Chapitre 16 : Une affaire privée

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NAFDA


Des semaines à voyager en groupe. Des jours à supporter la compagnie humaine, même si l’impératrice avait illuminé sa présence en comparaison du reste. Des heures à endurer les intrigues de palais entremêlées de repas trop sophistiqués. Ce temps ne s’était pas perdu dans le néant, car Bennenike avait répété combien il était primordial d’observer. Lors de ces moments se révèle la nature humaine, aime-t-elle répéter. Une chose est certaine : tout le monde n’était pas honnête.

Nafda avait feint de repartir vers l’est avec la délégation. Il s’agissait d’une diversion d’une journée afin de lever les suspicions. Comme les autres, elle avait assisté au départ des miliciens, en route pour faucher ses cibles favorites. Toutefois n’avait-elle exprimé aucun regret à l’idée de ne pas les accompagner. La nuit précédente, sa maîtresse lui avait dit que des projets plus intéressants l’attendaient.

Et la suivante, elle l’avait interpellée peu après le crépuscule. Elle s’était par-dessus tout assurée qu’Oranne dormait à poings fermés. Alors Bennenike avait plaqué ses mains sur les épaules de son assassin, toutes deux pétries d’assurance et les pupilles étincelantes.

— Notre réussite dépend de toi, chuchota l’impératrice. Je n’ai aucun doute sur ta réussite.

— Vous aviez déjà abordé le sujet, dit Nafda. Si j’ai bien compris, mes talents de discrétion vont servir pour l’espionnage et non pour l’assassinat ?

— Si mes soupçons se confirment, tes dagues te seront utiles. As-tu bien jaugé toutes les personnes d’importance ?

— Oui. Phedeas est le plus dangereux, donc.

— Potentiellement. Il ressemble beaucoup à son père, du moins sur ses traits principaux. Il est impossible qu’il reste en place. Cela ne correspondrait au type de guerrier ambitieux qu’il est.

— C’est ce qu’il me semblait aussi. Au moins Renzi ne posera pas de problème. Elle a l’air de se soucier de la situation politique comme d’une guigne.

— Un peu trop selon mon humble opinion, mais si tel est son choix… Qu’elle vive sa vie et, qui sait, peut-être remportera-t-elle de grandes compétitions ! Quant à Dénou, son innocence la rend attachante. Pourvu que la vie soit tendre avec elle, elle le mérite.

— Et Oranne ? Elle vous accompagne, après tout. J’avoue avoir du mal à la cerner… Elle est très fouineuse et en même temps, je trouve qu’elle manque de confiance en elle.

— L’un n’empêche pas l’autre. M’est avis que cette jeune femme attire moins la suspicion que son fiancé. Elle l’aime trop pour son propre bien. Je la garderai sous le coude, d’autant qu’il s’agit d’une excellente opportunité d’obtenir une alliée de poids. Quelques mois dans mon palais risquent de la changer à jamais.

Bennenike s’imprégna de la nocturne avant d’avancer de quelques pas. Son regard s’orienta vers l’horizon, là où Nafda devait se diriger. Nos rôles diffèrent mais se complètent.

— Je sais que ton rôle t’oblige à être loin de moi, déclara la dirigeante. Mais cela m’a fait du bien de te revoir, Nafda.

— Moi aussi, répondit l’assassin. Ces derniers mois, j’ai appris à me débrouiller seule. Je me suis impliquée pour contribuer à la paix et à la grandeur de l’empire.

— Et tu ne m’as pas déçue. Grâce à toi, la secte de Khanir Nédret a été mise en lumière. Grâce à toi, la tragédie de Doroniak ne s’est pas étendue plus que de mesure.

— Mon nom commence à résonner… J’aurais voulu rester dans l’ombre pendant que vous incarnez la lumière.

— Était-ce inévitable ? Je l’ignore. Mais ce n’est pas une défaite pour autant. Tu peux inspirer la peur chez nos ennemis.

— Ils ont besoin de nous craindre. Qui qu’ils soient. Si Phedeas prépare quelque chose contre nous… je ne serai plus tueuse de mages ?

— Tu le resteras. J’ai le pressentiment que ses plans et l’assaut des mages ne sont pas totalement déconnectés. Je crois au hasard, pas aux coïncidences. Et si la débâcle de Doroniak m’a appris une vérité, c’est que les mages ne sont pas mes uniques opposants.

— Je vais en avoir le cœur net. J’ai hâte de déverser d’autres sillons de sang sur mon passage.

Un sourire complice élargit les lèvres de Bennenike.

— Bonne chance, Nafda, dit-elle.

— Vous aussi, maîtresse, répondit Nafda. Nous nous reverrons bien vite.

— D’ici là, ils seront moins nombreux à pouvoir témoigner.

Nafda renferma ses mains sur ses dagues, adressa un signe d’adieu à son impératrice, courut en direction de l’ouest. Son combat politique sera difficile. Tout comme mon devoir d’assassin. Mais nous en sortirons triomphantes. Plus fortes que jamais.

Jamais ses pieds ne se posèrent le long du sentier. Alors qu’elle foulait la sèche terre, plongée dans la mélodie de la sorgue, elle retrouva enfin une sensation de jadis, amenuisée à force d’être entourée. Cette solitude m’avait manqué. Cette sérénité. Juste moi et mon objectif, pointant à quelques kilomètres, caché dans le panorama.

Mes lames en réclament encore.

Nafda parcourait un biome familier. Revenait sur ses pas sans emprunter un chemin identique. Avançait avec circonspection. Scrutait la moindre présence. Or ne distinguait-elle rien de notable, sinon ces alignements d’agavacées entre les rochers miroitant sur le sol irrégulier. Le vent aigre battait ses vêtements sans ralentir son rythme. Pas une seule plainte ne brisait le silence des environs. Au lieu de quoi s’assimilait-elle, profitait de cette marche comme répit. Beaucoup amalgament la moitié de l’empire à la sécheresse. Ils en oublient que certains peuvent abreuver son sol, et pas que d’eau.

En quelques heures, l’assassin était retournée à proximité du palais. Ni la vue dont elle disposait, ni l’éblouissement de l’astre diurne à son zénith ne constituèrent un obstacle. Une ombre, en revanche, attira son attention. Elle remarqua un homme encapuchonné, attifé d’une tunique orangée et de bottes souples, prompt à se fondre dans le décor. Dommage pour lui, sa furtivité n’atteint pas des sommets.

Il ne tourna pas la tête lorsqu’elle s’approcha de lui, accroupie. Ses oreilles ne frémissaient pas au doux bruit de chacune de ses foulées. Mais sa gorge se noua quand un coude s’abattit sur son torse. Le plaquant contre la paroi, calant sa dague contre son cou, Nafda repéra les traits juvéniles inscrits sur son visage glabre et au teint brunâtre. Un jeune homme plein d’ambition, ou un inexpérimenté ? Elle maintint sous son emprise et le toisa.

— Il vaut mieux pour toi que tu répondes à mes questions, réclama-t-elle.

De la sueur luisait sur le front de sa victime tandis qu’il trémulait intensément.

— Je te reconnais…, identifia-t-elle. Ne m’égorge pas ! Nous avons un ennemi commun !

— Tu es sûr ? interrogea-t-elle. Je serai curieuse de l’entendre.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— À peu près tout.

— Très bien ! J’espionne pour le compte de Dénou Teos.

Nafda éloigna quelque peu sa lame comme sa tête se pencha.

— Voilà qui est inattendu, commenta-t-elle. Tu es loyale envers elle, donc ?

— Je suis loyal envers l’argent, avoua le jeune homme.

— Dans ce cas, tu es un mercenaire. Et honnête, il faut le reconnaître. Maintenant, réponds-moi : pourquoi Dénou t’a-t-elle engagée ?

— C’est simple. Elle se méfie de son frère. Qui ne le serait pas, au vu de ce qu’il s’est passé dernièrement ?

— Tu ne crois pas si bien dire.

— Nous avons un même objectif ! Figure-toi que le palais s’est vidé. Certains auraient pensé que Phedeas serait resté gentiment dedans, à suivre le cours de son existence. Mais non ! J’ai eu beau explorer les alentours, scruté depuis les fenêtres, l’endroit est totalement vide.

— Totalement, hein ? Ce que tu me révèles m’intrigue, mais si tu as tout observé depuis l’extérieur, la fouille n’est pas suffisante.

— Je propose donc une alliance… Si tu cesses de brandir tes dagues vers moi, nous pouvons trouver un accord.

Nafda hésita. Visiblement, il n’est pas un ennemi. Il dissimule sa peur derrière de l’audace, mais il n’a pas l’air de mentir. Face au sourire forcé de son interlocuteur, elle rangea ses lames à sa ceinture, sans le lâcher des yeux.

— J’écoute, fit-elle.

— Dénou attend de moi un rapport complet, expliqua l’espion. À deux, nous irons plus vite pour faire le tour des lieux.

— C’est toute ton ambition ? Le guet ? Nous ne devons pas recenser les occupants du palais. Nous devons obtenir des réponses. Mon plan consiste par conséquent à en extraire par tous les moyens.

— Ta réputation n’est pas volée, si tu insinues bien ce que je crains.

— Que je sois une assassin impitoyable ? Oui, je l’assume. Mais je ne tue jamais sans raison. Au moins, moi, j’ose m’exposer au danger, au lieu de rester planquée derrière un rocher, à croire que l’on décèle tout de l’extérieur. Je flaire un complot à déjouer.

— Pas une alliance très engageante…

— Tant mieux, j’opère mieux seule. Hors de mon chemin, minable !

Nafda lui décocha un coup de poing sur son nez. Deux coulées de sang jaillirent à la chute de l’espion. Elle ne daigna même pas vérifier qu’il fût bien assommé, puisqu’elle cheminait déjà vers les artères du palais. Une fois à portée d’une porte latérale, elle y posa sa paume, poussa délicatement. Même pas verrouillé ? La confiance règne ici-bas. Elle jeta un dernier coup d’œil vers la lumière avant de pénétrer à l’intérieur.

Ce jeune homme paraissait un peu penaud, mais il m’a révélé quelques informations intéressantes. Ainsi Bennenike ne serait pas la seule à se méfier de Phedeas ? Soit il est moins discret qu’il ne l’imagine, soit elle est très futée. Quant à Dénou… Est-elle consciente de ce à quoi elle s’expose ?

Ses pas résonnaient dans les couloirs. Elle avait beau les balayer de long en large, elle avait beau tendre son oreille à l’affût des bruissements, pas une âme n’y errait. L’espion n’avait peut-être pas tort. Par mesure de précaution, Nafda ouvrait chaque porte, fouillait chaque pièce, sondait chaque coin. Rien de rien.

Des minutes à rôder, d’escaliers aux balcons, entre roseaux et arbustes, sous les voûtes. Tel un esprit Nafda habitait les lieux, les découvrait sous une perspective nouvelle. Un palais si animé hier encore ? Qu’est-ce qui peut encourager ses occupants à décamper si prestement ? L’intuition de mon impératrice était fondée.

Un craquement trahit le mutisme.

Ce n’était guère un accident car il était émis en continu. Par-delà une porte entrouverte filtrait une chiche lueur dont Nafda souhaitait connaître la teneur. À mesure qu’elle réduisait la distance, elle perçut un sifflotement. Quelqu’un, enfin !

L’assassin entra dans une pièce exigüe dans laquelle elle huma un désagréable remugle. Pas une vitre losangée ne striait ses murs, mais des dizaines de livres épais trônaient sur des étagères. En son centre, une femme d’âge moyen se balançait sur sa chaise. D’un nez aquilin, d’un teint basané, vêtue d’un corsage vermeil en velours, un chapeau de paille dissimulait sa chevelure bouclée. Elle releva à peine les yeux lorsqu’elle s’avisa de la présence de l’assassin, trop plongée dans sa lecture.

— Je vous ai déjà vue, dit Nafda.

— Probablement, répondit la femme avec nonchalance. Je suis Myrla Ïlnar, assistante historienne de Phedeas.

— Depuis quand Phedeas a besoin d’une historienne ?

— Connaître le passé pour mieux façonner l’avenir, ou une expression similaire, je ne sais plus.

Myrla se fendit d’un bâillement avant de tourner une page. Quelle effrontée ! Du sang monta au visage de Nafda. Ses yeux se plissèrent en dévisageant l’historienne. D’instinct pointa-t-elle une dague vers elle, et la lame miroitait l’unique éclat de la pièce. Si Myrla daigna relever le chef, si elle prêta enfin un semblant d’attention à l’assassin, elle resta impavide.

— Ah oui, l’assassin de l’impératrice, fit-elle en haussant les épaules.

— Je ne t’inspire donc aucune peur ? s’impatienta Nafda.

— Il paraît que tu tues uniquement les mages. Je n’en suis pas une.

— Jounabie Neit n’était pas une mage, tu devrais le savoir. Mes cibles se sont élargies aux ennemis de l’empire. À toi de me prouver que tu n’en es pas une.

— Comment ?

— Puisque tu n’as pas l’air étonnée de me voir, alors que je suis supposée loin, réponds à ma question. Pourquoi le palais est si vide ?

— Curieux. Dénou m’a posé la même question, à peu de choses près.

Myrla se mordilla les lèvres tout en refermant son livre. D’accord, cela devient vraiment intéressant. L’idée de rengainer effleura l’esprit de Nafda, mais dans le doute, elle garda son arme en évidence.

— Elle est donc passée ici ? demanda-t-elle.

— Ce matin même, confirma l’historienne. Aussi surprenant que cela puisse paraître. Je croyais qu’elle avait chevauché vers le sud au moment de votre départ. Un demi-tour inattendu. Peut-être décisif.

— Était-elle seule ?

— Non, elle n’aurait jamais pris ce risque l’attaque des mages ! Trois gardes du corps l’accompagnaient. Non qu’ils étaient plus intimidants que d’accoutumée, mais je n’étais pas tenue de me taire. J’ai donc dévoilé où se dirigeait Phedeas.

— Donc vous savez pourquoi ce palais s’est subitement dépeuplé.

— Pas dans les détails. Je ne suis pas proche de Phedeas. Je crois qu’il prépare quelque chose. J’aurais voulu être davantage dans la confidence.

Nafda plissa les yeux, resserra son emprise sur la poignée de sa dague.

— Assez de détours ! exigea-t-elle. Pourquoi est-il parti ?

— Pour une affaire importante, dévoila Myrla. Il disait que le temps de l’injustice et de la tyrannie devait s’achever. Il a rassemblé une centaine d’alliés en direction du nord, où, selon lui, près d’un demi-millier de troupes devrait le rejoindre.

Le teint de l’assassin faillit se plomber. Autant ? Cela dépasse bon nombre de craintes ! Néanmoins se ressaisit-elle au risque de s’affaiblir par-devers l’historienne.

— Vers le nord, songea Nafda. Où, exactement ?

— Je l’ai dit, répondit Myrla en croisant les jambes. Je ne suis pas dans toutes les confidences. Quelque part entre les basses hauteurs de l’Ordubie et les frontières de l’Enthelian. Près de la ville d’Ajuneir. Ça laisse une marge importante, désolée de ne pas être mieux informée.

— C’est déjà assez précis. Mais pourquoi vous excuser ? Vous vous doutez bien de mes intentions, non ?

— L’histoire m’a enseigné que l’honnêteté était la clé de la survie. Si je n’avais pas répondu de mon plein gré, dans ton cas ou celui de Dénou, vous m’auriez soutiré la vérité de façon moins plaisante. Autant tout confesser.

— Une bonne logique, quoique peu amusante. Vous ne craignez pas les retombées si Phedeas apprend que vous avez tout balancé ?

— Mon instinct me dit qu’il ne reviendra pas de sitôt. Vivez vos histoires, je préfère me réfugier dans les miennes.

— Ta seule élocution aurait pu me narguer. Pourtant tu es assez singulière pour que je t’épargne. Estime-toi chanceuse que je sois d’humeur magnanime. Bon vent.

— Oui, oui.

Nafda quitta la pièce aussi rapidement qu’elle y était entrée, et prit même la peine de fermer la porte. Dedans flânait l’historienne, pour qui l’interruption de lecture s’était avérée trop longue. De quoi entraîner un soupir chez l’assassin tandis que ses dagues étaient de nouveau accrochées à sa ceinture.

Qui me dit qu’elle ne tentera pas de prévenir Phedeas de mon arrivée ? Bah, au pire, je serai plus rapide qu’elle. Partons du principe qu’elle est honorable. La confiance est un luxe, mais pour une fois que je ne laisse pas une mare de sang derrière moi, autant éviter de le regretter.

Une personne interrogée, plusieurs questions bien sélectionnées, et l’assassin savait où se diriger. Ainsi acheva-t-elle son errance au sein de ces interminables allées. Ainsi s’orienta-t-elle vers son objectif suivant. Elle se permit juste un détour dans les réserves, dans lesquelles elle pilla viande crues et fruits qu’elle entassa dans son sac. Le voyage sera plus long que prévu. J’ai besoin de provisions.

Nafda emprunta la sortie nord. Un immense panorama se présentait face à elle. Par-delà la platitude s’érigerait le relief. Par-delà la stérilité des environs se dresserait l’abondance du territoire. Un nord qu’elle n’avait jamais exploré jusqu’alors.

Que manigance Dénou ? Elle n’était pas prévue ! Elle envoie un espion surveiller les lieux alors qu’elle a déjà toutes les réponses ? Quelle tête brûlée ! Et si elle imagine pouvoir face à six cents personnes armées avec trois misérables gardes du corps… Je dois me dépêcher ! Si je suis incapable de protéger la nièce de Bennenike, alors je suis indigne d’être son assassin.

Me voici empêtrée dans les affaires familiales.

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