Chapitre 20 : Moyens et objectifs (1/2)

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ORANNE


Les semaines de trajet s’étaient écoulées en un clin d’œil. Oranne s’était accoutumée à ces infinies étendues de sable, tantôt sans relief, tantôt amoncelée en dunes par-dessus lesquelles ondulait l’ardente brise. Elle avait contemplé ces alignés de cactus obombrés par les roches rutilantes, élevées en pics et en arches. Elle avait dégusté l’eau d’un joli bleuté au centre des cercles formés par les palmiers. Elle avait même salué les marchands itinérants qui s’inclinaient devant leur dévouée impératrice et lui avaient même dédié des offrandes comme si elle était une divinité.

S’habituer à un tel entourage s’avérait plus ardu, en revanche.

Je n’ai jamais été aussi loin de mon foyer. Suis-je à ce point inexpérimentée ? Je suis encore jeune, c’est l’occasion de prendre la main. La vastitude de l’Empire Myrrhéen a de quoi nous pâmer aux premiers abords. Mais si on se renseigne un minimum sur l’histoire, alors on sait que la moitié de ces terres a certes été gagnée par alliance, mais l’autre moitié par conquête. Naguère Gisde était un pays à part entière et non une région. C’était il y a des siècles. Tant de choses ont changé depuis. Et cette époque promet un revirement certain.

Oranne ignorait encore si elle était prête à vivre dans la capitale. Partagée entre la frayeur et l’excitation, ses pensées s’entremêlèrent au moment où les murailles s’esquissèrent à l’horizon. Sur les courtines oscillaient les drapeaux, flamboyant du motif de la goutte par-dessus une vague, juchés en-dessous des tours d’ivoire. Au-delà des herses se multipliaient des larges allées au dallage ocre. Elles traçaient une ligne entre les bâtiments en moellons, chamottes et plâtre, bariolant de couleurs jaunâtres et orangées, où la beauté des courbes importait davantage que des murs troués de vitres incurvées aux reflets d’argent. Des lierres grimpaient par endroits sans diminuer la prestance des bouleaux, amas et oliviers.

Ici Bennenike ne ressentait nulle nécessité de s’abriter derrière une rangée de gardes du corps, bien qu’ils restaient à proximité, Koulad le premier. Pas une flèche ne sifflerait parmi ces habitants conglomérés. Pas un orbe ne volèterait dans ce fourmillement. Par centaines les citoyens cédèrent leur passage à leur dirigeante, cessèrent toute activité pour l’accueillir.

— Gloire à notre impératrice ! congratulèrent-ils. Notre sauveuse !

Oranne écarquilla les yeux mais retint un hoquet, s’avisant combien le labeur quotidien s’entrecoupait de répit. La pâtissière esquissait de grands gestes de ses mains sirupeuses. Les commerçants stationnaient au coin des rues et prenaient garde que personne ne butât sur leurs marchandises achalandées sur le pavé. Le bijoutier tendit un collier ambré à Bennenike, qui refusa poliment la proposition. La forgeronne croisa son marteau et sa dague afin de produire un tintement reconnaissable au milieu du tintamarre.

Comment une génocidaire tyrannique peut-elle être tant acclamée ? Vivent-ils tant dans l’ignorance ? Sont-ils si manipulés ? Non, je ne devrais pas les critiquer, car un jour, Phedeas et moi règnerons sur eux. Oranne, prends du recul ! Il est aisé de persuader les citoyens du bien-fondé de nos actions. Même si je répugne Bennenike, elle a le charisme nécessaire pour entraîner les foules à coup de grands discours. Rétablir une nouvelle justice va être une véritable épreuve.

Mais alors qu’Oranne fronçait les sourcils à force d’assister à tant d’ovations, Bennenike recula pour lui saisir son avant-bras. Un frisson émergea.

— Nos promesses étaient-elles exagérées ? demanda-t-elle. Ou Amberadie est-elle une cité à la hauteur de nos louanges ?

— Amberadie mérite sa réputation, confirma Oranne après une succincte hésitation. Sa beauté dépasse les descriptions. J’imagine que nous sommes loin d’avoir tout exploré ?

— Un long chemin nous attend avant d’atteindre le Palais Impérial. Tu auras bien le temps d’admirer. De découvrir les âmes qui vivent en son sein.

— Comment font-ils pour être aussi entassés ? Sont-ils reclus dans les bâtiments, les uns contre les autres ?

— À t’entendre, ils étoufferaient. Je t’assure que non : chaque citadin est libre de circuler dans ce grand espace. C’est une forme de liberté différente mais tout aussi acceptable. Bien sûr, il faut de tout pour constituer un empire, y compris des villes et villages plus modestes. Mais rassure-toi, tes préjugés ne sont pas fondés.

Oranne haussa les épaules comme Bennenike hocha résolument du chef.

Petit à petit, l’environnement devenait familier, et les foulées gagnaient en rythme. Pour sûr que la délégation ne s’arrêterait pas pour chaque citoyen, mais Bennenike s’assurait de s’attarder sur eux. Tout le long de leur voie, entre marches et avenue, les habitants l’inondaient encore et toujours de compliments. Oranne n’en tenait plus rigueur quoiqu’elle gardait les sourcils froncés.

Sa vision promettait de rayonner. Sous le soleil de plomb s’élevait le Palais Impérial dont les sommets tutoyaient le ciel azuré. Il se déployait sur une telle largeur qu’Oranne dut ralentir afin de détailler l’ensemble des contours. Et l’on disait déjà que notre palais est impressionnant ? Il fait pâle figure, en comparaison de celui-ci. Des nuance ocre et éburnéenne chatoyaient tant sur les tours que sur les différentes artères. De là s’apercevait balcons et pallisades en sus la myriade d’orangers et de palmiers surplombant les haies. Oranne s’imaginait explorer les jardins et humer le parfum des lys, hellébores et pavots.

Sauf que l’appel du devoir retentissait de plus belle.

Sitôt l’entrée déployée que deux femmes les accueillirent. S’opposait une jeune borgne au teint basané, l’œil vif sous son heaume de bronze et la main enserrée sous sa hallebarde, avec une femme plus âgée et de carnation similaire, vêtue d’une tunique étriquée et à la chevelure crépue rassemblée en chignon. Bennenike ne fit aucune distinction et les enlaça toutes les deux, des murmures de jovialité aussitôt répandus.

— Impératrice Bennenike ! s’écria la femme armée. Vous m’avez tellement manquée.

— Toi aussi, Badeni, dit Bennenike en déposant un baiser sur sa joue. Tout s’est bien passé durant mon absence ?

— Elle a paru interminable ! se plaignit l’autre femme. Mais avant de passer aux choses sérieuses, qui est cette femme ?

Oranne attira l’attention, sans se rétracter cette fois-ci. Tout le monde se prosterne à ses pieds ou bien ? Bon, c’est évident que son pouvoir s’étend avant tout dans la sphère privée. Elle prit même l’initiative de la parole après s’être raclée la gorge :

— Oranne Abdi, se présenta-t-elle. Négociatrice, diplomate, marchande, je remplis de nombreux rôles, et ma famille possède un rôle politique et économique de première importance dans la région de Gisde. Je représente aussi mon fiancé, Phedeas Teos.

— Tu es la belle-nièce de Bennenike ! devina Badeni.

— En effet, confirma la dirigeante. Oranne est une habile parleuse et d’une intelligence hors norme. Elle me permettra une connexion avec l’ouest de l’empire que l’on m’accuse trop souvent de négliger. Oranne, voici Badeni, la capitaine de ma garde et proche amie, ainsi que Clédi Henia, ma nourrice. Mes enfants ont été sages, d’ailleurs ?

Clédi opina de la tête avec un franc sourire. Je confirme, Bennenike atteint vite la proximité. D’où l’intérêt de prendre un peu de recul. Avenante, l’impératrice entreprit de s’engager dans le couloir.

— Bien ! fit-elle. Il est temps pour moi de les revoir.

— Je crains que vos responsabilités vous aient rattrapées, murmura Badeni en se mordillant les lèvres.

— Quoi ? À peine rentrée que mon autorité est déjà réclamée ? Ne puis-je pas profiter de ma vie privée ? J’ai envie relaxer dans un bain moussant, cueillir quelques fruits du jardin, lire quelques livres.

— D’aucuns diraient que vous avez déjà passé plusieurs semaines auprès de votre famille, rectifia Clédi. Malheureusement, certaines affaires sont assez urgentes, et les invités demandaient expressément une entrevue auprès de vous.

Bennenike soupira.

— S’ils le souhaitent, céda-t-elle. Seulement les réclamations prioritaires, donc. Je me rends de ce pas à la salle du trône.

— N’ayant aucune obligation, dit Koulad, je vais les voir. Nous nous retrouverons bien vite.

Koulad embrassa son épouse puis accompagna Clédi. Ainsi se scinda la délégation en une nuée de groupements comme servants et nobles prirent congé. Les gardes, quant à eux, flanquèrent l’impératrice sans relâcher leur vigilance, Badeni à leur tête. La présence d’Oukrech paraissait minime en comparaison, en dépit de sa carrure. Orane tâtonna d’abord puis réalisa que Bennenike l’avait sollicitée à plusieurs reprises.

Au moins je sais où aller. Je risquerais de me perdre dans ce dédale ! Les bruits de pas sur la luxueuse tapisserie et les carreaux de faïences résonnaient pendant qu’Oranne admirait motifs muraux et mosaïques. Elle sentait son cœur pomper à toute allure, ses poumons réclamer de l’air et ses muscles forcer au fur et à mesure de son ascension dans les profondeurs du palais.

Puis la mainmise de Bennenike l’Impitoyable la secoua toute entière. Un trône d’or où diapraient émeraude et lapis s’imposaient par-dessous un mur et un plafond ornementé de moult symboles, mêlant oiseaux chasseurs, typique végétation et éblouissantes armes.

De quoi illuminer les yeux d’Oranne.

Un prestige nécessaire pour exercer son emprise. Si j’investis assez d’efforts, si je suis prudente, alors j’offrirai ce siège à Phedeas. Il s’y installera, accueilli avec triomphe, et mettra fin à ces années de cauchemar. Une nouvelle ère débutera. J’y apporterai ma contribution, fût-elle modeste.

— Tu t’émerveilles ? constata Bennenike. Cette salle laisse toujours une forte impression.

— C’est peu de l’affirmer, dit Oranne. Ici se sont érigés une trentaine d’empereurs et d’impératrices ?

— De fait. Bien que je n’admire pas tous mes prédécesseurs, mon propre père en particulier, chacun a laissé son empreinte dans l’Empire Myrrhéen. Bien sûr, fiancée d’une branche cousine, il t’est peut-être difficile de t’appréhender. Mais tu auras un bon aperçu de la manière dont les choses fonctionnent depuis ce trône.

— Est-ce un lourd fardeau à endosser ?

— Je me suis battue pour obtenir cette place. Des opposants, j’en ai affronté, et j’en combattrai encore. Une preuve que mon règne divise mais qu’il s’affirme aussi. C’est pourquoi je réfléchis mûrement à chacune de mes décisions. Qui sait, peut-être que même aujourd’hui, un de mes choix aura une influence conséquente sur l’avenir. Nous le saurons bien assez tôt.

Bennenike chemina avec assurance, Oranne sur ses talons et dans son ombre. Dès la série de marches franchie, l’impératrice s’installa sur son siège et posa ses bras sur les accoudoirs. De part et d’autre se dressèrent ses gardes, ce pourquoi la négociatrice dut trouver une place à la gauche de la dirigeante, flanquée d’Oukrech. Mains jointes devant elle, son corps dodelinait de manière contre sa volonté : elle réfréna aussitôt le mouvement.

Voici comment Bennenike se présente typiquement. Bien à l’abri avec son armée de garde du corps. Craint-elle tant les visiteurs, son peuple auquel elle tient tant ? Des opportunités s’ouvriront tôt ou tard.

— Faites entrer le premier, décréta l’impératrice.

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