Chapitre 18 : Ennemi commun (2/2)

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Jizo s’attarda de nouveau sur les mines moroses de Nwelli, Taori et Larno. Celle d’Irzine demeurait indicible, même s’il se doutait que ses bras croisés et ses pieds tapotant le sol exprimait autre chose. Scafi s’abandonnait à une gestuelle ressemblante mais intensifiée. A-t-il fini de s’énerver ? Il a tendance à trop se mettre en avant. Mais j’ai assez d’éléments pour un compromis.

— Il n’y a plus rien à faire ici, déclara-t-il. Rentrons au camp.

— Au contraire, affirma Jizo. Nous savons parfaitement quoi faire.

Scafi se retourna. Au-delà de l’appréhension s’installa la sévérité. Au-delà de la défiance émergea l’irritation.

— Montre de quoi tu es capable ! s’écria Vouma derrière son protégé.

Jizo s’insuffla de la motivation. Il regarda Scafi droit dans les yeux, prêt à dévoiler le fond de ses pensées.

— J’ai peut-être une solution qui avantagera tout le monde. Irzine et Larno n’ont peut-être pas oser le dire, mais il existe bien un refuge pour nous. Un endroit où nous échapperons à nos ennemis. Un nouveau départ pour nous. Les îles Torran.

Tandis que tous écarquillaient des yeux, à l’exception des torraniens concernés, Scafi sombra dans un ricanement hystérique.

— Cette plaisanterie n’est pas de bon goût, trancha-t-il.

— Je ne blague pas ! insista Jizo. Envisage la situation sous cet angle, Scafi : nous serons rejetés partout où nous irons. Les inquisiteurs nous poursuivront dans tous les recoins de l’Empire Myrrhéen. Si nous prenons la mer, si nous nous rendons sur une île isolée du reste du monde, ils seront incapables de nous atteindre !

— As-tu perdu la raison ? La mer est impétueuse à l’est ! Et imaginons que nous trouvons un bateau, imaginons que nous serons capables de braver la fureur des vagues, vous croyez que nous serons chaleureusement accueillis ? Les îles Torran sont surpeuplées !

— Tes informations sont datées, rectifia Irzine. La loi interdisant les hommes d’épouser plusieurs femmes a eu un impact de régulation.

— Peu importe ! Vous vous êtes mis d’accord sans mon consentement ?

— Scafi, dit Jizo, tu prends ton rôle à cœur, mais nous avons aussi notre avis. Nous cherchons ce qui est le mieux pour nous.

— J’approuve cette idée ! soutint un réfugié. À quoi bon persister ici ? Ça ne nous amènera à rien !

— Je sais ce qui est bon pour nous ! s’égosilla Scafi. Vos risques n’en valent pas la peine !

Il est borné, bon sang ! Jizo inspira de nouveau, retroussa ses manches et s’approcha davantage du meneur auto-proclamé.

— Tu as de bonnes intentions, concéda-t-il. Ça ne te donne pas le droit de…

Soudain Scafi l’agrippa par le col tout en rugissant. Jizo trembla alors de tout son être. Réduit à la fragilité de son corps, suspendu à la force de son interlocuteur, il aperçut du sang monter à son visage et ses pupilles se dilater.

— Je n’ai pas besoin de tes sermons de moralisateur ! s’énerva-t-il. Qu’est-ce que tu connais de la vie ? Facile d’avoir une vision étriquée après ta paix au Diméria et ta tranquillité à Nilaï !

— Comment oses-tu ? s’indigna Nwelli. Il a souffert, comme nous tous !

— Prisonnier d’une belle esclavagiste ? Oh, ce devait être tellement atroce !

— Je vais considérer cela comme un compliment, commenta Vouma à voix basse.

— Notre camarade Brunold pensait aussi de cette façon, répliqua Jizo. Il est mort.

Un grognement précéda le coup de poing. Il fracassa si fort le nez de l’ancien esclave qu’il crut son visage arraché de son tronc. Alors qu’un saignement s’entamait, sa vision perdant en netteté, Jizo était coincé. Face à un adversaire coriace. Face à un allié écumant de bave et les traits déformés.

— Laisse-le tranquille ! s’opposa Nwelli.

Elle courut à la rescousse de son ami avec Larno, mais Scafi les repoussa tous les deux du coude. Il décocha un coup au thorax de Jizo avant de le projeter contre le tronc derrière lui. L’impact fut bref. Le choc dévastateur. Un éclair de douleur le vrilla de la tête aux pieds, et il s’affaissa sur le sol, presque sonné.

Si je galère déjà contre un allié, je ne donne pas cher de ma peau… J’ai pourtant remporté d’autres combats !

Scafi réduisit la distance à lourdes foulées. Puis il s’arrêta net. Paralysé, emporté dans ses râles, il jeta un œil à la silhouette qui avait réfréné ses ardeurs. D’un bras tendu s’était imposé Taori. Du flux circulait encore en ses doigts en fines spirales comme elle dévisageait le meneur.

— Libère-moi ! somma-t-il.

— La colère t’aveugle, rétorqua Taori. Ou le désespoir. Je te suggère de te calmer.

— Je me bats pour les miens ! hurla-t-il. Je ne veux plus que personne ne meure ! C’est si compliqué à comprendre ?

Au bord de l’inconscience, Jizo échouait à suivre la situation. Au milieu de tous ces soutiens, ce fut l’invisible, l’insistant, l’intuable qui se dirigea vers lui. Vouma n’arborait guère son ineffaçable sourire. Au lieu de quoi elle l’observait avec amertume.

— Tu es abimé…, se dolenta-t-elle, les yeux humidifiés.

— J’ai connu pire, fit Jizo en crachant une giclée de sang. Tu pourras en témoigner, perpétratrice.

— Je suis de ton côté ! Quand vas-tu comprendre combien je tiens à toi ?

— C’est bien cela qui m’inquiète.

— Mon Jizo est fort et courageux ! Mais il doit aussi être résistant. Relève-toi ! Ton combat n’est pas encore terminé.

Un esprit dépourvu de corps, et d’âme aussi. Elle n’est pas matérielle. Comment pourrait-elle… Vouma saisit Jizo par la taille. Aussi irréel s’avérât son geste, Jizo trouva la force de redresser, faisant ainsi de nouveau face à Scafi. Des frissons l’envahirent encore.

— Tu es assez robuste, en fait ! reconnut Scafi. Je n’aurais pas dû me fier à l’apparence. Mais ça ne change rien ! Une alliance avec des pirates ? Une traversée impossible ? Combattre des inquisiteurs ? Nous allons tout perdre !

— Pas si nous nous préparons, dit Taori. Te détournerais-tu de tes grandes valeurs protectrices au moment où le danger survient, Scafi ?

— Je ne veux pas de sacrifices inutiles ! Maintenant, libère-moi !

— Très bien. Le moindre geste de travers et tu regretteras mon sort d’immobilisation.

Taori claqua des doigts, et Scafi manqua de glisser à terre. Il s’épousseta les vêtements, dissimulant toute douleur, mais garda son regard acéré à l’intention de ses compagnons. Les coups peuvent diminuer et les rugissements gagner en intensité. Irzine s’était armée de son bâton et surveillait chacun de ses mouvements.

— Nous n’avons plus rien à nous dire, lâcha-t-il. Vous voulez tout risquer par des chimères ? Je ne vous en empêche pas. Mais n’emportez aucun innocent dans votre folie.

Scafi décampa avec hâte, flanqués de deux réfugiés. Un soupir général s’ensuivit.

Qu’insinuait-il ? Il a l’air d’avoir une intention en tête… La douleur le vrillait encore. Grinçant de dos, mains retenues contre l’arbre, Jizo sentit qu’il glissait encore. Nwelli et Taori se précipitèrent vers lui, enroulèrent leur bas autour de sa taille et l’aidèrent à marcher. Elles détaillèrent ses blessures avec difficulté là où Vouma observait tout de dos.

— Merci de te battre pour nous, dit Larno. Certains te pensent faibles. Ils ont tort.

— J’ai un peu mal…, avoua Jizo. Il n’y est pas allé avec douceur.

— Pourquoi ? se plaignit Nwelli. Il a été rude avec toi. Si seulement tout le monde était gentil, ce serait tellement mieux !

— Bienvenue dans la réalité, très chère, répliqua Irzine.

— Et maintenant ? Allons-nous enfin avoir la paix ?

— Je crains que non. D’ailleurs…

Irzine s’arrêta pour réfléchir. Non-dits et subtiles indications s’exprimèrent pour elle. Le reste du groupe entama son retour au camp, nourri de ressentiments, ralentis à cause de l’état de Jizo. Au moins disposèrent-ils du temps pour songer à sa proposition. Nonobstant ses plaies, l’appui de ses amis l’aida à conserver le sourire.

Il s’avéra éphémère au moment où ils rentrèrent au campement. Un tiers des réfugiés s’était conformé aux paroles de Scafi. Un tiers d’entre eux le suivrait au-delà des côtes, vers l’intérieur des terres. Un constat sans équivoque.

Ils subissaient une scission pour la première fois. Confus, déçus, ils se murèrent dans le mutisme.

Je me suis allié avec une assassin. Maintenant nous nous allions avec des pirates. Nous avons tout à perdre, mais pas le choix. Notre lutte est décisive. Et personne ne nous arrêtera.

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