?

— Pour l’instant. Les choses vont vite s’accélérer. N’aie pas confiance aux paroles belles mais empoisonnées de l’impératrice, ni de ses fidèles. Des espions peuvent rôder dans l’enceinte du palais.

— Je connais ma mission. Je suis la première dévouée à la cause de Phedeas. J

— Alors nous pouvons nous détendre. On va s’habituer aux lieux.

— Et reposons-nous d’abord. Peux-tu attendre dehors, Oukrech ? Je vais me vêtir de ma chemise de nuit.

— Bien sûr.

La porte claqua de nouveau, lorsque le garde consentit à suivre l’instruction. Aussitôt Oranne jeta un regard las, le promenant de l’entrée jusqu’à la fenêtre pendant qu’elle se dénudait.

Patienter, donc. Condamnés à ruminer nos pensées. Au départ, j’avais peur d’être frustrée, mais je crois que je vais surtout être en colère. Bennenike a beau se prétendre du côté du peuple, les lucides savent que ces mesures hypocrites servent à dissimuler la répression que l’Empire Myrhéen subit.

Oranne s’allongea sur son lit, à l’aise dans sa chemise de nuit en lin rose striée de ligne mauves.

Le changement viendra, Bennenike, mais pas d’où vous pensez.

Ramenez juste votre assassin auprès de vous. Son absence m’inquiète.

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